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Full text of "Force et matière: études populaires d'histoire et de philosophie naturelles"

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FORCE ET MATIÈRE 



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lioprimeriêdeL. Toinon et C«, k Saiot-Germain. 



FORCE ET MATIÈRE 



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ÉTUDES POPULAIRES D'HISTOIRE 



ET 



DE PHILOSOPHIE NATURELLES 



PAR 



LOUIS BUCHNER 

DOGTIUR IN niDIGlNI 
OUTRACE TRADUIT DB L* ALLEMAND AVEC L'APPROBATION DE L*AUTBUR 

TROISIÈIE ÉDITION 
Revae et augmentée d'après la neuvième édition allemande. 



TRADUCTION NOUVELLE 



PARIS 

C. REINWALD, LIBRAIRE-ÉDITEUR 

15, RUS DES SAINTS-PÈRES 



LEIPZIG 

THÉODORE THOMAS, LIBRAIRB.ÉDITEUR 

1869 



« Pour le dialecticien le monde est une 
idée; pour le bel esprit, une image; pour 
l'enthousiaste, un rêve; pour le savant seul 
il est une vérité • Orges. 

« Le trait caractéristique d'un philosophe 
c'est de ne pas être professeur de philoso- 
phie.Les vérités les plus simples sont toujours 
celles que l'homme apprend à connaître les 
dernières. » Louis Feuerbagh. 

« Il nous faut des faits et une philosophie 
positive basée sur la nature et sur la rai- 
son. • TUTTLB. 




BIOGRAPHIE 



Frédéric-Charles-Chrétien-Louis Bûchner est né à Darms- 
4adt le ^9 mars 1824. Il était le troisième fils du docteur 
Ernest Bûchner et le frère cadet de Georges Bûchner, 
connu par sa tragédie, la Mort de ÛarUon^ et qui est mort 
à Zurich, réfugié politique, à l'âge de vingt-trois ans. 
II fréquenta d'abord le gymnase de sa ville natale et en 
sortit en 1842, à l'âge de dix-huit ans. Il entra ensuite 
à récole supérieure professionnelle où il étudia la physi- 
que, la chimie, la botanique et la minéralogie, et, l'année 
suivante, 1843, il suivit les cours de l'université de Giessen 
et plus- particulièrement celui de philosophie. Selon le 
désir de son père^ il commença, une année plus tard, ses 
études médicales. A ce moment même une nouvelle direc- 
tion était imprimée à la médecine et aux sciences natu- 
relles par les investigations de la chimie et du microscope; 
et la nouvelle école de philosophie naturelle, brillamment 
représentée par Liebig et Bischoff, commençait déjà à sup- 
planter l'ancienne, où avaient régné Wilbrand, Ritgen 
et autres. Concurremment avec ses études médicales, 
Bûchner continua celles de la philosophie et de l'es- 
thétique, sous Hildebrand, Adrian, Carrière et Kron- 
lein. Il prit part , comme étudiant , aux efforts de ré- 
forme qui germaient alors dans les universités allemandes 

et fut un des fondateurs directeurs de l'association dite 

4 



2 BIOGRAPHIE 

Alemannia^ qui fut établie à Giessen et compta bien- 
tôt plusieurs centaines de membres. Biichner suivit 
enfin pendant six mois les cours de la faculté de mé- 
decine de Strasbourg, et subit à Giessen, en 1848, ses 
examens ou épreuves avec un grand succès. Durant 
Tété de cette année orageuse, il fut mêlé aux mouvements 
politiques et rédigea sa thèse inaugurale : — « Appendice 
à la doctrine de Hall sur un système nerveux excito-mo- 
teur. » Giessen , 1848. 

Dans le courant de Tautomne de la même année 1848, 
Biichner quitta Tuniversité de Giessen après la soute- 
nance de sa thèse , dans laquelle il avançait entre autres, 
la proposition suivante : « On ne peut concevoir l'âme 
personnelle sans son substratum matériel. » 11 revint 
ensuite exercer la médecine dans sa ville natale. C'est là 
que, réuni à ses anciens condisciples, il collabora à un 
nouveau journal, la NoyA)elle Gazette allemande, dirigée 
par le docteur Otto-Luning. Mais la soumission du 
pays de Bade ayant mis fin à l'agitation politique, 
Biichner dut rentrer dans la vie privée. Il échappa 
aux conséquences fâcheuses qui frappèrent ses amis 
par sa position de médecin et parce qu'il entreprit, peu 
de temps après, un voyage à Wurtzbourg et à Vienne 
pour développer son instruction médicale. A Wurtzbourpf, 
il s'attacha spécialement à Virchow, dont la réputation 
commençait alors, et qui détermina en partie la direction 
qu'il prit dans la suite. A son retour de Vienne, il s'oc- 
cupa de la pratique médicale, et, sous la direction de son 
père, il publia des travaux de médecine légale qui paru- 
rent dans \e Journal médico-légal , publié à Fribourg,et 
eurent un tel succès, que la Société des médecins badois le 
reçut, en 1855, membre correspondant et honoraire. 

Pendant ce temps, Biichner avait accepté la place de 
médecin adjoint, sous la direction du professeur Rapp, à 
la clinique de Tubingue. Pendant les trois années qu'il 



BIOGRAPHIE 3 

passa en cette ville , il fit , comme professeur privé, des 
conférences très-bien accueillies, sur la syphifis, la phar- 
macologie, la médecine légale, etc., etc.. Cette dernière 
branche des sciences médicales fut le principal sujet de 
ses investigations pour lesquelles il mit à profit des résul- 
tats nouvellement acquis de la physiologie et de Tana- 
tomie pathologique. Il écrivit en même temps de nom- 
breux articles dans la Clinique allemande^ \e^ Archives 
de Virchow^ de Vierordt et dans le Journal trimestriel de 
Prague, etc., etc. 

En 1884 eut lieu, à Tubingue, la réunion des natura- 
listes allemands, une des plus remarquables. Biîchner en 
rédigea le rapport pour YIndicateur national du Wur- 
temberg et la Gazette vm,iverselle. Ces travaux et la lecture 
du livre de Moleschott, la Circulation de la vie, lui four- 
nirent ridée de son livre si répandu , Force et matière, 
éludes empiriques de philosophie naturelle , dans lequel , se 
basant sur les connaissances naturelles modernes, il entre- 
prit de transformer en conception scientifique l'intuition 
théologico-philosophique de l'univers. La forme et les ten- 
dances de cet ouvrage lui valurent un tel accueil qu^il 
fallut. en publier une deuxième édition quelques semaines 
plus tard. Cette publication eut pour l'auteur la consé- 
quence désagréable de le forcer à quitter sa chaire de 
Tubingue et à se retirer dans sa patrie où il reprit 
Texercicede la médecine. En attendant, son livre, dont le 
succès, augmentait toujours, donna lieu à un grand nom- 
bre d'articles de critique et impliqua Bûchner lui-même 
dans une série de disputes littéraires auxquelles il tâcha 
de répondre, soit par ses préfaces aux troisième et qua- 
trième éditions, soit par des articles de journaux dans 
lesquels il développa de nouveaux arguments et de nou- 
velles conclusions. Il adressa, entre autres, au journal 
hebdomadaire le Siècle, fondé à Hambourg en 1856, les 
articles suivants : Histoire de la Terre, Lumière et Fie, 



4 BIOGRAPHIE 

tldée de Dieu et sa signification pour le temps présent, les 
Positivistes^ Plus de Philosophie spéculative, la Poésie de la 
force et de la matière^ V Immortalité de la force^ le Profes- 
seur Schleiden et les Théologiens, Terre et Eternité^ la Cir- 
culation de la vie, Extraits de Schopenhauer y Mater ia- 
lisme. Idéalisme et Réalisme ^ Vie de l'âme du nouveau- 
né, Sur l'Histoire de la Création et la Destinée de V Homme, 
Esprit et Vie, etc., etc. Un peu plus tard il publiait 
dans le recueil les Voix du Temps : Le Professeur Agas- 
siz et les Matérialistes, La Philosophie, Sur la Philosophie 
actuelle, Sur le Développement du Haut Chapitre allemand 
libre à Francfort, Volonté et Loi naturelle, Une nouvelle 
théorie de la Création, Enfin il fit paraître dans la Treille, 
ses Dissertations populaires, telles que : l'Age de l'espèce 
humaine, Le Champ de bataille de la nature ou la Lutte pour 
l'existence, V Echelle proportionnelle organique ou les Progrès 
de la vie. Son livre Force et Matière a été traduit en 
français, en anglais, en italien, en russe, en hollandais, etc. 

En 1857, Biichner publia son livre, Nature et Esprit, ou 
Entretien de deux amis sur le matérialisme et sur les 
questions de philosophie réaliste du temps présent, dans 
lequel il essaya de mettre en présence les deux points 
de vue opposés et de fixer, par un mutuel échange d'opi- 
nions, les limites auxquelles peut parvenir, à Theure pré- 
sente, la connaissance humaine sur le terrain des prin- 
cipes réels. Toutefois, cet opuscule ne fut point achevé, à 
cause des malentendus survenus; le premier volume seul, 
— Mikrokosmos, — fut imprimé, et le second, qui devait 
traiter du Macrocosme, est encore à publier. 

Lorsque l'orage se fut un peu apaisé, parurent les der- 
nières éditions de Force et Matière, sans autres préfaces, 
et Biichner mit à profit le temps qui lui fut laissé pour 
continuer ses études spéciales. Un travail sur les « Hemo- 
Cristaux et sur leur signiûcaiion au point de vue médico- 
légal , qu'il entreprit avec la collaboration du Dr Simon, à 



BIOGRAPHIE 5 

Darmstadt^ --> aujourd'hui professeur à Rostock, — fut pu- 
blié dans les Archives de Virchow et lui valait, de concert 
avec d'autres publications médico-légales, en novembre 
1860, ta médaille d'honneur en argent de l'association 
des médecins juridiques du pays de Bade. Peu de temps 
après, il fut nommé membre du chapitre libre allemand 
de Francfort, dans la session duquel il avait fait un grand 
nombre de rapports. Ce sont ces rapports et les nombreu- 
ses discussions qu'il soutint au sein de Tassociation dés 
médecins de Hesse-Darmstadt qui ont fourni en grande 
partie les matériaux de son nouveau livre, — Tableaux 
physiologiquss. — Leipzig^ 1861. — Le contenu du pre- 
mier volume paru est : le Cœur^ le Sang, Chaleur et Fie, la 
Cellule^ Air et Poumons^ le Chloroforme \ le second volume, 
qui n'est pas encore publié, contiendra : le Cerveau^ les 
Nerfs, VAme des animaux^ les Sexes^ les Ages^ la Mort, 

La dernière publication de Bùchner, comprenant un 
choix des articles de journaux dont il a été parlé, ainsi 
qu'une certaine quantité de travaux inédits, porte le titre : 
Traité sur la nature et les sciences^ études critiques et disser- 
tations. Leipzig, 1862. — Ces études servent en quelque 
sorte d'explication et de complément à son ouvrage. Force 
et matière. Les plus remarquables sont : L'Echelle pro- 
portionnelle organique, ou le Progrès de la vie^ Matérialisme 
et Spiritualisme, Eternité et Développement, Philosophie et 
Expérience, De l'Origine de VAme, Instinct et Libre arbi- 
tre, etc., etc. 

Au mois de janvier 1860, Biichner épousa une demoi- 
selle Thomas, de Francfort. Sa sœur, Louise Biichner, est 
l'auteur de plusieurs ouvrages : Les Femmes et leur voca- 
tion. Voix poétiques. Le Cœur de la femme. Son frère cadet, 
Alexandre Bùchner, autrefois professeur à Valenciennes, 
depuis professeur à Caen, est également l'auteur des ou- 
vrages ci-après : Histoire de la poésie anglaise. Tableaux 
de littérature française , la traduction du Childe Harold, 



BIOGRAPHIE 

de Byron^ l'Enfant du miracle de Bristol et Dernier Amour 
de lord Byron. 

Les dernières éditions de Force et Matière ont été telle- 
ment augmentées et d'autres tellement corrigées, que l'ou- 
vrage, dans sa forme actuelle , peut être considéré comme 
entièrement neuf. Les traités dont il a été question plus 
haut éclairent le présent livre en le complétant; et il est 
impossible de formuler un jugement définitif sur l'œuvre 
deBûchner sans avoir lu, au moins, ses Tableaux physio- 
logiques. La polémique engagée médiatement ou immédia- 
tement après l'apparition de Force et Matière a été on ne 
peut plus vive, et Tagitation qui en est résultée fait déjà 
époque dans l'histoire de la philosophie contemporaine. 
Un jugement mûr et impartial n'est sans doute réserve 
qu'à l'avenir. 



PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 

Now what I want, is — facts. 

Dickens. 

Nous n'avons pas la prétention de présenter au 
lecteur dans les chapitres suivants un système com- 
plet; ce ne sont que des idées et des notions éparses 
qui s'enchaînent néanmoins avec rigueur et se com- 
plètent. Nous les avons glanées dans le vaste domaine 
des sciences naturelles envisagées au point de vue 
de la philosophie empirique. Puisqu'il est presque 
impossible à un homme seul, de s'approprier les 
connaissances variées exigées par les matières que 
nous traitons, nous avons droit à réclamer l'indul- 
gence des savants d'une branche spéciale. Le seul 
mérite que nous revendiquons, c'est de n'avoir pas 
renié lâchement les conséquences qui découlent 
d'une étude impartiale de la nature basée sur l'em- 
pirisme et la philosophie , mais d'avoir confessé la 
vérité partout. Du reste, il faut une bonne fois pren- 
dre les choses telles qu'elles sont; rien ne nous sem- 
ble plus insensé que les efforts faits par quelques 
naturalistes distingués, pour accorder les sciences 
naturelles avec les articles de la foi. Nous ne préten- 
dons pas que nos idées soient nouvelles ou qu'elles 
n'aient jamais été professées; des doctrines sembla- 



8 PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 

bles ont été enseignées de tout temps, et en partie 
môme par les plus anciens philosophes grecs et in- 
dous; mais elles.manquaient de base, et ce n'est que 
par les progrès des sciences naturelles dans les der- 
niers siècles qu'elles ont trouvé cette base empirique 
dont elles ne peuvent se passer. 

Aussi peut-on dire avec raison que la notion clai- 
rement déterminée de ces idées et de leurs consé- 
quences est une conquête de notre temps et qu'elle 
dépend uniquement des progrès étonnants accomplis 
de nos jours par les sciences expérimentales. Sans 
doute la philosophie scolastique contemporaine, dans 
sa vanité présomptueuse, s'imagine avoir dépuis 
longtemps enterré et relégué dans l'oubli ce qu'elle 
désigne sous les noms dé matérialisme, sensualisme, 
déterminisme, etc. ; et, si elle daigne encore en faire 
mention dans ses critiques, c'est tout au plus, comme 
elle l'affirme en son langage aristocratique, au point 
de vue historique. Mais cette philosophie baisse de 
jour en jour dans l'estime publique, en raison de la 
marche progressive des sciences expérimentales. Or, 
ces dernières démontrent chaque jour avec évidence 
que l'existence du macrocosme et du microcosme 
n'est soumise, dans toutes les phases de la naissance, 
de la vie et de la mort, qu'à des lois mécaniques 
inhérentes aux choses elles-mêmes. L'étude philo- 
sophique et empirique de la nature ayant pour base 
et pour point de départ ce rapport constant de' la force 
et de la matière, il faut donc absolument rejeter de 
cette étude tout ce qui tient du surnaturel et de Tidée 



PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 9 

pure et considérer les phénomènes indépendants des 
forces naturelles comme purement imaginaires et 
en dehors des choses. 

Il est inutile de dire que notre ouvrage n'a rien 
de commun avec les rêves fantastiques des anciens 
représentants de la philosophie dite naturelle. Cette 
singulière manie de vouloir construire la nature par 
la pensée, au lieu de l'étudier par l'observation, a 
complètement échoué, et la défaveur de ce système 
est telle , que le nom de philosophie de la nature 
n'est presque plus aujourd'hui qu'un terme de mé- 
pris dans la science. Il est bien entendu d'ailleurs 
que ce mépris ne saurait s'adresser à la philosophie 
naturelle vraiment digne de ce nom. Il s'applique 
seulement à un certain système, à une certaine 
école. On reconnaît, au contraire, parfaitement, à 
l'heure qu'il est, que les sciences naturelles doivent 
être la base de toute philosophie sincère. Nature et 
expérience, voilà le mot d'ordre du temps. 

L'insuccès de l'ancienne philosophie de la nature 
vient, du reste, à l'appui de cette vérité, que le 
monde n'est pas la réalisation de la pensée d'un 
créateur unique, mais un enchaînement de faits qu'il 
nous faut reconnaître tel qu'il est et non tel que 
notre fantaisie veut se l'imaginer. « Il nous faut 
prendre les choses telles qu'elles sont en réalité, dit 
Virchow , et non telles que nous nous les ima- 
ginons. » 

Nous exposerons nos idées dans un langage à la 
portée de tout le monde, en nous appuyant sur des 



iO PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION 

faits connus et faciles à comprendre ; nous écarte- 
rons tout le verbiage par lequel brille la philosophie 
théorétique, notamment la philosophie allemande, 
qui inspire un juste dégoût aux hommes lettrés et 
non lettrés. Que la philosophie devienne le partage 
de toutes les intelligences, c'est la conséquence de 
sa nature. Selon nous, les dissertations philosophi- 
ques qui ne sont pas à la portée de tout esprit cul- 
tivé, ne valent pas la peine d'être lues. Ce qui est 
clair à la pensée, s'exprime aussi avec clarté et sans 
détour. Les nuages philosophiques répandus dans 
les écrits des savants semblent plutôt servir à cacher 
les pensées qu'à les dévoiler. Les temps sont passés 
et ne reviennent plus, où le verbiage savant, le 
charlatanisme et la prestidigitation philosophiques 
étaient en vogue. Que nos philosophes aUemands 
reconnaissent enfin que des phrases ne sont pas des 
faits et qu'il faut parler une langue intelligible 
pour être compris! 

Nous ne manquerons pas d'adversaires ; mais 
nous ne répondrons qu'à ceux qui nous suivront sur 
le terrain des faits ou de Tempirisme. Que Messieurs 
les métaphysiciens continuent leurs joutes spécula- 
tives , du haut du point de vue qu'ils se sont créé, 
qu'ils ne perdent pas la douce illusion 4e posséder 
le privilège exclusif des vérités philosophiques ! « La 
spéculation, dit Louis Fbuerbagh, est la philosophie 
en ivresse. Que la philosophie en revienne, et elle 
sera à l'esprit ce que l'eau de source est au corps. * 



AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR 



DE LA DEUXIÈMK ÉDITION 



Le plus célèbre des philosophes naturalistes de 
rAUemagne dit au commencement d'un de ses 
livres : « Il n'y a rien d'aussi obscur que la Ma- 
tière. » Les critiques français de Force et Matière 
semblent s'être inspirés de ce mot de Schelling, 
peut-être sans en avoir eu connaissance. M. Janet 
dans la Revue des Deux Mondes , MM. Lefaivre 
et Tissot dans la Revue Contemporaine^ sont una- 
nimes à élever ce reproche contre ce qu'ils appellent 
V Ecole matérialiste de l'Allemagne. Il est cepen- 
dant facile de repousser cette .accusation par une 
double objection. D'un côté ce que ces Messieurs 
appellent le matérialisme allemand n'a jamais pré- 
tendu être un système dans le sens que les philo- 
sophes ont l'habitude d'attacher à ce mot. Au con- 
traire , il n'a oflfert jusqu'à présent qu'une série de 
critiques contre les erreurs nombreuses que certains 
philosophes spéculatifs ont commises à l'égard des 
sciences naturelles. Il a voulu en môme temps don- 
ner un résumé aussi populaire que possible des der- 
niers résultats de ces sciences. De l'autre côté^ quand 



i2 AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR . 

môme il y aurait système, en laissant quelque chose 
d'inexpliqué, le matérialisme n'en serait ni plus ni 
moins incomplet que tous les autres systèmes philo- 
sophiques dont le grand nombre à lui seul suffit 
pour prouver leur insuffisance à tous. 

Le bénéfice de chaque philosophe qui consiste à 
supposer que tous ses prédécesseurs n'ont existé que 
pour préparer la base sur laquelle il a dû paraître 
pour donner des solutions définitives, — ce bénéfice, 
l'auteur de Force et Matière ne l'a pas réclamé pour 
son livre. Il peut se tromper aussi bien que tout 
autre, mais du moins il ne se sera pas trompé sans 
s'être servi, pour la connaissance des choses exté- 
rieures, des organes qui seuls nous apprennent à les 
connaître. Il a le droit de demander comment la 
philosophie spéculative, fière de sa logique dite éter- 
nelle, a pu hasarder l'affirmation de certains faits 
physiques que l'astronomie, la géologie, la chimie 
et la physique ont le droit de mettre en doute , ou 
• bien nier comme absurdes d'autres faits dûment 
prouvés par ces sciences. Sans offrir une solution 
définitive du problème éternel de l'origine et du but 
de ce qui existe, il a dû combattre la prétention de 
ceux qui croient pouvoir la donner par des moyens 
insuffisants, et ceux qui l'accusent de ce manque de 
solution, en souffrent eux-mêmes d'autant plus for- 
tement qu'ils promettent la donner sans exécuter le 
moins du monde une promesse vaine et pleine d'ar- 
rogance que les naturalistes auraient honte de pro- 
férer. 



DE LA DEUXIÈME EDITION i3 

En un mot, le reproche de ne rien connaître sur 
les dernières causes retombe toujours sur les philo- 
sophes proprement dits plutôt que sur ceux qui ne 
demandent qu'à empêcher la science de se perdre 
dans de vagues hypothèses dont les conséquences 
artificielles sont trop souvent démenties par la dé- 
couverte de nouveaux faits. 

Pour ce qui est du détail des critiques dirigées 
contre Force et Matière^ c'est M. Janet qui s'est 
donné le plus de peine pour anéantir totalement 
V Ecole matérialiste en Allemagne. A l'entendre, 
tous les Allemands en seraient les adhérents fervents 
et il n'y aurait guère dans le vaste pays d'outre- . 
Rhin d'autres intérêts que ceux qui s'y rattachent. 
Que M. Janet se tranquillise ! Bien que les masses 
se soient émues un peu des opinions émises par 
Moleschott, Vogt et tant d'autres, la corruption 
morale et philosophique n'est pas encore allée aussi 
loin qu'il le croit. La vérité ne se fait jour que peu 
à peu, et pour voir une Allemagne entièrement 
matérialiste il faudrait naître dans cent ou deux 
cents ans d'ici. Du reste, en prétendant combattre 
tout le matérialisme contemporain, M. Janet au fond 
ne s'attaque, à plusieurs reprises, qu'à Force et 
Matière. C'étaient d'abord des cours faits à la 
Sorbonne par le professeur éloquent de philosophie. 
Ensuite ces mêmes cours ont paru, avec quelques 
additions et modifications, sous forme d'article dans 
la Revue des Deux Mondes du 15 août et du 
i^^ décembre 1863. Enfin une brochure a résumé 



14 AVANT-PHOPOS DU TRADUGTEUK 

récemment ces deux articles avec quelques additions 
sous ce titre imposant : le Matérialisme contem^ 
porain. Malgré cette double répétition, M. Janet n'est 
guère allé au delà d'une critique détaillée de Force 
et Matière. Il est vrai qu'il met en tête de son 
premier article toute une série de noms d'ouvrages 

• 

matérialistes publiés en Allemagne, tels que Cercle 
de la vie par Moleschott, les Esquisses de la vie 
des animaux j les Lettres physiologiques et autres 
ouvrages de Vogt, le Système du naturalisme 
par Loewenthal, la Théorie du sensualisme par 
Gzolbe, etc. Mais en dehors de cette énumération 
de titres M. Janet se tait à peu près complètement 
sur les ouvrages mentionnés, et il n'y a que le lec- 
teur naïf, content de connaître les titres des articles 
qu'il ne lit pas^ qui puisse être persuadé que M. Janet 
ait étudié tous ces ouvrages qui, soit dit entre paren- 
thèses, n'ont jamais été traduits en français. 

Quant au fond de sa critique, nous en avons déjà 
parlé sommairement. Elle est judicieuse tant qu'elle 
ne fait que combattre; elle devient arrogante dès 
que le philosophe spéculatif demande aux matéria- 
listes des solutions que ni ses hypothèses ni celles 
de tous ses collègues morts ou vivants n'ont jamais 
pu donner. 

M. Lefaivre dans un article intitulé : la Philoso- 
phie naturelle en Allemagne {Revue Contempo- 
raine du 15 mars 1863), se montre relativement 
indulgent pour ceux qui par rapport aux causes et 
au but de notre existence ne sont pas mieux ren- 



DE LA DEUXIÈME ÉDITION 15 

seignés que lui-môme. Il a donné à son travail la 
forme pittoresque d'un dialogue dans une prome- 
nade sur les bords fleuris du Neckar, où l'action de 
la Providence est discutée entre plusieurs bouffées 
de cigares. Son interlocuteur, professeur matéria- 
liste à la vieille université d'Heidelberg, a tout à 
fait l'air de n'être qu'un personnage de son inven- 
tion dont il a facilement raison. Après avoir terrassé 
moralement son homme de paille, il jette, pour 
finir, un cri de triomphe lyrique qui fait oublier 
totalement la nature scientifique de la question. Ses 
plaintes contre l'impassibilité des lois de la nature 
sont touchantes, et tout cœur bien né peut les pous- 
ser avec lui — seulement les sciences proprement 
dites n'ont rien à y voir. 

Bien que M. Tissot {Revue Contemporaine du 
15 juillet 1864) n'ait parlé que très-passagèrement 
de Force et Matière pour consacrer son étude plus 
spécialement au livre du docteur Schefller : Corps 
et Esprit^ il faut cependant en dire quelques mots. 
M. Tissot a fait son travail plus consciencieusement 
et plus scientifiquement que les critiques que nous 
venons de mentionner. Il a parlé en bon philosophe 
de la vieille roche qui possède parfaitement bien sa 
science sans se douter qu'il puisse y avoir encore 
autre chose dans ce bas monde. Il rappelle le discours 
que Méphistophélès fait à l'étudiant ; seulement l'i- 
ronie diabolique lui fait entièrement défaut et il 
reste plein de foi dans les effets salutaires de la 
logique et de la métaphysique, telles que d'innom- 



iô AVANT-PHOPOS DE LA DEUXIÈME ÉDITION 

brables philosophes les enseignent oralement et par 
leurs livres depuis des temps immémoriaux. Lais- 
sons à M. Tissot son dogmatisme, sans oublier que 
sa méthode n'est pas le but, mais seulement un des 
moyens de nos connaissances. 

Si la philosophie cherchait à élaborer ses vérités 
par la voie de Texpérience et de l'observation des 
faits aussi bien que celle de la pensée logique, au 
lieu de donner comme des résultats les moyens dont 
elle se sert depuis deux mille ans, toutes ces que- 
relles seraient vaines, et les matérialistes n'auraient 
jamais à se plaindre de la métaphysique. Mais nous 
n'en sommes pas encore là, et le travail de M. Tissot 
ne fait faire aucun pas vers le but tant désiré de la 
philosophie du sens commun, propre à être com- 
prise par tout le monde. Ce dernier besoin du reste 
ne peut pas être mieux exprimé que par les propres 
paroles de M. Janet qui dit : « Le temps des grandes 
constructions métaphysiques paraît passé, au moins 
quant à présent. La philosophie est aux prises avec 
le réel, avec l'esprit positif du siècle. Triomphera- 
t-elle ? Parviendra-t-elle à maintenir l'idée de l'es- 
prit dans un temps où la matière semble triompher 
de toutes parts ? Voilà la question qui s'agite en Alle- 
magne, et qui en même temps, sous une autre forme, 
s'agite en France. » Il ne tient qu'aux philosophes 
eux-mêmes à répondre affirmativement à cette ques- 
tion plus grave pour eux que pour tous les autres. 



PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION 



Bien n'est aussi irrésistible que la 
vérité, que la nature. 

Georges Forster. 



En voyant l'édition précédente épuisée au bout 
de peu de mois, ce qui nous a le plus frappé, 
c'est la rapidité étonnante des courants intellectuels 
de notre époque. Nous n'avons jamais eu beaucoup 
d'enthousiasme pour le temps actuel; mais en obser- 
vant attentivement notre époque, on y distingue, 
sous une apathie apparente, les véritables symp- 
tômes d'un mouvement intellectuel aussi tenace 
que profond. Aux yeux de l'observateur superficiel, 
notre époque paraît être celle du repos, de la som- 
nolence ; on la dirait incapable de toute participation 
vive à un intérêt général. On semble etfectivement 
blasé sur toutes choses, même parmi les intelligences 
les plus actives. Cependant un œil exercé et attentif 
entrevoit le progrès marcher toujours et l'esprit 
scientifique travailler en secret plus activement que 
jamais. 

Parmi les causes multiples de ce mouvement la 
principale, selon nous, doit être attribuée au déve- 



18 PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION 

loppement rapide des sciences naturelles. Cette in- 
fluence des sciences naturelles, lente et sourde à la 
vérité, n'en est que plus permanente et irrésistible. 
Grâce aux inventions et aux découvertes accomplies 
dans ces derniers temps, des horizons nouveaux, 
vastes, cosmopolites, se sont ouverts aux individus 
et aux peuples. En donnant les faits pour but à ses 
recherches, la science a obligé la pensée à abandon- 
ner les régions immenses et stériles, les rêvasseries 
spéculatives pour descendre sur le forum de la vie et 
de la réalité. Cette direction, hostile à toute espèce 
d'abus d'autorité, à toute oppression intellectuelle, a 
provoqué une agitation dont les derniers résultats 
seront aussi imprévus que satisfaisants. 

Après ces quelques mots d'introduction, nous 
croyons devoir réclamer l'indulgence du lecteur, 
pour répondre à des attaques et à des jugements 
publics portés contre notre ouvrage depuis l'appa- 
rition de la première édition. Ce n'est point par des 
motifs personnels, mais plutôt pour des raisons qui 
nous sont étrangères, que nous entreprenons la ré- 
futation de ces attaques; lesquelles n'ont servi d'ail- 
leurs qu'à mieux faire ressortir l'impuissance de 
nos adversaires, philosophes et théologiens. S'atta- 
chant à quelques incorrections ou exagérations, 
dont nous avons purgé notre opuscule, se cram- 
ponnant à des contradictions apparentes, à des 
irrégularités de forme et de pensée, nos adver- 
saires ont cru pouvoir affaiblir et réfuter des vues 
et des conséquences dont la base, solidement éta- 



PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION i9 

blie, a été mal comprise, faute de pénétration 
scientifique. Dans la préface de la première édition, 
nous avions déclaré expressément que nous demeu- 
rerions indifférent à toutes les critiques qui ne des- 
cendraient pas avec nous sur le terrain des faits 
et de l'expérience. Aucun de nos adversaires ne 
l'a tenté; nous n'avons entendu que les phrases 
rebattues de la rêverie philosophique, du fana- 
tisme religieux ou de l'ignorance vulgaire. Néan- 
moins et contrairement à notre première résolution, 
nous descendons dans Tarène, conformément au 
vif désir de notre éditeur et surtout à cause du 
développement imprévu du cercle de nos lecteurs, 
dont quelques-uns n'ont peut-être pu discerner^ du 
premier coup, ce qu'il y a d'injuste et de mal fondé 
dans les récriminations de nos contradicteurs. • 

Les contradictions et les erreurs de nos adver- 
saires ont été tellement nombreuses, qu'elles exigent 
impérieusement une réplique. Quelque sévère et 
incisive que soit la critique, tout auteur a le devoir 
de s'en accommoder. Mais le ton et la forme em- 
ployés par certains écrivains, à notre égard, ne sont 
plus du ressort de la critique, et repousser de pa- 
reilles attaques c'est exercer le droit de légitime 
défense. Ne pouvant répondre à toutes, nous ne nous 
occuperons donc que des principales et des plus 
répandues. 

Nous laissons d'abord de côté les dénonciations 
excentriques, dont nous gratifie le journal : — 
Feuille ecclésiastique catholigice de Francfort 






20 PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION 

n^ 26, p. 55, sous la direction de M. Bedenweber, 
doyen et chanoine de cette ville. La triste renom- 
mée que s'est acquise son directeur, Tun des plus 
fougueux athlètes de l'ultramontanisme, non-seule- 
ment nous permet mais nous impose le devoir de 
ne pas nous en occuper. 

La Gazette universelle est, comme on sait, instruite 
de tout ce qui se passe dans le monde, et de plus 
au courant de ce qui a lieu dans le ciel ; aussi 
n'avons-nous pas été étonnés qu'elle ait daigné nous 
répondre par la plume de son savant rapporteur 
anonyme. — (Supplément du 21 août 1855, art. 
intitulé : Philosophie et matérialisme.) — Selon 
l'honorable rapporteur, la découverte la plus récente 
consiste « en une divinité ayant conscience d'elle- 
3» même et pénétrant toutes choses, dans laquelle il 
» trouve la cause de tous les faits de la nature et de 
» l'histoire. » Suivant lui, la nouvelle philosophie 
a prouvé que le temps et l'espace sont les formes 
dans lesquelles l'être idéal de l'esprit se manifeste 
et se réalise, en sorte que Dieu n'est plus infini et 
éternel, mais remplit le temps et l'espace. 

Quant au rapport qui existe entre l'esprit et la 
matière, le critique s'imagine nous terrasser, en 
nous opposant l'impossibilité d'expliquer les procé- 
dés intimes de ce rapport. Sans doute il n'a point 
lu notre article ou ne l'a lu qu'à la légère, sans quoi 
il aurait trouvé que nulle part nous n'avons pré- 
tendu pouvoir donner cette explication. Çà et là 
seulement nous avons essayé de produire quelques 



PRÉFACE DE LA TUOISIÊME ÉDITION 21 

indications tendant à éclaircir les conditions de 
ce rapport. Par contre, nos affirmations se con- 
centrent sur la régularité et la nécessité de la con- 
nexion, de rinséparabilité absolue de Tesprit et de 
la matière, proposition que nous croyons avoir dé- 
montrée. 

Le correspondant de la Gazette universelle a 
également ses vues particulières sur les causes gé- 
nératrices de l'organisme vivant et ces vues diffèrent 
des données des sciences naturelles. Il prétend 
qu'aucun naturaliste n'a encore démontré com- 
ment un œil, par exemple, a pu être formé par 
les seules forces mécaniques, physiques ou chi- 
miques. Effectivement cette démonstration impossible 
n'a été tentée par aucun naturaliste, parce que nul 
d'entre eux ne tomberait jamais dans une méprise 
pareille. Le naturaliste prouve seulement, et cela 
jusqu'à l'évidence, qu'il n'y a d'autres forces dans 
la nature que les forces physiques et chimiques, et il 
en conclut naturellement que les organismes eux- 
mêmes doivent être engepdrés et formés par ces 
forces. Comment cette formation a-t-elle eu lieu à 
l'origine, comment s'accomplit-elle de nos jours 
pour chaque espèce , c'est ce que la science ignore 
encore en grande partie et ce qu'elle ne saura sans 
doute jamais complètement. 

Un M. T., correspondant de la Gazette nationale 
de Berlin^ n^ 401, 1855, entame une polémique 
contre nous. Il trouve par exemple mauvais que 
nous nous servions des termes « idéal », « imma- 



» PRÉFACE DE LÀ TROISIÈME ÉDITION 

tériel. » Malgré son érudition M. T., ou bien ne 
nous a pas compris, ou ne veut pas nous comprendre. 
Qu'il nous montre un passage de notre écrit, où 
nous ayons nié « l'idée, » Nous nions seulement 
qu'elle ait une origine autre que celle du monde 
matériel. L'existence de l'esprit des animaux et de 
celui de l'homme et les lois qui les régissent, sont 
des faits d'ordre naturel à l'égal de tout autre fait. 

Nous n'avons point évité à dessein l'idée de l'or- 
ganisme, ainsi que nous le reproche M. T... car 
nous en avons parlé suffisamment, croyons-nous, au 
chapitre « principe vital ». Là, et de même dans les 
chapitres « finalité, » « origine première, » il a été 
établi que les types d'espèces organiques n'avaient 
nullement besoin, pour être expliqués, de la théorie 
d'un plan surnaturel et préconçu, mais qu'elles sont 
un produit, moitié accidentel, moitié nécessaire, de 
l'action lente, successive et inconnue des forces na- 
turelles. 

Si M. T. nous objectait notre ignorance en ma- 
tière philosophique, nous lui répondrions que lui- 
môme ne paraît pas s'être fait une conception bien 
nette de la philosophie naturelle. Le principe de 
cette philosophie consiste précisément à expulser le 
surnaturel du domaine des connaissances humaines. 
Il est incontestable que jamais aucun savant n'a pu 
démontrer l'existence ou les traces d'une influence 
surnaturelle dans le temps ou dans l'espace. En ceci 
gît la force du naturalisme, et de cette façon ont été 
posées d'une manière irréfragable les limites où finit 



PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION Î8 

la science et où commence la croyance. La foi des 
idéologues se tient au même niveau que celle des 
croyants. Toutefois, les recherches naturelles peuvent 
se montrer indifférentes vis-à-vis des derniers, parce 
qu'ils ne prétendent qu'à la croyance; elles sont 
forcées de combattre les premiers parce qu'ils pré- 
conisent comme une réalité scientifique leur phra- 
séologie creuse et mystique. 

La GçLzette universelle ecclésiastique, n^ 130 et 
suiv., 1855, entre également en lice et entend 
nous battre avec nos propres armes, parce que 
nous avons déclaré que l'idée d'éternel, d'éternité, 
paraît difficile à concevoir. Nous lui demandons 
alors si l'idée d'un commencement^ d'une création 
sur laquelle se base la doctrine religieuse, est plus 
convenable ou compréhensible. Nous nous représen- 
tons l'un aussi peu que l'autre. Notre pensée se 
meut dans le temps et dans l'espace; elle n'a rien 
d'absolu. Voilà pourquoi, dans la conception et dans 
la représentation des choses, nous devons nécessai- 
rement nous arrêter aux limites naturelles de notre 
esprit. La science basée sur l'observation et l'expé- 
rience nous conduit d'ailleurs à reconnaître que le 
monde est infini dans le temps et dans l'espace. Il 
n'appartenait qu'à une pensée bornée y limitée comme 
est la nôtre, de chercher une cause, un commence- 
ment à l'univers. 

La Gazette (T Aix-la-Chapelle , 19 juillet 1855, 
se débat dans une discussion sur « le dernier pro- 
blème » ou la « dernière vérité » : elle prétend que 



Si PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION 

nos vues ne seront jamais des vérités incontestables, 
attendu que « le surnaturel ne pourra point être 
compris, être embrassé par l'intelligence. » C'est 
parfaitement en rapport avec ce que nous avançons. 
Nos adversaires, philosophes et théologiens, préten- 
dent comprendre le surnaturel, les uns au moyen de 
la dialectique, les autres par la foi ou la révélation. 
Nous affirmons au contraire : Aussi loin que puissent 
s'étendre la pensée et les connaissances de l'homme, 
rien de surnaturel n'a été et ne sera découvert ou 
connu. C'est là un résultat général et nécessaire des 
conquêtes de la science moderne. Que faut-il de 
plus? Arrivés à ce point, les uns diront : Un 
monde immatériel n'existe pas ; les autres diront : 
Nous commençons à croire là où nous cessons de 
savoir. Nous ne nous sentons pas porté à donner 
ici un conseil : que chacun se dirige suivant sa 
conscience. 

Pour prouver l'existence de choses surnaturelles, 
de choses hors de son sens, la même gazette en 
appelle à la « conscience, » à la « vie. » Mais le 
principe de la vie est incompréhensible, et quant à 
la conscience, nous croyons avoir établi, dans le 
chapitre sur les « idées innées, » l'origine matérielle 
des idées morales. 

Dans les deuxième et troisième éditions ont été 
faits quelques changements. Ainsi ^ nous avons re- 
tranché le chapitre « l'Homme » parce qu'il ne 
paraissait pas à sa véritable place, et qu'il touchait à 
des conclusions trop éloignées des études que nous 



PRÉFACE DE LA TROISIÈME EDITION 25 

poursuivions. A ce point de vue, nous avons aussi 
remanié le chapitre intitulé « le libre arbitre. » Par 
contre, nous avons complété les nouvelles éditions 
par des additions et des citations tirées des ouvrages 
les plus récents relatifs au sujet traité. 

Darmstadt, octobre 1855. 



PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 



Les ignorants injurient celui qu'ils 
ne peuvent réfuter. 

Gampanella, Discorsi. 



La Gazette universelle^ 24 et 25 janvier de la 
présente année (1856), contient un discours pro- 
noncé par Liebig, notre gavant et célèbre chimiste, 
au laboratoire de chimie à Munich, sur la nature 
inorganique et la vie organique. Liebig, suivant ce 
journal, « aurait rompu une lance contre les préten- 
tions du dilettantisme matérialiste. » Le public et le 
monde littéraire n'ont pas tardé à tirer des paroles 
de l'illustre orateur toutes les conclusions qui leur 
paraissaient favorables, et à s'en servir comme 
d'armes toutes prêtes contre les systèmes philosophi- 
ques qui ont de Tanalogie avec le nôtre. Ici, comme 
toujours en pareille circonstance, le but a été dépassé, 
et la majeure partie de ces conséquences a perdu 
tout son mérite après un examen plus minutieux. 
Et même dans la forme sous laquelle il nou§ est 
parvenu, ce discours ne renferme pas la dixième 
partie de ce qu'un zèle orthodoxe a voulu en dé- 
duire. Ce que Tallocution dont il s'agit renferme 



PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION ^7 

effectivement, c'est une apologie en termes 
guindés du « principe vital, » et en second lieu 
quelques courtes observations nullement approfon- 
dies, sur le rapport du cerveau et de l'âme, qui ne 
constituent pas l'ombre d'une objection à nos 
assertions. 

D'abord M. Liebig se déclare, au point de vue 
chimique, le défenseur de l'idée du « principe vital » 
ou d'une « force particulière, supérieure, organique 
agissante dans le corps vivant, » par laquelle les 
phénomènes de la vie naissent et subsistent d'eux- 
mêmes et en partie indépendamment des lois géné- 
rales de la nature. 11 commence par donner à ses 
adversaires le titre flatteur de « dilettanti et de flâ- 
neurs dans le domaine des sciences naturelles, » ou 
encore celui d'enfants par rapport à la connaissance 
des lois naturelles. Avant tout, il est de notre devoir 
de protester contre un pareil genre de polémique. 
Rien de plus facile que de se jeter à la face des mots' 
blessants, tels que ceux d'ignorants, de dilettanti, 
surtout entre gens irrités, mais rien aussi de plus 
blâmable, à moins que l'on ne soit en droit de le 
faire, car il est toujours loisible de rétorquer Âe 
pareils arguments, et cela coupe court à toute discus- 
sion. La science fait abstraction des personnes^ pour 
ne s'occuper que des choses, et quand on se sert de 
pareilles armes on court le risque d'être soupçonné 
de n'en pas posséder d'autres. Aussi tout homme bien 
pensant n'y recourra-t-il pas à la légère, et plus sa 
position scientifique sera élevée, plus il mettra de 



28 PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 

prudence dans Temploi de ce moyen, car sa position 
est d'un grand poids aux yeux du public et il est de 
son devoir de ne pas en abuser. 

Nous n'avons pas la prétention de croire que le 
reproche est uniquement à notre adresse, car il 
revient également à Charles Vogt, à Moleschott 
et à tant d'autres princes de la science qui^ en ces 
deux points, sont d'un avis contraire à celui de 

4 

M. de Liebig, dont la sortie ne peut être considérée 
que comme le témoignage de Taveuglement que 
peut produire un amour -propre exagéré, chez 
l'homme le plus méritant et le mieux intentionné. 
En ce qui concerne le « principe vital, » nous nous 
serions fait un plaisir, si la place ne nous manquait, 
de présenter à M. de Liebig et au public ignorant et 
crédule (expression de M. de Liebig, Gazette univer- 
selle yii^ 25, 1856), un petit choix des écrits de nos 
meilleurs physiologistes et médecins modernes sur le 
principe vital, par lesquels lui et le public auraient 
pu se convaincre de l'unanimité avec laquelle ces 
« enfants dans la connaissance des lois de la nature » 
condamnent cette idée. Virchow dit {le Vitalisme 
ancien et moderne^ Archiv. d'anatomie et de phy- 
siologie, etc., vol. IX, 1 et 2 liv.) : — Le vitalisme 
ancien trouve son point d'appui dans la doctrine du 
« principe vital, » de la « force vitale. » Celle-ci a 
subi en Allemagne une longue série de critiques, à 
tel point qu'elle a presque disparu de la langue des 
savants, à moins que l'un ou l'autre ne veuille se 
donner la satisfaction de lui porter le coup de 



PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 29 

grâce. » En 1848, déjà Dubois Reymond écrivait, 
dans ses Recherches sur Vélectricité animale : 
« Ceux qui prêchent la fausse doctrine de la force 
vitale, quelle que soit la forme sous laquelle elle se 
déguise, ceux - là certainement n'ont pas poussé 
leur raisonnement jusqu'à ses dernières limites. » 

M. de Liebig appuie sur des données chimiques 
son adhésion à la doctrine de la force vitale. Il 
oublie qu'en cette matière la chimie n'est pas seule 
compétente, que la physique, la mécanique ont 
aussi leur mot à dire, et qu'en dernière analyse, 
le jugement appartient à la physiologie et à la 
médecine. M. de Liebig est un grand chimiste, 
— qui oserait le contredire? — Sa réputation est 
très-grande, et sa patrie est justement fière de lui. 
Cependant, comme un homme ne peut être univer- 
sel, personne ne s'étonnera d'apprendre que M. de 
Liebig n'est pas aussi grand physiologiste que grand 
chimiste, et qu'il se trouve même des personnes ins- 
truites qui, malgré le grand mérite que M. de 
Liebig s'est acquis par ses études chimiques , sont 
disposées à le ranger parmi les dilettanti dans le 
domaine des sciences naturelles. Il nous peine d'être 
dans le cas d'adresser ici ce reproche à M, de Lie- 
big, mais il n'y avait d'autre moyen de faire con- 
naître « au public ignorant et crédule » la position 
personnelle et scientifique de M. de Liebig, dans 
la question de la « force vitale. » 

Il nous semble convenable de clore ici ,cette polé- 
mique, car une discussion plus étendue nous entrai- 






30 PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 

lierait trop loin et serait peu intéressante pour la plu- 
part de nos lecteurs. Nous voulons néanmoins appeler 
leur attention sur quelques contradictions dans la ma- 
nière de voir de M. de Liebig. 11 dit par exemple : 
« Il est clair comme le soleil qu^ des forces chimi- 
ques agissent aussi dans le corps vivant. » Ensuite il 
est dit, au commencement de l'article, « Que Taction 
qui se passe dans la plante est Topposé de l'action 
inorganique, » et puis : « Dans l'organisme de la 
plante, Tair, Teau, l'oxygène, l'acide cai'bonique 
perdent leur caractère chimique, » et plus loin : 
« Dans le corps vivant gît une cause qui dofnine les 
forces physiques et chimiques de la matière. » « Le 
manque de connaissance des forces inorganiques est 
cause de ce que des savants ont nié l'existence d'une 
force spéciale agissant dans les êtres organiques, 
et ont attribué aux forces inorganiques des effets 
qui sont en opposition avec leur nature, en contra- 
diction avec leurs lois. » Enfin : « Des forces chi- 
miques agissent dans l'organisme sous l'influence 
d'une cause non chimique.» » Il serait difficile de 
faire concorder des propositions aussi incohérentes. 
Les forces chimiques tantôt agissent dans le corps 
vivant, tantôt n'agissent point; et une force supé- 
rieure inconnue organique est en quelque sorte le 
surveillant, le moteur des forces inorganiques qui 
agissent sous lui. Il faut vraiment une foi robuste 
pour se convertir à une pareille doctrine, et il serait 
intéressant d'apprendre comment M. de Liebig 
se représente au juste un pareil rapport. L'orga- 



4? * 



PHÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 3i 

nisme obéit aux lois de la chimie ou il ne leur obéit 
point; mais qu'il obéisse ici et non pas là, que, 
d'une part, il soit en parfaite harmonie avec elles 
et que, d'autre part, il les contredise, cela est aussi 
impossible que de voir le soleil descendre sur la 
terre. Que plusieurs actions chimiques aient lieu 
dans l'intérieur de l'organisme, dans une direc- 
tion différente de celle qu'elles ont en dehors, 
ceci ne sera point contesté; mais pour cela cessent- 
elles d'être des actions chimiques, soumises aux lois 
. chimiques ? Pourquoi appelle-t-on chimie organique 
celle qui traite des combinaisons et des décomposi- 
tions organiques? Il est évident que dans l'orga- 
nisme il n'entre que les éléments que nous ren- 
controns dans la nature inorganique, et comme 
aujourd'hui aucun naturaliste instruit n'oserait sou- 
tenir que les forces peuvent exister sans substratum 
matériel, il s'ensuit que dans la nature organi- 
que, il n'y a d'activés que les forces appartenant 
à ces éléments. De ce que les corps qui com- 
posent les principaux éléments de l'organisme, et 
qui, hors de lui, ne .s»? rencontrent que dans des 
états et des rapports ti^o s-simples, se manifestent 
dans des combinaisons compliquées à l'infini, qui 
rendent possibles des propriétés inconnues à la ma- 
tière inorganique, dont l'essence demeurera sans 
doute toujours un mystère pour nous, s'ensuit-il 
qu'un homme sensé doive en conclure que ces ma- 
tières peuvent se soustraire, dans l'intérieur de 
l'organisme, aux propriétés physiques ou chimiques 



32 PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 

qui leur sont inhérentes ou communiquées, et qu'en 
elles réside une force organique supérieure, spé- 
ciale, et capable d'agir avec discernement dans un 
but déterminé ? 

Parce que nous ignorons encore la nature intime 
du rapport qui donne lieu à la manifestation de 
l'activité vitale, faut-il nous en remettre, pour sup- 
pléer notre ignorance, à une force inconnue, surna- 
turelle, et opposer de la sorte une digue à tout pro- 
grès ultérieur? L'erreur de M. de Liebig consiste 
en ce qu'il ne distingue pas entre vie et force vitale. 
Sans doute la vie, dans son principe et ses rapports 
intimes, est pour nous le livre des sept sceaux, sans 
doute ici l'énigme se place à côté de l'énigme; tout le 
monde est d'accord pour reconnaître à la vie quelque 
chose de spécifique; mais, bien que les substances 
élémentaires ne se rencontrent point ici comirie 
dans la nature inorganique, à l'état de principes dé- 
finis, nous n'en sommes pas moins autorisés à nier 
l'existence de cette force spéciale, dont M. de Liebig 
se fait le protecteur. Partout on voit la vie obéir dis- 
tinctement aux lois physiques et chimiques, suivant 
les lois spéciales qui sont inhérentes à l'agrégat 
vivant depuis son origine. Là seulement où cesse 
notre savoir , commence la force organique. Le 
mot force vitale n'est autre chose qu'une fausse 
dénomination d'effets naturels, dont la cause et les 
rapports intimes ne nous sont pas encore connus. 
C'est, suivant la juste expression de Vogt^ une 
circonlocution de rignorance. Parce que nous n'a- 



» • ' 



PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 33 

vons pas encore trouvé l'équivalent mécanique de 
la force vitale, il ne s'ensuit point, dit Virchow, 
que cet équivalent n'existe pas. A ce compte, un in- 
digène idiot de la Nouvelle-Hollande pourrait aflSr- 
mer avec raison que la vapeur est une force spéciale 
sans équivalent mécanique. Il nous suflSra d'ailleurs, 
pour confondre M. de Liebig, de le renvoyer à ses 
propres ouvrages. Voici ce qu'il écrivait dans des 
Lettres sur la chimie^ p. 18 : « C'est pourquoi ils 
— les médecins ignorants — nous donnent des aper- 
çus impossibles et se créent , avec le mot « principe 
vital, » une chose curieuse qui leur sert à expliquer 
tous les phénomènes qu'ils ne comprennent pas. » 

De quel droit M. de Liebig accuse-t-il mainte- 
nant — Gaz. univ.f 1856, p. 370 — ceux qui 
nient la force vitale, « de vouloir expliquer au 
public ignorant et crédule l'origine véritable du 
monde et de la vie? » Que le monde n'ait point 
commencé, soit; les adversaires de la force vitale 
n'ont rien à dire à cela. Mais que Ton prétende 
expliquer comment la vie a commencé, c'est une . 
autre affaire ; personne n'a encore produit à ce sujet 
que des conjectures et des hypothèses. 

Dans la seconde partie de son discours, M. de 
Liebig s'occupe principalement des rapports entre le 
cerveau et l'âme, entre la matière et la pensée, 
quoique la chimie ne soit que très-accessoire dans 
ces relations. Aussi ne sommes-nous pas surpris de 
trouver dans les premières paroles du grand chi- 
miste quelques faits et quelques appréciations in- 



34 PRËFAGE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 

exacts. Il pense « que le cerveau est le seul organe 
interne, sur lequel la volonté de Thomme exerce 
une influence directe, tandis qu'elle n'en a point 
d'immédiate sur les mouvements du cœur ou 
de l'estomac. » La physiologie connaît aussi peu 
une influence immédiate de la volonté sur le cer- 
veau, qu'un mouvement spontané sans fibre muscu- 
laire; d'un autre côté M. de Liebig paraît ignorer 
que l'on a observé, rarement il est vrai, des hommes 
capables d'exercer une influence volontaire sur les 
mouvements de leur cœur ou de leur estomac. 

M. de Ldebig poursuit et prétend, que tout ce 
que nous savons du rapport entre le cerveau et 
l'âme, se réduit à cette vérité triviale, qu'une tête 
sans cerveau ne pense pas et ne sent point. » Cela 
suffit pour montrer que la physiologie n'est pas le 
fort de M. de Liebig. Si la science n'était par- 
venue qu'à enregistrer un pareil fait à la portée 
de toute personne douée des cinq sens, elle serait 
vraiment bien à plaindre. La physiologie et la pa- 
, thologie en savent plus que ne croit et que ne sait 
M. de Liebig. Elles ont fait des découvertes et des 
expériences, dans le détail desquelles nous ne ju- 
geons pas devoir entrer, mais qui dépassent de 
beaucoup les vérités triviales de M. de Liebig, et 
qui constituent un fondement sur lequel viendront 
se placer de nouvelles acquisitions. 

D'après la Gazette universelle ^ n^ 22, 1856, et 
d'autres journaux, le rapport dont il vient d'être 
parlé n'est pas l'unique exposé de M. de Liebig sur 



PRÉFACE DE LÀ QUATRIÈME ÉDITION 35 

les relations du cerveau et de Tâme. D'autres com- 
munications ont trouvé de l'écho dans les organes 
de la publicité ; on revient également sur la dispute 
entre Liehig et Moleschott au sujet du phosphore 
contenu dans le cerveau. Partant de cette idée que 
Moleschott et ses adhérents faisaient dériver la pensée 
d'une phosphorescence du cerveau, M. de Liebig 
cherche à railler ses adversaires en disant, que sui- 
vant cette manière de voir, les os devaient produire 
quatre cents fois plus de matière pensante que le 
cerveau, puisqu'ils contiennent quatre cents fois 
plus de phosphore. — Mais pourquoi M. de Liebîg 
n'a-t-il mis la chose plus en lumière en prétendant 
par la même logique que les allumettes chimiques 
devaient contenir quarante mille fois plus d'élé- 
ment pensant que la cervelle ? Nous renvoyons le 
lecteur à l'ouvrage de Moleschott, — Circulation 
de la vie, 2® édition, dans lequel ces objections sont 
réfutées d'une façon tellement claire et simple que 
tout homme qui le lira sans préjugés adoptera sa ma^ 
nière de voir. Partant de ce fait que le phosphore, 
comme partie constituante chimique du cerveau, doit 
avoir une certaine influence sur les propriétés physio- 
logiques de la substance cérébrale, Moleschott répète 
l'énoncé d'abord émis par lui dans son livre. Sur la 
nutrition : « Sans phosphore point de pensée, » pro- 
position à laquelle nous adhérons complètement. 
Nous terminons cette polémique contre Liebig en fai- 
sant observer qu'il est impossible de s'entendre sur le 
terrain scientifique lorsqu'on se sert de pareilles armes. 



30 PRÉFACE DE LA QUATHIÉMB ÉDITION 

Le docteur Guillaume Schulz-Bodmer, à Zurich, 
dans sa « Guerre entre les grenouilles et les souris 
ou entre les pédants de la foi et de l'impiété, » 
Brockhaus, 1856, cherche à faire de Tesprit à nos 
dépens, mais il ne réussit qu'à faire voir qu'il a de 
la peine à s'empêcher de se mêler de choses qui sont 
hors de sa portée. Les observations de M. Schulz 
peuvent avoir un effet stupéfiant aux yeux des gre- 
nouilles et des souris; nous passons sous silence 
l'impression qu'elles ont faite sur nous. 

Pour que cependant le public, qui n'a pas lu 
M. Schulz, puisse juger par un seul exemple de 
la portée de sa polémique, nous lui apprendrons , 
qu'au sujet de la mention par nous faite du 
poids différentiel du cerveau de l'homme et de 
la femme, M. Schulz observe qu'en notre qualité 
de célibataire nous n'avons pas eu l'occasion de 
connaître expérimentalement le surpoids et la 
prépondérance intermittente des cerveaux mâles 
sur les cerveaux femelles. Que répondre main- 
tenant à une pareille aberration qui oppose une 
pointe d'esprit, un bon mot à un fait établi jusqu'à 
1* évidence : « savoir que le cerveau de la femme pèse 
moins que celui de l'homme chez toutes les races 
humaines ? » Qu'il y ait des femmes possédant plus 
d'esprit que leurs maris, c'est ce que nous ne met- 
tons nullement en doute. Mais comme l'exception 
ne fait pas la règle, de même l'expérience person- 
nelle de M. Schulz ne prouve que contre lui et non 
contre la science. L'argumentation de l'auteur « de 



PRÉFACE DE LA QUATRIÈME EDITION 37 

la Guerre entre les grenouilles et les souris » con- 
tinue sur le même ton jusqu'à la fin du livre. 

Les quelques observations, que nous consacre 
M. Jules Schaller dans la préface de son écrit, 
« Corps et Ame, » Weimar, 1856, contiennent une 
erreur dont nous sommes peut-être responsable pour 
n'avoir point donné à notre pensée une précision 
suffisante. Nous confondrions, selon lui, le rapport 
qui existe entre le cerveau et Tâme, entre Tesprit et 
la pensée avec le rapport analogue mais non iden- 
tique qui existe entre la force et la matière. A vrai 
dire, nous ne nous souvenons point d'avoir employé 
une expression capable d'autoriser une pareille 
opinion. Au commencement d'un chapitre relatil à 
cette question, — Existence personnelle après la 
mort, — nous disons, il est vrai, que dans la loi 
nouvelle, en vertu de laquelle il n'y a ni cerveau 
sans pensée, ni pensée sans cerveau, nous retrou- 
vons l'axiome : point de matière sans force, point 
de force sans matière. Quelque analogues et fonda- 
mentalement concordants que puissent être ces deux 
rapports, nous n'avons point prétendu identifier le 
moins du monde les actes de l'esprit avec les phéno- 
mènes physiques et chimiques. En un mot, nous ne 
nous sommes point demandé ce qu'il faut entendre 
par ces mots matière et esprit, ni quelle peut être la 
nature du rapport qui relie ces deux termes abs- 
traits ; nous nous sommes contenté d'affirmer leur 
corrélation intime et leur absolue indissolubilité. 

En ce qui concerne les prêtres, qui naturellement 



38 PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 

ne cessent de nous éclairer et de nous terrasser, sur 
tous les tons et avec leur éloquence ordinaire, 
nous leur réitérons la déclaration, que nous ne vou- 
lons ni ne pouvons entrer en lutte avec eux. Ces 
messieurs ont une fois pour toutes, et depuis le 
commencement du monde, le privilège de fouler 
aux pieds, avec autant de zèle que d'ignorance, tout 
ce qui ne sied pas à leur église; — c'est un plaisir 
que nous ne voulons point troubler. Nul homme 
sensé et compétent ne méconnaîtra l'incapacité ab- 
solue de la plupart de ces messieurs dans les ques- 
tions qui nous occupent. Il n'y a rien dans la science 
qui relève de la théologie ou de TÉglise; et il en 
sera toujours ainsi, à moins qu'un beau jour la vérité 
ne nous tombe du ciel, apportée par quelque messa- 
ger divin, ou que^ par une fortune inespérée, le té- 
lescope fa^e pénétrer nos regards profanes jusque 
dans les assemblées des anges. 

Enfin nous nous voyons à regret forcé de ré- 
pondre à ceux qui, dans l'impossibilité de réfuter 
leurs adversaires par une argumentation logique et 
rationnelle, cherchent à les perdre dans l'opinion 
publique en criant à l'immoralité. La science n'a 
rien à voir directement avec les mœurs au point de 
vue idéal, et toute recherche serait entravée, si elle 
dépendait de semblables considérations. Encore moins 
peut-on placer en regard des recherches d'un obser- 
vateur son individualité ou ses convictions morales ; 
et la tactique qui entend juger de la valeur morale 
d'une personne par sa doctrine scientifique prouve 



PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION 39 

justement rimmoralité de ceux qui la mettent en 
usage. L'expérience prouve, depuis que le monde 
existe, que ceux qui ont toujours la morale sur les 
lèvres, la portent le moins dans le cœur, et que la 
vertu ne demeure pas là où brille son enseigne. Le 
matérialisme scientifique et le matérialisme de la 
vie difierent immensément l'un de l'autre. La mé- 
chanceté ou la petitesse d'esprit peuvent seules les 
confondre. Les idées les plus fécondes de l'histoire 
sont émanées d'hommes contre lesquels ont été portées 
en leur temps les mêmes accusations qui ont cours au- 
jourd'hui. 

Si les soi-disant matérialistes avaient le pou- 
voir sur la terre, — l'on n'entendrait bientôt 
plus parler d'une maladie qui peut être appelée le 
typhus de la faim; les établissements pénitentiaires 
ne formeraient plus le moteur principal du méca- 
nisme social, et chaque jour n'apporterait pas à la 
surface de la société des phénomènes qui laissent 
entrevoir un abîme de misère et de dépravation; 
Une morale publique, sous l'égide de laquelle pa- 
reilles choses se passent tous les jours, aura beau se 
rengorger ; elle ressemblera toujours au pharisien, 
priant dans le temple*, et elle sera jugée selon la 
mesure de félicité dont jouit le genre humain sous 
sa domination. Le boiiheur de la société humaine 
est l'unique autel sur lequel doit sacrifier la véri- 
table morale. La nôtre se résume dans ces mots : 
amour de Vhumanité. 

Dàrmstadt» mai 1856. 



\ 



". 



'^ 






INTRODUCTION 



A LA HUITIÈME ÉDITION 



A M. B. F. COLLINGWOOD, SECRÉTAIRE DE LA SOCIÉTÉ ANTHROPOLOGIQUE 

A LONDHES. 



Cher Monsieur, 

Le désir que vous m'annoncez de traduire en an- 
glais mon ouvrage « Force et Matière, » m'a causé 
plus de plaisir que si pareille demande m'était faite 
par un savant d'un autre pays, et cela pour deux rai- 
sons. La relation que j'ai cherché à établir entre la 
philosophie et la science me paraît, tout d'abord, 
beaucoup plus susceptible d'être comprise par vos 
compatriotes que par les miens, chez qui la foi aux 
miracles et au surnaturel semble toujours plus vi- 
vace que la croyance aux faits réels. J'ai donc l'es- 
poir, qu'en passant chez vous, mon ouvrage susci- 
tera moins d'interprétations fausses et de grossiers 
malentendus que dans ma propre patrie. En second 
lieu, je ne puis oublier que ce sont les travaux des 
savants anglais qui, dans ces derniers temps, ont 
imprimé à la philosophie la direction que j'ai moi- 
même cherché à lui donner. Comme eux, je me sen- 
tais inspiré en composant mon livre, non-seulement 






INTRODUCTION A LA HUITIÈME ÉDITION 41 

par Tamour de la vérité, mais plus encore peut-ôtre 
par ce besoin impérieux de la nature humaine qui, 
non satisfait par la simple constatation des faits, nous 
pousse à les étudier dans leurs connexions intimes et 
dans leurs rapports généraux pour en découvrir la 
haute unité philosophique. Je ne me dissimulais 
point d'ailleurs la hardiesse de ma tentative et je ne 
tardai pas à m'apercevoir qu'elle allait me compro- 
mettre aux yeux de bien des gens dont je heurtais 
les préjugés et les faiblesses. J'eus cependant le cou- 
rage de persévérer dans mon entreprise, sans toute- 
fois oser prévoir que de nouvelles investigations dans 
le domaine des sciences naturelles allaient bientôt 
fournir des preuves éclatantes à quelques-unes de 
mes vues les plus audacieuses. 

Qui m'eût dit, en effet, lorsqu'il y a huit ans, j'é- 
crivais la première édition de « Force et Matière, » 
que mon chapitre sur Vimmortalité de la matière 
trouverait bientôt un corollaire indispensable dans 
l'immortalité de la force mise désormais hors de 
doute? Qui m'eût dit que les dogmes de la non- 
existence de la génération spontanée et de l'immu- 
tabilité des espèces, triomphants alors, essuieraient 
bientôt les attaques les plus meurtrières et que la 
célèbre théorie de Darwin, embrassant d'un seul 
coup d'œil toute la série animale, ramènerait chaque 
espèce à une origine commune, la cellule, qui, par 
un bonheur inespéré, deviendrait ainsi le prototype 
unique du règne animal et du règne végétal? 
Gomment aurais-:je pu prévoir que, l'antique dogme 



42 INTRODUCTION A LA HUITIÈME ÉDITION 

de la création, s'écroulant tout ft coup, la race hu- 
maine si9cait poursuivie jusque dans ses origines les 
plus reculées, de façon à donner raison à l'opinion 
que j'avais émise de la lente et difficile transforma- 
tion de l'homme depuis sa première évolution pure- 
ment animale jusqu'à Son état actuel? Certes^ j'étais 
loin de supposer, qu'en un si court espace de temps, 
on découvrirait des espèces animales dont la ressem- 
blance avec la race humaine dépasse tout ce qu'on 
avait connu jusqu'ici; je ne pressentais pas non plus 
que des os et des crânes humains récemment décou- 
verts viendraient bientôt rétrécir l'abîme creusé de- 
puis tant de siècles entre l'homme et la bête. Pou- 
vais-je m'imaginer que la belle invention de l'analyse 
spectrale confirmerait sous peu par l'expérience 
directe mon système sur l'homogénéité élémentaire 
du monde et que la doctrine géologique que je n'a- 
vais cessé de défendre gagnerait chaque jour du 
terrain et consoliderait peu à peu son triomphe sur 
la vieille théorie des révolutions et des catastrophes? 
Et la théorie qui considérait le cerveau comme 
organe de l'âme, tant discutée alors et presque uni- 
versellement réprouvée^ n'est-elle pas désormais 
hors de doute grâce aux progrès de la physiologie 
expérimentale, ainsi que mon opinion sur le principe 
vital confirmée depuis par les résultats grandioses 
de la chimie synthétique? Et tous mes efforts pour 
combattre la doctrine des causes finales ne sont-ils 
pas légitimés aujourd'hui par les expériences de 
Darwin? En vérité, je ne pouvais m'attendre à tant 



INTRODUCTION A LA HUITIÈME ÉDITION 43 

de succès; et, lorsqu'ua des premiers j'osai m'atta- 
quer à la philosophie officielle en Allemagoei à ane 
époque où cette philosophie était consid^ée comme 
le résumé de la sagesse humaine et comme un 
mystère abordable seulement pour un petit nombre 
d'élus^ j'étais loin de prévoir que mes attaques 
allaient être corroborées et justifiées par les travaux 
d*hommes éminents dans la science et dans la philo- 
sophie. 

Rien de plus naturel pourtant que ces résultats. 
Une philosophie qui cherche layéritô pour elle-même 
et non (d'après la maxime : primum mvere deinde 
philosophari) pour les revenus d'une chaire, ne 
saurait s'alimenter autrement que par l'observation 
et l'expérience, ces deux sources de tout savoir, ce 
trésor de l'esprit humain accumulé depuis des siècles 
et sans cesse accru par le travail des générations 
successives. A chaque pas que fait la science elle 
conquiert un nouveau domaine à l'ordre, àia légahté, 
et chasse bien loin derrière eUe la superstition et 
l'arbitraire. Le plu9 difficile est de trouver le fil 
mystérieux qui relie l'homme à Tunivers, car 
l'orgueil de la conscience du moi se combine chez 
l'être humain avec la profonde ignorance de son 
origine première, pour lui voiler la vérité. Cepen- 
dant, malgré tous les obstacles, le progrès a pris un 
tel essor de nos jours qu'il ne semble pas .possible 
de l'arrêter dans sa marche : nous entrons désor- 
mais dans une région de lumière et de vérité, où 
l'esprit humain ' atteindra des hauteurs qui, sans 



44 INTRODUCTION A LA HUITIÈME ÉDITION 

doute, ne seront point dépassées. Lorsque ce point 
culminaût sera définitivement conquis (ce qui n'aura 
pas lieu avant de longues années) un grand repos 
et une douce clarté se feront parmi les hommes, et 
Thumanité, victorieuse des préjugés du passé, aura 
fait un pas immense dans la voie de la civilisation. 
Le plus grand avantage, résultant de cette transfor- 
mation future, sera pour la science, dont les progrès 
ont toujours été arrêtés par le mélange insensé 
d'explications naturelles et surnaturelles. Ce qui 
ne peut être expliqué par les lois naturelles, n'est 
point par cela même surnaturel, mais reste réservé 
au progrès de nos connaissances, comme une énigme 
à expliquer, une obscurité à éclaircir. Et si nos 
connaissances restent circonscrites dans de certaines 
limites, il n'est point permis pour cela de rempla- 
cer les ftiits positifs par des doctrines arbitraires ou 
non scientifiques. 

Vous voyez, très-honoré Monsieur, que notre 
soi-disant matérialisme allemand n'est pas aussi 
insensé et mal fondé, que s'efforcent de le persuader 
au public nos nombreux adversaires, et que, juste- 
ment en fait d'idéologie il laisse peut-être derrière 
lui tous les systèmes spiritualistes. Peut-il y avoir 
une conception plus idéale que Vunité de l'exis- 
tence — corporelle et spirituelle — étudiée dans ses 
causes et dans ses lois élémentaires ? Cette unité est 
peut-être plus facile à comprendre pour l'homme non 
lettré que pour un grand nombre de nos savants, qui 
restent comme emprisonnés dans leurs recherches 



INTRODUCTION A LA HlUTIÈiME ÉDITION 45 

partielles, d'où il résulte que, ne pouvant embras- 
ser suffisamment les lois générales, ils deviennent 
les adversaires de nos doctrines. Au reste, cette op- 
position n'a pas une grande signification; car ce 
n'est point au spécialiste à porter un jugement sur 
l'ensemble des choses, mais plutôt à celui qui em- 
brasse d'un coup d'œil l'ensemble des faits acquis 
par la science. Un regard jeté sur l'ensemble, 
m'écrivait dernièrement un célèbre savant alle- 
mand, devait seul conduire dans le droit chemin. 
L'anatomie comparée renversa les vieilles bar- 
rières ; l'anatomie microscopique apporta un secours 
fidèle ; la paléontologie combla les interstices et fit 
découvrir les formes intermédiaires; la géologie 
démontra que les forces de la nature n'ont jamais 
été différentes de celles d'aujourd'hui ; la physio- 
logie montra les facultés intellectuelles sous la 
dépendance de l'organisme, qui peu à peu s'est 
développé parallèlement à ces facultés; la psycho- 
logie apprend comment la raison n'est qu'une fa- 
culté acquise; l'anthropologie enfin voit comment 
les races s'élèvent de l'animalité ; Thistoire et la 
philologie renvoient partout à des commencements 
barbares. La civilisation, qui est la base de l'ordre 
social, ne tient pas uniquement à la nature de 
l'homme; c'est le résultat d'une éducation pénible, 
qui répète sur chacun de nous ce que des siècles ont 
accompli sur les races, et le développement corporel 
renouvelle ainsi sur l'individu les mêmes lois de 
formation auxquelles le monde organique doit son 



i» INTHODUGTION A LA HUITIÈME ÉDITION 

existence. Combien tout cela paraîtrait simple si le» 
si et les mais ne rendaient pas insensible à la vérité 
l'intelligence de tant d'hommes. Malgré tout, cepen* 
dant^ je crois au triomphe de la méthode scienti^ 
flque. 

Voilà, Monsieur, ce que j'avais besoin de vous 
dire, comme introduction à l'édition anglaise de mon 
ouvrage tant attaqué- Vous et vos lecteurs trouve- 
ront naturel que durant les huit années écoulées 
depuis la première édition de cet écrit, mes idées se 
soient beaucoup étendues, et qu'en se développant 
elles aient, en partie, pris une autre forme, et ôe 
soient dans tous les cas plus affermies. Vous en 
trouverez une nouvelle preuve dans les ouvrages 
que j'ai publiés depuis et dont voici les titres : Ta-- 
hleavjoo physiologiques^ Leipzig, Thomas, 1861} 
Nature et Science j Études critiques et Disserta* 
tion, 1862, et Nature et Esprit, 2^ édit., 1865, 
Hamm. 

Je prie les personnes qui dans votre pays auraient 
l'intention de porter un jugement public sur ma 
philosophie, de ne pas le faire avant d*avoir pris 
également connaissance de ces derniers écrits. 



Ikinii6tadt, 23 oetobrel 1863. 



D' Louis BUCQNER. 



INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION * 

A v. STEFANONi Luioi, directeur du Libero Pensiero. 

Cher Monsieur, 

Vous vous proposez, me dites-vous, de traduire 
mon livre intitulé Force et Matière. Ce livre a été 
bien souvent critiqué, attaqué. Tantôt élevé aux 
nues, tantôt traîné dans la fange, vanté par celui-ci 
comme la plus haute expression de la pensée hu- 
maine, taxé par celui-là de produit du plus insigne 
non-sens, il a fait, en Allemagne, le suprême dé- 
sespoir de tous les adversaires de la Libre Pensée, 
théologiens, philosophes et savants. 11 a atteint, 
d'année en année, sa neuvième édition, a été traduit 
dans presque toutes les langues vivantes de l'Eu^ 
rope et a acquis une renommée qui s'étend bien au 
delà des limites de mon pays. Vous désirez le natu- 
raliser chez vous, et me priez de vous adresser, sous 
forme de lettre , une courte introduction pour la 
placer en tête de votre traduction italienne. 
Je me rends bien volontiers à votre désir. ^*** 
Ainsi que vous me récrivez, ce qui manque 

4. Cette lettre a été traduite également pour la Pensée nour^ 
telU (juillet 4867). 



V 



48 INTHODUCTiON A LA NEUVIÈMK ÉDITION 

• 

le plus à votre pays et à vos compatriotes, c'est l'ins- 
truction. C'est à cette nécessité qu'il importe de 
parer avant tout. Ce n'est pas seuleqient chez vous; 
partout il en est ainsi. Selon moi, l'instruction po- 
pulaire est la seule base certaine, la condition sine 
qua non de l'affranchissement de Tesprit humain. 

Celui qui a entrevu une fois, ne fût-ce que dans leur 
généralité, les résultats de la science actuelle, et 
compris les rapports naturels et nécessaires de Tor- 
dre cosmique éternel, ne saurait désormais ramper 
sous les pieds du clergé ni retourner à la tradition 
de la discipline légendaire. Il est trop grand pour 
retourner à l'école; l'enfant est devenu homme. La 
nature nous a donné notre raison, non pour que 
nous l'assujettissions à une autorité boiteuse, mais 
pour que nous en fassions le meilleur usage possible, 
et que nous devenions meilleurs et plus sages. 

Mais, vous le savez aussi bien que moi, cher Mon- 
sieur, beaucoup de gens prétendent que l'homme, 
et notamment l'homme ignorant, ne saurait se pas- 
ser du joug de l'autorité, ni vivre sans religion et 
sans la foi aux dogmes de l'Église. Triste certificat 
d'absurdité que se donne à elle-même la vani- 
teuse humanité ! Tantôt elle se porte aux nues et se 
regarde comme élevée, par ses aptitudes intellec- 
tuelles, au-dessus de toute la nature, tantôt elle s'a- 
baisse jusqu'à nier ses propres facultés intellec- 
tuelles, jusqu'à mettre sa raison — ce qu'elle a en 
elle de plus noble — sous la dépendance de dogmes 
irrationels , qui sont en contradiction aussi bien 



INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION 49 

avec l'expérience qu'avec la morale. Si Ton objecte 
que la philosophie jette les hommes dans le doute et 
l'incertitude, tandis que la religion leur donne, dans 
la foi, un point d'appui certain , nous répondrons 
qu'il vaut mieux, lorsque la connaissance nous fait 
défaut, avouer notre ignorance que d'appliquer no- 
tre intelligence à créer des rêves qui s'évanouissent 
au premier souffle de la réalité. Si la morale, si les 
habitudes et les prescriptions morales -d' après les- 
quelles nous vivons, sont telles qu'elles ne puissent 
exister sans religion et sans autorité ecclésiastique, 
elles sont essentiellement mauvaises; il faut les 
remplacer par de meilleures. Mais depuis longtemps 
ce fait est mis hors de doute, que morale et Eglise ^ 
morale et religion, ont toujours été choses parfaite- 
ment indépendantes, et le sont aujourd'hui plus que 
jamais. Les meilleurs moralistes qu'il y ait au 
monde sont, à mes yeux, l'enseignement, la diffu- 
sion des connaissances, la saine éducation, le dé- 
veloppement des lumières par la science. L'expé- 
rience est le seul guide qui conduise à la vérité. 
Elle prouve que partout les crimes contre l'État et 
contre les mœurs diminuent dans les massés où 
pénètrent l'instruction et les notions de la destination 
de l'homme. Donc, crime est presque synonyme 
d'ignorance, de grossièreté, de manque d'éducation. 
Il se peut bien que la philosophie et les notions 
qui en découlent détruisent un grand nombre de 
vieilles espérances qui nous étaient devenues 
chères; qu'elles nous présentent les choses sous 



50 INTRODUCTION A LA NF.UVIÈME ÉDITION 

l'aspect peu riant de la réalité plutôt qu'affublées 
des brillants oripeaux de Timagination. La philoso- 
phie nous ofïre, toutefois, de larges compensations, 
parce qu'elle est la réalité d'abord, puis parce 
qu'elle nous transporte d'un ciel imaginaire sur une 
terre réelle. Ce qu'elle nous prend d'un côté, elle 
nous le rend de l'autre, plus abondant et meilleur. 
La philosophie positive n'est donc pas le moins du 
monde ennemie de l'idéalisme, comme on l'entend 
si souvent aflSrmer bien à tort. Mais elle le place 
différemment, et lui fait produire des fruits différents 
de ceux du passé, et meilleurs. Elle le transporte 
du ciel sur la terre, de l'empire des illusions et des 
nébuleuses abstractions dans la fraîche et ver- 
doyante réalité de la vie, et l'oblige à essayer, dès 
cette vie même, la réalisation d'aspirations idéales 
qui, jadis, ne lui paraissaient accessibles que dans 
l'autre monde. Ceci explique cette parole caractéris- 
tique de Feuerbach, à laquelle je me rallie complè- 
tement, et qui peint admirablement la marche pro- 
gressive de la philosophie actuelle : « Je suis idéa- 
liste dans la philosophie pratique, mais réaliste dans 
la philosophie spéculative. ' » 

La philosophie spéculative^ malgré toute sa va- 
nité et sa suffisance hautaine, n'est arrivée en défi- 
nitive à d'autre résultat que de produire un ver- 
biage inutile, ou bien (ce qui a été le cas le plus 
fréquent) de se faire la très-humble servante de la 
théologie. Elle a subi une complète métamorphose 
par ce fait seul que le réalisme a fait irruption sur 



INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION 51 

son terrain. De son côté, la philosophie pratique ou 
positive tend, par l'observation des phénomènes, à 
faire la synthèse de la'science universelle du monde. 
Partout la vie pratique elle-même revêt un aspect 
de plus en plus idéal, grâce aux immenses progrès 
qui entraînent l'esprit humain à étudier et à dompter 
les forces de la nature, grâce aussi à cette certitude 
qu'un avenir nébuleux et incertain ne saurait nous 
dédommager de la perte de notre idéal ici-bas. 

Cet asservissement des forces de la nature par le- 
quel notre temps, comparé au passée a réalisé des 
choses incroyables et en réalisera chaque jour de 
plus grandes, prouve que c'est seulement par des 
moyens naturels et par la puissance de la science 
qu'elles peuvent être accomplies. Gela va tellement 
de soi, que je n'aurais pas insisté sur ce point s'il ne 
résultait de vos communications que les ignobles 
manœuvres des guérisseurs, des magnétiseurs^ des 
somnambules , etc. , jouissent encore aujourd'hui 
dans votre pays d'une grande considération et d'une 
grande confiance. Toutefois, ce ne peut être que 
chez des gens à qui la connaissance des lois de la 
nature fait absolument défaut, et qui, par cela 
même, n*ont pas compris que l'esprit humain n'est 
que le produit le plus subtil de la nature, et qu'il n'a 
jamais contenu et ne saurait contenir de facultés ou 
de connaissances d'aucune sorte qui fussent surna- 
turelles. Non-seulement les théories scientifiques, 
mais encore des expériences innombrables, dont 
vous trouverez dans mon livre des exemples pro- 



52 INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION 

bants, mettent hors de doute que tout ce charlata- 
nisme, ces prétentions, ces exhibitions, sont fondées 
sur l'illusion et le mensonge, et qu'un examen atten- 
tif les montre facilement sous leur véritable jour. 
Dans la plupart des cas, il suffit de la saine logique 
et du simple bon sens pour mettre à découvert le 
mensonge et le tour de gobelet. Ordinairement, on 
ne trouve cette croyance que chez ceux qui, pour un 
motif quelconque, ont déjà pris à l'avance la réso- 
lution de croire, ou bien dans la masse ignorante 
qui ne sait pas distinguer l'apparence de la réalité. 
La propagation des sciences naturelles à laquelle, 
cher Monsieur, vous avez voué votre vie, mettra 
fin peu à peu à cet état de choses scandaleux, à ces 
croyances aux esprits, aux revenants, Qt à tous les 
miracles quels qu'ils soient: 

Au fond, il me semble que la croyance au magné- 
tisme animal ou aux esprits, aux revenants et aux 
miracles, n'a d'autre point d'appui psychologique 
que la croyance de l'Église au ciel, à la révélation, 
aux saints, et la croyance des philosophes aux mi- 
racles de leurs spéculations métaphysiques. Toutes 
proviennent de la même idée fausse qu'on avait de 
l'essence de l'homme, erreur que la .philosophie na- 
turaliste moderne a détruite pour jamais. Cette idée 
fausse, d'ailleurs, était, à mon sens, une conséquence 
très-naturelle de l'ignorance profonde où l'on était 
jusqu'ici sur l'origine et la nature de Thomme, aussi 
bien que sur son rôle sur la terre. Maintenant il en 
est tout autrement : les recherches et les découvertes 



INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION 83 

de notre époque ne laissent pas le moindre doute sur 
cette grande vérité que l'homme, avec tout ce qu'il 
est et tout ce qu'il a en lui, qu'il s'agisse du corps 
ou de l'esprit, est un produit de la nature comme 
tous les autres êtres organisés, et que ses qualités, 
ses forces et ses facultés, ne lui sont point venues 
gratuitement d'en haut, mais ont été péniblement 
acquises au moyen des sensations, de l'expérience, 
du développement graduel, des acquisitions person- 
nelles, de rhérédilé et de l'éducation. Cette affirma- 
tion, où se trouve en quelque sorte condensée la 
quintessence de toute la philosophie contemporaine, 
nous donne nécessairement sur la nature intime de 
l'homme et sa destination une tout autre manière 
de voir que celle qu'on en, avait autrefois. En effet, 
tandis que la tradition religieuse nous enseigne que 
l'homme descend d'un premier père que Dieu a créé 
parfait, puis chassé du paradis, déchu de son état 
primitif, la science enseigne, au contraire, que ce 
paradis n'est pas derrière nous, mais devant nous, 
et que c'est par des progrès lents et continus, à 
force de peine et de travail, qu'on y atteindra. 

Elle nous enseigne, non pas que nous avons d'a- 
bord été grands et que nous sommes devenus petits; 
mais que nous avons commencé petits pour devenir 
de plus en plus grands. Elle nous enseigne, enfin, 
qu'en suivant cette voie, rien n'est inaccessible, et 
que c'est, de la part des théologiens et des philoso- 
phes, une entreprise aussi folle que criminelle de 
vouloir imposer des limites à la nature humaine et 



84 INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ËDITION 

d'aflârmer qu'elle ne saurait les franchir. N'exécu- 
tons-nous pas aujourd'hui par des moyens naturels 
des choses qui auraient passé, aux yeux de nos 
ancêtres, pour de vrais miracles et pour des actes 
d'une puissance surhumaine? Grâce à nos recher- 
ches et à nos connaissances, n'avons-nous pas péné- 
tré dans des régions et dans des secrets que les 
philosophes d'autrefois regardaient comme transcen- 
dants, c'est-à-dire au-dessus de l'intelligence hu- 
maine? Il y a donc folie à espérer d'en haut un 
secours efficace ou un éclaircissement, et à négli- 
ger, dans cet espoir, la mise en œuvre de nos forces 
propres ! Il n'y a que le travail et les recherches, le 
travail corporel et intellectuel, qui puissent nous 
faire progresser et nous faire réaliser la destinée su- 
blime de l'humanité. La métaphysique, au contraire, 
est surtout fausse et mauvaise dans ses applications 
à la religion, à la philosophie^ à la science, ou aux 
actes journaliers de la vie pratique. Gela seulement 
peut expliquer ou excuser l'usage qu'on en a fait 
jadis, qu'elle répond précisément à un état enfantin, 
embryonnaire de l'intelligence humaine; cette phase 
est accomplie maintenant. G' est en ce sens qu'on 
peut, comme l'a fait le philosophe français Auguste 
Gomte, désigner les époques passées comme les 
haltes de la science théologique et ^pétaphysique, 
qui doivent être considérées comme des précurseurs 
ou des époques de transition pour arriver à notre 
époque de philosophie positive. Gelle-ci aban- 
donne et laisse dans l'oubli ce prédécesseur qui 



) 



INTRODUCTIOîf A LA NEUVIÈME ÉDITION 55 

poursuivait l'absolu ou la vérité surhumaine, pour 
se borner, elle, à poursuivre la vérité relative, et 
chercher simplement à connaître les rapports in- 
times des phénomènes sensibles. En raison de cette 
tendance, nous ne pouvons connaître le pourquoi, 
mais seulement le comment des choses. Et les lois 
découvertes par de tels moyens sont les seules qui { 

nous donnent réellement l'explication des phéno- 
mènes. 

Tout cela, cher Monsieur, suffit pour vous mon- 
trer combien faux et superficiel est le jugement de 
ceux qui désignent sommairement toute la tendance 
qui domine aujourd'hui la science et la philosophie, 
par le mot de « matérialisme » , terme de mépris à 
signification vague et diversement interprété. Chaque 
auteur antimatérialiste y attache un sens difiîêrent, 
et croit avoir tout dit quand il s'en est servi. 

La science, en philosophie positive, n'est, comme 
telle, ni idéaliste ^ ni matérialiste, mais réaliste; 
elle étudie surtout les faits et cherche à en connaître 
les rapports rationnels, sans s'attacher à un système 
préconçu, invariable, ni à telle ou telle autre ten- 
dance. Les systèmes, en général, ne peuvent jamais 
contenir la vérité tout entière, mais seulement la 
moitié de la vérité, et, partant, nuisent aux recher- 
ches, parce qu'ils leur imposent un but fixé à l'a- 
vance. Ce but, ces limites, le réalisme de la science 
les connaît aussi ; mais ces limites ne sont toujours 
que momentanées et variables, et peuvent être, à 
chaque instant, reculées par les progrès de la 



» 



• 






56 INTRODUCTION A LA NEUVJÈME ÉDITION 

science, par de nouvelles connaissances acquises. 
C'est, en définitive, la nature de l'homme lui- 
même, ainsi que je l'ai démontré, nature variable 
et susceptible de progrès, que l'empirisme philoso- 
phique actuel a pris et doit prendre pour point de 
départ de ses spéculations. Gomment pourrait-on 
sur une telle base édifier une science invariable? 
Au fond, il résulte, à^ mon sens, de ce qui pré- 
cède, que la lutte qui a été soutenue avec tant 
de vivacité dans ces dernières années par le matéria- 
lisme et Tidéalisme est inutile et infructueuse. La 
nouvelle méthode ne bannit pas l'idéalisme du 
monde; elle le transporte seulement de la région 
de la métaphysique religieuse et du philosophisme 
sur le terrain de la vie et de la réalité. Le matéria- 
lisme, lui, a déjà rempli son devoir en démontrant 
l'union indissoluble de la force et de la nature, de 
l'esprit et du corps, en en faisant disparaître à 
jamais ce vieux dualisme. Tous deux abandonnent 
maintenant le terrain au réalisme scientifique et 
philosophique, et tout le monde est d'accord sur 
ce point que la base future de la science et de la 
philosophie ne doit plus être théologique ou méta- 
physique, mais seulement anthropologique et fondée 
sur la nature de l'homme, qui est partout la même. 

Le résultat nécessaire devra être une métamor- 
phose complète, un très-grand bienfait, et un im- 
mense progrès dans la science et dans la vie pra- 
tique. 

Si Ton persiste encore à donner le nom de « ma- 






INTRODUCTION A LA NEUVIÈME ÉDITION 57 

térialisme j) à la méthode dont je viens de dire les 
tendances, il ne peut, je pense, y avoir aucun doute 
sur ce point, que l'avenir appartient à ce matéria- 
lisme, et que toutes les tirades et toutes les injures 
lancées contre lui resteront impuissantes. Quand 
bien même la science et la philosophie d'autrefois, 
soutenues par les vieilles tendances, par la routine, 
les usages, l'ignorance, la paresse, la force, conser- 
veraient encore quelque temps leur prépondérance, le 
moment ne peut manquer de venir où elles subiront 
elles-mêmes un bouleversement profond dans le sens 
de la liberté, de la science positive et des saines vé- 
rités de la nature; ce sera l'aurore du jour qui 
éclairera l'affranchissement de l'humanité au point 
de vue intellectuel et moral. 

0' Louis BUCHNER. 
Darmstadt, mars 1867. 






FORCE ET MATIÈRE 



L'anirers, qui est le môme pour tous, 
n'a été créé ni par les dieux ni par les 
hommes ; mais il a été et sera toujours 
un feu vivant qui se ranime et s'éteint 
d'après des lois déterminées ; c'est un jeu 
que Jupiter joue arec lui-même. 

Heraclite. 



« La force n'est pas un Dieu donnant Timpul*^ 
sion, elle n'est pas un être séparé de la substance 
matérielle des choses. C'est la propriété inséparable 
de la matière, qui lui est inhérente de toute éter- 
nité. Une forcé qui ne serait pas attachée à la ma- 
tière, qui planerait librement au-dessus d'elle, serait 
idée absurde. L'azote, le carbone, Thydrogène et 
l'oxygène, le soufre et le phosphore ont des pro- 
priétés qui leur sont inhérentes de toute éternité. » 

MOLESGHOTT. 

« En allant au fond des choses on reconnaît bien- 
tôt qu'il n'y a ni force ni* matière. Ces deux termes 
ne sont l'un et l'autre que des abstractions des corps 
considérés sous des points de vue différents. Ils se 
supposent et se complètent réciproquement ; sépa- 
rés, ils cessent d'ôtre. La matière n'est pas un coche 



60 FORCÉ ET MATIÈRE 

auquel, en guise de chevaux, on mettrait et on ôte- 
rait alternativement les forces. Une parcelle de fer 
est et reste la même chose , soit qu'elle parcoure 
l'univers dans un aérolithe, qu'elle résonne sur la 
voie ferrée ou qu'elle jaillisse, en globule sanguin, 
aux tempes d'un poëte. Ces propriétés sont de toute 
éternité, inaliénables, intransmissibles. * Dubois- 
Reymond. 

« Aucune force ne peut naître de rien. » LiEBia. 

« Rien au monde ne nous autorise à supposer 
l'existence de forces en soi et pour soi, sans corps 
d'où elles émanent et 'sur lesquels elles agissent. » 

COTTA. 

En citant ces paroles de naturalistes distingués 
nous commençons un chapitre qui doit nous rappeler 
une des vérités les plus simples et les plus impor- 
tantes dans leurs résultats , mais aussi, à cause de 
cela peut-être , une des moins connues. Point de 
force sans matière — point de matière sans force ! 
L'une ne peut se concevoir sans l'autre; conçues 
séparément, toutes les deux ne sont plus que de 
vides abstractions. Imaginons les plus petits atomes 
dont un corps est formé, sans matière, sans force, 
sans ce rapport d'attraction et de répulsion mu- 
tuelles qui les contient et qui donne aux corps la 
forme et la flgure ; supposons les forces de la cohé- 
sion et de l'affinité détruites, quelle serait et devrait 
être la conséquence ? La matière rentrerait à l'ins- 
tant et forcément dans un néant sans forme. Nous 
ne connaissons dans le monde physique aucun exem- 



FOUCli KT MATlftHK 61 

pie d'un atome qui ne soit doué de forpes, et c'est 
au moyen de ces forces qu'il joue le rôle qui lui est 
assigné , tantôt sous une forme , tantôt sous une 
autre; en combinaison tantôt avec des particules 
homogènes, tantôt avec des particules hétéro- 
gènes. Intellectuellement nous ne pouvons pas non 
plus nous faire idée d'une matière sans forces. 
Si nous pensons à une matière primitive, quelle 
qu'elle soit, il faudra toujours qu'il y ait entre ses 
moindres particules un système d'attraction et de 
répulsion sans lequel elles s'annuleraient et dis- 
paraîtraient dans l'espace. « Un être sans propriétés 
est un non-seni que la raison rejette et que l'expé- 
rience cherche vainement dans la nature. » Dross- 
BAGH. La notion d'une force sans matière est égale- 
ment vide et sans fondement. Si c'est une loi géné- 
rale qu'une force ne peut se manifester que dans la 
matière, il s'ensuit que la force ne peut être autre 
chose qu'une propriété inhérente à la matière. C'est 
pourquoi, comme le soutient Mulder avec raison, 
des forces ne peuvent pas être communiquées mais 
seulement éveillées. Le magnétisme ne peut pas, 
comme il semblerait, être transmis, mais seulement 
excité, activé en modifiant l'état d'agrégation de 
son milieu. Les forces magnétiques sont inhérentes 
aux molécules de fer ; et, dans un bâton aimanté, 
par exemple, elles sont surtout condensées à l'en- 
droit où elles ne se manifestent que peu ou point, 
c'est-à-dire au milieu. Imaginons, s'il est possible, 
une électricité, un magnétisme sans le fer ou sans 



dS FORCE ET MATIÈRE 

les corps dans lesquels nous avons observé les ma- 
nifestations de ces forces; supprimons en même 
temps ces particules dont les rapports mutuels et les 
dispositions moléculaires sont précisément les causes 
des phénomènes électriques, magnétiques, etc. ; il 
ne reste plus , dès lors , qu'une notion sans forme, 
une abstraction vide, dont le nom rappelle à notre 
esprit uii certain nombre de phénomènes déterminés, 
mais qui, par lui-même, ne répond à rien de réel. 
S'il n'y avait jamais eu de particules susceptibles 
d'être électrisées, il n'y aurait jamais eu d'élec- 
tricité, et nous n'aurions jamais pu, avec le seul 
secours de l'abstraction, en acquérir la moindre con- 
naissance, ni en avoir la moindre idée. Il faut môme 
ajouter qu'elle n'aurait jamais existé sans ces parti- 
cules. Tous les corps appelés impondérables, tels que 
chaleur, lumière, électricité, magnétisme, etc., ne 
sont ni plus ni moins que des modifications de l'état 
d'agrégation de la matière — modifications qui se 
communiquent d'un corps à un autre par une espèce 
de contagion. La chaleur est la dilatation des plus 
petites molécules, le froid la contraction de ces mo- 
lécules. La lumière et le son sont des corps vibrants, 
ondulants. « L'expérience nous apprend, dit Gzolbb, 
que les phénomènes électriques et magnétiques, 
Nouvel exposé du sensualisme j 1855, se produisent 
comme la lumière et la chaleur, par les rapports 
mutuels des corps, des molécules et des atomes. » 

C'est pour ces motifs que les savants mentionnés 
auparavant définissent la force, une simple pro^ 



FORCE KT MATIÈRE 63 

priété de la matière. Il est aussi impossible de con- 
cevoir la force sans la matière que la vision sans 
appareil visuel, la pensée sans organe pensant. « Il 
n'est jamais venu à l'idée de personne, dit Vogt, 
de soutenir qu'il existe une faculté sécrétoire in- 
dépendante da la glande, une faculté contractile 
indépendante de la fibre musculaire. » Rien n'a 
pu en aucun temps indiquer l'existence d'une force, 
sauf les changements que nous observons dans les 
corps à l'aide de nos sens ; et c'est à ces change- 
ments, classés suivant leurs rapports et désignés 
sous des noms diflGârents, que s'applique le terme 
générique force. Il n'y a absolument que ce moyen 
de se rendre compte du sens attaché à cette •expres- 
sion. 

Quelle est la conséquence générale et philosophi- 
que de cette notion aussi simple que naturelle ? Que 
ceux qui parlent d'une force créatrice ayant tiré le 
monde d'elle-même ou de rien, ignorent le premier 
et le plus simple principe de l'étude de la nature 
basée sur la philosophie et sur l'empirisme. Que 
serait-ce, en eflfet, qu'une force qui ne se manifes- 
terait point dans la matière et qui la gouvernerait 
arbitrairement par des déterminations individuelles*? 
Et, d'autre part, est-il plus rationnel d'admettre 
l'existence de forces indépendantes qui, en péné- 
trant la matière informe et sans loi, en s'y incor- 
porant indissolublement, auraient produit le monde? 
Assurément non ; car nous avons vu que l'existence 
séparée de ces deux choses est impossible. Le cha- 



64 force: kt matière 

pitre qui traitera de rimmortalité de la matière dé- 
montrera que le monde n'a pu être créé de rien. Un 
rien est une chimère rejetée par la logique et par les 
faits. Le monde ou la matière avec ses propriétés, 
que nous appelons forces, a dû exister et existera 
de toute éternité — en un mot, le' monde n'a pu 
être créé. Dans le cours de nos recherches nous fe- 
rons observer plus d'une fois que la notion d'une 
force créatrice individuelle conduit à Timpossible. 
Quel est l'homme instruit, quel est celui qui, avec 
une connaissance même superficielle des résultats 
des sciences naturelles, pourrait douter que le monde 
soit non pas gouverné par des lois, comme on le dit 
habituellement, mais doué d'une activité propre qui 
se manifeste à nos sens suivant des lois déterminées, 
nécessaires et inhérentes à la malière elle-même? 
Il n'est pas moins évident qu'une force — pour nous 
servir une fois de cette expression par abstraction — 
ne peut être une force, ne peut exister qu'en tant et 
aussi longtemps qu'elle est en activité. Qu'on se re- 
présente donc une force créatrice, une puissance 
absolue, une âme primitive, un x inconnu — n'im- 
porte le nom qu'on lui donne — comme cause pre- 
mière du monde, il faudrait aussi, en lui appliquant 
la notion du temps, dire qu'elle n'a pu exister ni 
avant ni après la création. Elle ne pouvait exister 
avant la création ; l'idée d'une telle force étant in- 
conciliable avec l'idée du néant ou de l'inaction. 
Elle ne pouvait non plus exister sans créer; autre- 
ment il faudrait se figurer qu'elle est restée pendant 



FORCE ET MATIÈRK 65 

quelque temps dans rinaction, dans un repos et dans 
une inertie complète, en présence de la matière in- 
forme et immobile — idée dont nous croyons avoir 
démontré plus haut l'impossibilité. Une force créa- 
trice immobile et inerte serait une abstraction aussi 
vide, aussi absurde qu'une force sans matière. 
L'existence d'une pareille force ne peut pas davan- 
tage se concilier avec le fait de la création effectuée; 
car l'inertie et le repos sont également incompatibles 
avec l'idée de cette force et en impliquent la néga- 
tion. Le mouvement de la matière dépend unique- 
ment des lois qui s'y manifestent et les phénomènes 
eux-mêmes ne sont que les produits des combinai- 
sons diverses, fortuites ou nécessaires de mouvements 
matériels. Jamais et nulle part, pas même dans les 
points les plus reculés de l'espace explorés par le 
télescope, on n'a observé un fait formant exception 
à cette règle et capable de justifier l'hypothèse 
d'une force absolue, indépendante et extérieure aux 
choses. Du reste, une telle force, en supposant 
qu'elle pût exister sans manifestation extérieure, ce 
qui est contradictoire, ne saurait être conçue par 
notre esprit. Une force éternellement immobile, se 
suffisant à elle-même ou plongée dans sa propre 
contemplation, est une abstraction vide de sens, 
arbitraire et dépourvue de toute base empirique. Il 
ne reste plus qu'une troisième hypothèse aussi sin- 
gulière que superflue, celle d'une force créatrice 
surgissant tout à coup du néant, créant le monde 
(de quoi?) pour rentrer ensuite en elle-même ou 



5 



86 FORGE ET MAÎIËHë 

s'incorporer à lui et se dissoudre éh (Jtlelquë sorte 
dans l'univers après lui avoir donné l'être^ Ces 
idées, surtout la dernière^ ont été caressées de tout 
temps avec prédilection par des philosophes ou des 
savants 4ui se sont imaginé pouvoir concilier ainsi 
le fait trop incontestable d'un ordre éterûéL et im-^ 
muable dans l'univers avec l'hypothèse d'un prin-^ 
cipe éternel et créateur. 

Toutes les croyances religieuses s'appuient plus 
ou moins sur les doctrines précédentes; toutes ad- 
mettent une force créatrice rentrée dans le repos 
après la création. Elles en diifèrent seulement en ce 
sens que, pour elles, cette force conserve toujours 
son individualité et son indépendance et qu'elle peut 
à volonté suspendre ou renverser les lois établies 
par elles à l'origine des choses^ ' 

De telles idéeë ne sauraient nous occuper plus 
longtemps. Outre qu'elles échappent à l'observa- 
tion, elles ôont encore réprouvées par la raison et 
la logique; car elles attribuent à ded conceptions 
abstraites des qualités et des perfections individuelles 
et humaines. On ne peut ainsi arbitrairement mettre 
la foi à la place de la science. Ce serait d'ailleurs 
porter de l'eau à là mer que de vouloir démontrer 
encore une fois l'inutilité et Timpossibilitê philoso- 
phique de pareilles conceptions. Limiter le temps et 
lui assigner un commencement, ce qui serait le fait 
de la force créatrice, est tine absurdité ; son origine 
du néant en implique tlne plus grande encore. 
« Aucune force ne peut naître de rien. » Lifinia. 



FORGE ET MATIÈRE 67 

« Un rien absolu n'est pas concevable. » Czolbe. 
Si donc la force créatrice ne peut exister, ni avant 
ni après l'origine des choses, si on ne peut concevoir 
qu'elle n'ait eu qu'une existence momentanée, si la 
matière est immortelle, s'il n'y a point de matière 
sans force, point de force sans matière — il ne peut 
y avoir de doute que le monde n'ait pu être créé et 
qu'il soit éternel. Ce qui ne peut être séparé, n'a 
jamais pu exister séparément ! Ce qui ne peut être 
anéanti ne peut être créé ! « La matière ne peut être 
créée, jpar là même elle ne peut être anéantie. » Vogt. 



I . 



IMMORTALITÉ DE LA MATIÈRE 



Imperious Caesar^ dead, and turn'd to clay, 
Might stop a hole to keep the wind away : 
0, Ihat Ihe earth, which kept ilie world in awe, 
Should patch a wall to expel the winter's flawt 

Le puissant César mort et changé en argile 
Pourrait boucher une crevasse, pour chasser le vent; 
Penser que le mortel qui fait trembler le monde 
Puisse remplir le trou d'un mur et repousser les rigueurs 

[de l'hiver 1 

Shakspeare (Hamlet), 



C'est par ces profondes paroles que le grand 
Shakspeare proclamait, il y a 300 ans, une vérité 
qui malgré sa clarté, sa simplicité et son évidence 
semble n'être pas encore généralement admise par 
les naturalistes. La matière est immortelle, indes- 
tructible; nul grain de poussière, si petit qu'il soit, 
ne peut se perdre dans l'univers, nul ne peut s'y 
ajouter. Notre esprit ne pourrait pas même par la 
pensée ôter ou ajouter au monde le moindre atome, 
sans le faire rentrer du même coup dans le chaos ; 
les lois de la gravitation en seraient altérées, l'équi- 
libre nécessaire et invariable des matières en serait 
détruit. C'est à la chimie de nos jours que nous de- 






IMMORTALITÉ DE LA MATIÈRE 69 

vons la démonstration de cette grande vérité; elle 
nous a montré de la manière la plus évidente que la 
métamorphose continuelle des êtres qui s'accomplit 
journellement sous nos yeux, la naissance et la mort 
des formes organiques et inorganiques, ne sont pas 
le produit d'une création e nihilo, comme on Ta cru 
jadis assez généralement, mais que ces phénomènes 
proviennent uniquement de la transformation non 
interrompue d'une même matière primitive, dont la 
masse et les éléments restent toujours invariables. En 
poursuivant', à l'aide de la balance, la matière à 
travers les voies nombreuses et compliquées qu'elle 
parcourt , on l'a toujours vue entrer et sortir des 
combinaisons en conservant son poids initial. Les 
calculs basés depuis sur cette loi, ont donné partout 
les mêmes résultats. Il semble, au premier abord, 
quand nous brûlons un morceau de bois, que les 
parties dont il se composait, ont été consumées par 
le feu et par la fumée. La balance du chimiste 
prouve au contraire que non-seulement ce morceau 
de bois n'a rien perdu de son poids^ mais que ce 
dernier a été augmenté; elle montre que les produits 
recueillis et pesés contiennent non-seulement exac- 
tement toutes les matières dont le bois se composait, 
mais qu'ils en renferment encore de nouvelles sous- 
traites à l'air par la combustion. En un mot, le bois 
qui brûle ne perd point de son poids ; ce poids est 
augmenté. » Le carbone qui a été dans le bois, dit 
VoGT, est impérissable, il est éternel et aussi indes- 
tructible que l'hydrogène et l'oxygène avec lesquels 






70 FORCE ET MATIÈRE 

U a été an combinaiison dans ce môme bois. Cette com- 
hinai^ou et la forma qu'elle affecte est périssable, la 
taatière jamais. » 

. « Le carbone qui se trouve dans la chaux car^ 
bpnatée cristallisée, dans la fibre ligneuse ou dans 
le muscle, peut bien affecter une autre forme aprèa 
la destruction de ces corps, mais les éléments n'en 
pourront jamais être altérés ni anéantis. » CzoLBp. 

A chaque souffle qui sort de notre bouche, nous 
reudons par l'expiration une partie des mets que 
uous mangeons et une partie de Teau que nous 
buvons. Notre corps se métamorphose si rapidement 
qu'on peut dire sans exagération que nous sommes 
des êtres tout autres et entièrement nouveaux au 
bout de quatre semaines. 

Les; combinaisons organiques se renouvellent mo- 
lécule à molécule, mais demeurent toujours iden- 
tiques à elles-mêmes. Leurs atomes n'ont point 
changé de nature ; ils n'ont fait que ^ se déplacer 
pour être remplacés par d'autres de même espèce 
qu'eue. Aujourd'hui dans une combinaison, de- 
main dans une autre, ils constituent par leur mode 
d'agrégation les formes variées et innombrables 
des corps qui se renouvellent incessament sous nos 
yeux par une suite non interrompue de change- 
ipents. Dans les métamorphoses le nombre des 
atomes d'un élément simple reste invariable ; il ne 
ge forme point de molécule nouvelle, et aucune de 
celles qui existent déjà ne peut disparaître. Les exem- 
ples et les preuves que nous pourrions citer à l'ap- 






« 



IMMORTALITE DR tA MATIÈRE 71 

pui de 068 données sont nombreux, Il nous suffira de 
faire observer que les transformations de la matière 
déterminées et classées par Thomme à Taide de la 
balance et du caloul se comptent aiyourd'hui par 
milliers et que nul ne peut leur assigner des limites. 
Mort et naissance, dépérissemeut et renouvellement 
se donnent partout la main dans un enchaînement 
sans fin. Le pain que nous mangeons, Tair que 
nous respirons nous rendent sous une autre forme 
la substance des corps de nos ancêtres morts il y a 
des milliers d'années. Nous restituons de même cha* 
que jour au monde extérieur une partie de notre 
substance, pour la répandre peut-être peu de temps 
après en même temps que celle des êtres qui nous 
environnent. 

Ce mouvement alternatif, éternel et irrésistible 
des atomes a attiré de tout temps Tattention des 
savants qui ont expliqué de la sorte les transforma-r 
tiens des corps. C'est ainsi que, sans s^écarter des 
données scientifiques, le poôte anglais a pu dire que 
ce qui fat jadis le corps de César bouche peut-être 
aujourd'hui le trou d'un vieux mur. 

Il nous semble à peine concevable qu'un fait si 
simple et démontré par la chimie d'une manière ai 
évidente, soit encore de nos jours méconnu ou in--i 
compris des naturalistes et des médecins. On voit 
par là combien peu en général les grandes décou- 
vertes des sciences naturelles ont encore pénétré la 
masse. C'est ainsi que Sghubbrt parle de la créa- 
tion spontanée de Teau dans l'amoncellemont subit 



• 



4 



,■* 






♦ ^. 



•1 • 



72 FORCE ET MATIÈRE 

des nuages, que Robbelen croit à la génération 
spontanée de Tazote dans l'organisme animal, et 
que le célèbre Ehrenberg lui-même paraît supposer 
que les organismes vivants créent de toute pièce les 
substances dont ils sont formés, au lieu de s'assimi- 
ler simplement celles des autres êtres et du milieu 
ambiant. Il semble douter que les organismes créent 
de nouveau les substances dont ils sont formés ou 
qu'ils ne les transforment que d'une manière orga- 
nique (voyez Zeise : Cours de l'infini du macro- 
cosme et du niicrocosme, 1855, page 50, etc.) 

Comment méconnaître que rien — ne se fait de 
rien? La substance doit exister d'avance sous une 
autre forme ou dans une autre combinaison, pour 
pouvoir former une organisation ou y participer. Un 
atome d'oxygène, d'azote, de fer demeure toujours 
identique à lui-même, partout il est doué des mêmes 
propriétés qui lui sont inhérentes de toute éternité : 
n'importe où il se trouve, il représente toujours le 
même être. Quelle que soit la complexité de la 
combinaison dont il fait partie, l'atome en sort tou- 
jours tel qu'il y est entré ; il ne saurait être créé de 
nouveau ni cesser d'être ; il ne peut que changer de 
combinaison. C'est pour cette raison que la matière 
est immortelle et que nous avons pu affirmer dans le 
chapitre précédent l'impossibilité de la création. 
Comment, pourquoi et à quel moment aurait-on pu 
créer ce qui est indestructible de toute éternité? Le 
monde a été, est et sera. « La matière est éternelle, 
elle ne fait que changer de forme. » Rossmassler. 



IMMORTALITÉ DE LA MATIÈRE 73 

Les expressions corps mortel et âme immortelle 
sont devenues banales et presque fatigantes. Un 
peu de réflexion suflSlt pour montrer que c'est préci- 
sément le contraire qui est vrai. Le corps dans sa 
forme individuelle est sans doute mortel, mais non 
dans ses éléments. Il change, à la vérité, au mo- 
ment de la mort, mais il se transforme aussi à cha- 
que instant pendant la vie, comme nous Tavons 
vu précédemment ; mais il n'en demeure pas moins 
immortel dans le sens le plus élevé du mot, puis- 
que la moindre des ses particules ne peut être 
anéantie. Nous voyons, au contraire, l'âme dispa- 
raître avec l'agrégat matériel et individuel ; ce qui, 
pour tout homme exempt de préjugé, prouve bien 
que la vie n'est autre chose que le produit d'une 
combinaison de molécules douées de propriétés ou 
forces spéciales et qu'elle doit nécessairement dispa- 
raître avec ^ette combinaison. « Si nous ne sommes 
pas anéantis par la mort, dit Feghner, le mode 
de notre existence actuelle ne peut pourtant pas 
lui résister. Nous repassons à l'état de poussière ; 
mais tandis que nous changeons, la terre reste et 
se développe sans cesse ; elle est un être immortel 
et les astres le sont avec elle. » 

L'immortalité de la matière est aujourd'hui un 
fait définitivement établi par la science. Il est inté- 
ressant de savoir que des philosophes d'un temps 
plus reculé ont reconnu les conséquences de cette 
vérité importante, bien qu'elle ne fût pas encore dé- 
montrée par la science et qu'ils n'aient pu en avoir 



'V. 



% « 



74 FORGE ET MATIÈRE 

qu'une idée vague, une sorte de pressentiment. 
La preuve n'en pouvait, d'ailleurs, être fournie que 
par nos balances et nos cornues, 

Sébastien Frank, savant aUenaand qui vivait en 
1528, dit : « La matière a été du commencement 
en Dieu, et est pour cette cause éternelle et infinie. 
La terre, la poussière, toute chose créée passe; 
mais on ne peut pas dire que ce dont elle a été créée 
passe également. La substance reste éternelle; un 
être tombe en poussière; mais, de cette poussière, 
un nouvel être en naît. La terre, comme le phénix, 
dit Pline, renaît sans cesse de ses cendres. C'est en 
vain qu'elle yieillit et se décompose : toujours re* 
nouvelée et rajeunie, elle demeure éternellement la 
même et ne saurait être altérée dans ses éléments. > 

Les philosophes italiens du moyen âge émettent 
la même idée avec plus de clarté encore. Bernard 
Telesius (1508) dit : « L'essence des c^rps est et 
demeurera toujours la même; la sombre matière 
inerte ne peut être augmentée ni diminuée. » 

Et Giordono, réformateur brûlé à Rome en 1600 : 

« Ce qui a été semence devient herbe, puis épi, 
# puis pain, suc nourricier, sang, sperme, embryon, 
• homme, cadavre ; puis terre, pierre ou autre corps 
solide, et ainsi de suite. Il y a donc dans tous les 
êtres quelque chose qui se transforme et qui pour- 
tant demeure toujours identique. C'est à tel point 
que rien, sauf la • matière, ne semble constant, 
éternel et digne du nom de principe. A elle seule, 
elle contient toutes les formes et toutes les dimen- 



* « 



IMMORTALITÉ DE LA MATIÈRE 75 

sions ; et ces formes infinies dans leurs variétés, lui 
appartiennent en propre : elles ne lui viennent point 
d'un être supérieur ou extérieur à elle. C'est elle- 
même qui les engendre et les fait sortir de son sein. 
Dire d'une chose qu'elle meurt, c'est dire qu'elle 
passe à une existence nouvelle : la mort n'est qu'une 
décomposition qui, en même temps qu'elle se produit, 
donne naissance à une combinaison d'une autre 
espèce. » 

A une époque bien plus éloignée encore cette vé- 
rité, qui semble destinée à devenir la pierre angulaire 
de la philosophie scientifique, était déjà professée 
par Empédocle. Voici comment s'exprime ce philo- 
sophe, qui vivait 450 ans avant J.-G. : « Ceux qui 
s'imaginent que quelque chose naît qui n'avait pas 
encore existé auparavant ne sont que des enfants 
ou des gens à courtes vues. » 



» 



IMMORTALITÉ DE LA. FORCE 



Ce qui disparait d'un côté, réparait 
nécessairement d'un autre. 

Faraday. 

Il n*y a pas de sonfQe si lc£;er, point 
de vague se brisant sur le rivage, dont 
les mouvements ne parcourent l'univers. 

H. TUTTLE. 



La force immanente à la matière ne peut être 
créée; elle est aussi indestructible, aussi impéris- 
sable, aussi immortelle que cette dernière. Inhérente 
à la masse infinie des substances, elle accomplit avec 
ces dernières et dans l'union la plus étroite avec 
elles, un mouvement circulaire qui n'a ni inter- 
ruption ni fin. Lorsqu'un corps change d'état et 
que, par suite de ce changement, une nouvelle 
force s'y manifeste, la quantité de force développée 
dans ce corps est toujours équivalente à celle qui a 
été dépensée par les corps voisins pour produire le 
phénomène en question. De même qu'il est prouvé 
par les faits que la matière ne peut être ni créée ni 
anéantie, l'expérience démontre également que la 



IMMORTALITÉ DK LA FORCE 77 

force est éternelle, impérissable et qu'elle ne peut 
exister ailleurs que dans les corps. Une force peut 
toujours être ramenée à son principe, c'est-à-dire au 
mouvement initial et équivalent qui Ta mise enjeu. 
Ces transformations ne sont point arbitraires; elles 
ont toujours pour coefficient un équivalent numé- 
rique déterminé : de sorte que la quantité de force 
développée est toujours' en rapport avec le travail 

* 

produit. Il n'y a donc point de forces perdues, il n'y 
a que des mouvements transformés; et, de même 
que la quantité de matière, la quantité de force de- 
meure toujours invariable dans l'univers. 

Les transformations de la matière sont reconnues 
depuis longtemps et admises aujourd'hui à peu près 
par tout le monde; mais il n'en est pas de même de 
la transformation des forces. Cette action, malgré 
sa simplicité et son évidence, ne s'impose pas encore 
à tous les esprits et elle vient seulement d'être mise 
à Tordre du jour dans le monde savant. Il suffit 
cependant, pour se convaincre de cette vérité, de 
réfléchir quelques instants au rapport nécessaire qui 
existe toujours entre la cause et l'effet. La logique 
et l'expérience journalière nous apprennent, qu'au- 
cun mouvement ou changement physique, par con- 
séquent aucune manifestation de forces, ne peut 
avoir lieu , sans produire une série infinie de mou- 
vements ou de changements successifs, c'est-à-dire 
des manifestations de force ; de sorte que chaque effet 
redevient à son tour la cause d'un etfet subséquent 
et ainsi à l'infini. Il n'y a point de repos dans la 



78 FORCE ET MATIÈRE 

nature; toute son existence n'est qu*un mouvement 
circulaire et ininterrompu dans lequel chaque mou- 
vement est tour à tour cause ou effet d^un mou- 
vement équivalent; de sorte qu'il n'y a jamais ni 
lacune, ni perte, ni excédant. Tout mouvement, 
dans la nature, provient nécessairement d'un mou- 
vement antécédent et en produit un subséquent. Seul 
le néant ne peut rien signifier ni rien produire. De 
iliéme qu6, dans le monde matériel, totite formé 
individuelle ne parvient à l'existence qu'en puisant 
dans le fonds infini de la matière, qui resté éter- 
nellement le même, de même tout mouvement prend 
le principe dé son existence, danë le matériel iné- 
|)uisablë des forces, et rend tôt ou tard, d'Une maniéré 
ou d'une autre, à la somme totale ce qu'il lui a etn-^ 
prunté. Une force peut bien devenir latente, c'est-â- 
dire n'être pas apparente pour le moment ; mais elle 
n^est point perdue; elle a seulement changé de ma- 
nière d*être et passé à l'état de force équivalente qui 
se manifestera à son tour quand les conditions du 
phénomène changeront. Elle' n'a point changé 
quant au fond, elle s'est seulement modifiée quant 
à la forme. Les différentes formes dynamiques ayant 
toutes le même équivalent mécanique peuvent se 
remplacer réciproquement} mais aucune d'elles ne 
peut disparaître. De sorte que la somme de force 
existant dans l'univers ne peut être ni augmentée 
ni diminuée ; il n'y a que les formes particulièreii 
de là force générale qui subissent des changements ^ 

4. La quantité existante de force, dit l'auteur d'un essai sur 









.^1* 



IMMORtALITÉ DE LA FORCE 79 

Il y a Hûè science qui s'occupe spécialement dé 
Tétude des forces et de leurs transformations ; c'est 
la physique. Cette science nous fait connaître huit 
forces différentes : pesanteur, attraction, chaleur, 
lumière, électricité, magnétisme, aflBnité, cohésion* 
Ces forces Sont immanentes aux corps et en sont 
insépat^bles, bien que grâce à leur équivalence, elles 
puissent se remplacer et s'engendrer réciproque- 
ment. C'est l'union de ces deux termes abstraits et 
éternellement adéquats (matière et force) qui consti- 
tue le monde. Dans l'univers, qui est le grand réser- 
voir dynamique, la force apparaît surtout sous 
forme de chaleur et de lumière dans les soleils ou 
étoiles fixes, sous forme d'attraction dans les pla- 
nètes, qui se meuvent circulairement autour d'un 
globe central, d'affinité chimique, de cohésion et de 
magnétisme dans les matières pondérables des corps 
célestes» 

Nous allons donner quelques exemples de trans- 
formation des forces. 

Par la combustion, qui est un des modes de mani- 
festation de l'affinité chimique, on obtient de la cha- 
leur et de la lumière. La chaleur produit la vapeur, 
^i àson tour est changée en force mécanique. Cette 
force mécanique peut être consommée en travail 
utile ou se transformer en chaleur par la friction ; 

Id loi de la conservation de la force, publiée dans le journal Nos 
jours, reste invariable. Nous pouvons à volonté faire varier ses 
effets en la modifiant qualitativement, mais nous ne saurions en 
aucune façon augmenter ou diminuer son équivalent numérique. 



80 FORCK ET MATIÈRE 

elle peut de même reparaître dans la machine élec- 
tro-magnétique, sous forme de chaleur, d'électricité, 
de magnétisme, de lumière, et de différence chimi- 
que. — Une des transformations de forces les 
plus fréquentes, est celle de la chaleur en force 
mécanique et réciproquement. Par le frottement 
de deux morceaux de bois on obtient de la cha- 
leur et du feu. Si au contraire, on chauffe une 
machine à vapeur, on change la chaleur en friction 
et en mouvement. Tandis que, par la combustion 
du charbon, TafiGinité chimique se change en cha- 
leur dans la machine à vapeur, on peut, à l'inverse 
du cas précédent, changer en chaleur la force méca- 
nique en faisant tourner à frottement, à l'aide de 
celte dernière,, un cône de bois massif dans un cône 
creux de métal. Ce dernier se chauffe à tel point 
que, mis en rapport immédiat avec l'eau d'une cas- 
cade, d'un torrent, d'un moulin, ou simplement 
avec un courant d'air froid, il peut produire assez 
de vapeur ou de calorique dans l'air pour chauffer 
un appartement. 

Dans la poudre à canon gisent à l'état latent des 
affinités chimiques. Dès que l'étincelle y tombe, 
ces affinités sont satisfaites et la chaleur, la lumière 
et la force mécanique se manifestent. 

Le courant électrique dégagé par la pile de Volta, 
et dû, comme on le sait, à une action chimique, peut 
également produire de la chaleur et de la lumière 
dans les réophores ou, le cas échéant, se transfor- 
mer en force chimique (combinaison et décomposi- 



IMMORTALITÉ DE LA FORGE 81 

tion des solides, des liquides et des gaz). De même, 
dans la machine électrique, la force mécanique du 
bras tournant le plateau, qui provient elle-même 
d'une série d'actes moléculaires (nutrition, combus- 
tion respiratoire, métabolisme des cellules ner- 
veuses, etc.), engendre le courant électrique et 
celui--ci peut, selon les circonstances, se manifester 
sous forme d'attraction, de chaleur, de lumière ou 
d'affinité chimique. 

Par le choc des corps, la force mécanique est 
changée en chaleur, comme on en peut faire l'expé- 
rience avec deux boules non élastiques (p. ex. de 
plomb) qui s'échauffent par le choc ; au contraire 
des corps élastiques (billes de billard) ne s'échauffent 
point, parce qu'ils transmettent par le contre-coup 
la force mécanique qui leur a été communiquée. 
Toute la lumière et toute la chaleur qui existent 
dans l'univers proviennent sans doute de cette 
source. Il est constant d'ailleurs que la lumière et 
la chaleur émanées du soleil et des étoiles fixes sont 
l'expression la plus générale et la plus éclatante de 
la force cosmique. Toutes les forces physiques de 
notre globe sont, en dernière analyse, un effet 
de la chaleur dégagée par le soleil. L'eau qui coule, 
le vent qui souffle, la chaleur animale, la combus- 
tibilité du bois et de la houille, etc. , sont en réalité 
sous l'influence directe de cet astre. C'est la chaleur 
du soleil emmagasinée par le bois, la houille, etc., 
<iui apparaît dans la combustion de ces substances. 

La force qui fait mugir la locomotive, le travail qui 

6 



8t FOtiGE ET MATIÊHE 

engendre la pensée dans le cerveau du penseur, aussi 
bien que le clou qui sort des mains de l'ouvrier, tout 
émane de la chaleur solaire transformée en activité 
dynamique. La chaleur qui chauffe nos demeures, dit 
Liebig, la lumière qui nous éclaire la nuit sont Tune 
et l'autre empruntées au soleil, dont les rayons ab- 
sorbés par les planètes se transforment en chaleur ; 
et cette chaleur concentrée et accumulée dans les 
corps échauffés peut à son tour devenir lumineuse. 

Nous voyons tous les jours le magnétisme en- 
gendrer des courants électriques et ceux-ci produire 
des mouvements variés. 

L'inertie, qui est une force négative, peut affecter 
successivement toutes les formes dynamiques. 

Il suffit de considérer le pendule et les aiguilles 
d'une horloge pour voir la pesanteur se transformer 
en mouvement. 

Dans ce processus des différentes formes dyna- 
miques, il est rare qu'il n'y ait pas une certaine 
quantité de force dissimulée. Dans la machine à va- 
peur par exemple, une grande partie de la chaleur 
obtenue ne se transforme pas en force mécanique ; 
mais elle s'échappe sous forme de chaleur avec les 
vapeurs qui se dégagent, ou avec l'eau qui se con- 
dense. Il semble qu'une partie de la force mécanique 
se perde dans l'arme à feu; mais en réalité il n'en est 
rien ; la portion de force perdue pour la projection 
de la balle demeure à l'état de chaleur dans le canon 
et se manifeste sous forme de vibrations sonores par 
l'explosion. Dans la machine électrique, une partie 



IMMORTALITÉ DE LA MATIÈRE 83 

de la force est absorbée par le plateau et par les 
coussinets, etc. , mais elle n'est point perdue pour 
cela. Absolument parlant, il n'y a jamais de force 
perdue dans l'univers ; mais il arrive souvent qu'une 
force est déviée de son but principal ou n'est pas 
utilisée entièrement. La portion ainsi dissimulée peut 
échapper à l'observateur superficiel, mais non au 
vrai savant. En un mot, une force peut se diviser et 
apparaître sous diflFérentes formes; mais la somme 
des forces dérivées est toujours équivalente à la gé- .»* ^'^' 
nératrice. Beaucoup de faits pourraient être cités à 
Tappui de cette loi. Tous se résument dans la pro- 
position suivante : La force ne peut être créée ni 
anéantie. Il en résulte que le mouvement oiroulaire 
de la force est corrélatif et indissolublement lié à celui 
de la matière. La nature peut donc être comparée à 
un cercle qui porte en lui*môme sa raison d'existence 
et dans lequel les causes et les effets se lient sans ûa 
et sans commencement. Il n'y a d'immortel que ce 
qui a toujours été, et ce qui est éternel ne saurait 
ôtre créé» 



» 

». 






L'INFINI DE LA MATIÈRE 



¥'"*,' 



^ *^ "•.- Le monde na pas de bornes, il est infini, 

^^ ^ '-^ COTTA. 



Si la matière est infinie dans le temps, c'est-à- 
dire éternelle^ elle est également sans limites dans 
Tespace. Les idées que notre esprit borné se fait du 
temps et de l'espace, considérés par rapport à l'éten- 
due et à la durée de chaque corps en particulier, ne 
s'appliquent point à la matière en général. Que nous 
cherchions Tétendue de la matière, dans le macro- 
cosme ou dans le microcosme, peu importe ; il est 
toujours impossible de lui assigner des bornes. L'in- 
vention du microscope, en nous faisant connaître le 
monde des infiniment petits et l'extrême délicatesse 
des éléments organiques, dont on n'avait pas même 
soupçonné Texistence jusqu'alors, fit naître dans 
certains esprits la téméraire espérance de découvrir 
la dernière expression et jusqu'au principe même de 
la vie. Mais cet espoir s'est évanoui à mesure que 
nos instruments se sont perfectionnés. Le micros- . 



L'INFINI DE LA MATIÈRE 8S 

cope nous montre aujourd'hui, dans la centième 
partie d'une goutte d'eau, un monde d'animalcules 
doués de formes parfaitement déterminées, qui se 
meuvent, mangent, digèrent, vivent enfin comme 
tout autre animal et sont pourvus d'organes dont 
nous ne pouvons pas môme pressentir la structure. 
Il en est de si petits que Ton peut à peine distinguer 
leurs contours extérieurs à l'aide des plus forts 
grossissements. Leur organisation intérieure nous est ♦ r t 
absolument inconnue, et nous savons encore moins, *** «^ ij 
cela va sans dire, s'il en peut exister d'autres encore "* ^ ''v. 
plus petits. « Faudra-t-ilun jour, dit Cotta, grâce 
au perfectionnement incessant de nos instruments, 
reconnaître dans les monadaires une race de géants 
dans un monde de pygmées et, au-dessous de ces 
derniers, des êtres plus subtils encore ? » 

Le rotifère, qui n'est pas plus gros que la dixième 
ou vingtième partie d'une ligne, est pourvu d'une 
bouche, de mâchoires dentées, d'un estomac, de 
glandules intestinales, de vaisseaux et de nerfs. La 
monade, aussi agile qu'un trait, mesure la 2000® 
partie d'une ligne, et une seule goutte de liquide en 
contient des millions ; les vibrions, aussi des infu- 
soires de la plus petite espèce, paraissent à l'œil 
armé du microscope, comme des amas de petits 
points ou traits à peine perceptibles et constamment 
en vibration. On en compte plus de 4 millions pour . 
une seule ligne cube. Ces animaux ont des organes [, "^ * 
de locomotion, et d'après la nature de leurs mou-'- • -^^ 
vements, nous devons supposer 5^uôsî chez eux ^^ 



86 rORGE ET MATItRE 

Pexistence de la sensation et de la yolonté. On ne 
peut pas douter non plus qu'ils soient pourvus d*oiH 
^anes ou de tissus destinés à les reproduire. Mais 
notre œil n'a pu encore nous rendre compte de la 
forme de ces organes ou |de ces tissus, ni des élé^ 
ments matériels qui entrent dans leur structure. Les 
grains de semence d'un champignon qu'on trouve 
en Italie sur les raisins, sont d'une telle petitesse 
/ * ^ qu'un globule de sang humain parait, sous le mi-!^ 
f ^ * erosoope, un géant à odté d'eux. Les globules san--^ 
guins sont eux-mêmes d'une telle petitesse, qu'une 
goutte de sang en contient plus de cinq millions. 
Et pourtant, ce grain si ténu est doué du pouvoir 
reproducteur, ce qui implique une complexité très- 
grande et des éléments matériels dont nous ne sau^ 
rions nous faire une idée. Nous pouvons apprécier 
maintenant la limite et la courte portée de notre 
force visuelle. 

La matière des comètes est, selon Babinet, si fine 
et si raréfiée que sa densité, par rapport à la densité 
de Pair atmosphérique, est représentée par une frac- 
tion dont le diviseur est égal à 1, et dont le divi-^ 
dende est égal à un nombre de cent vingt-^cinq 
ohifTres. On peut d'ailleurs, à l'aide de l'analyse 
spectrale, découvrir dans l'atmosphère l'existence 
d'une matière égale à la 3,000,000^ partie d'un 
milligramme, quantité qui échapperait compléte*- 
ment à nos sens, quand même nous parviendricms & 
' rendre no» nrieroaeofies mille fois plus puissants. On 
appelle atome»Je8'pa|t^eules ultimes de la matière 



L'INFINI DE LA MATIÈRE 87 

qae l'on considère comme absolument indivisibles. 
Ce sont ces atomes qui, par leur attraction et leur 
répulsion réciproque, constituent les différents corps 
dont les propriétés sont déterminées par celles de 

ê 

leurs atomes. Mais, à vrai dire, le mot atome n'ex- 
prime qu'une notion conventionnelle et subjective 
objectivée arbitrairement par notre esprit. Il nous 
est impossible en réalité de nous faire une idée 
exacte de l'atome. Nous ignorons absolument sa 
forme, son volume, sa position, etc. Personne, en 
un mot, n'a vu les atomes. La philosophie spécula- 
tive les nie parce qu'elle ne peut admettre l'existence 
d'une matière absolument indivisible. Ainsi, ni l'ob^. 
servation, ni l'idée plus ou moins rationnelle que 
nous nous faisons des corps ne peuvent nous con- 
duire à assigner des bornes à la matière. Il nous faut 
donc à jamais renoncer à cette prétention. Les mi- 
croscopes les plus puissants, dit Valentin (Physio- 
logie), ne nous montreront jamais ni la forme, ni 
la position des molécules, pas même les groupes 
qu'elles forment en se combinant. Un grain de sel, 
dont nous distinguons à peine la saveur, contient 
des billions de groupes atomiques que jamais l'œil 
humain ne pourra contempler. Nous sommes donc 
forcés d'admettre, malgré les tendances de notre es- 
prit naturellement porté à tout mesurer à son 
aune, que le monde est infini même dans les plus 
petites parties qui le composent. 

Ce que le microscope nous montre dans le mi- ' 
crocosme, le télescope nous le dévoile dans le ma- 



88 FORGE ET MATIÈRE 

crocosme. C'est dans ce monde que de hardis 
astronomes pénétraient avec Tespoir d'en atteindre 
les limites ; mais plus les instruments se perfection- 
naient, plus les mondes qui apparaissaient à leurs 

regards étonnés devenaient infinis, incommensu- 
rables. Les légers nuages blancs que nous aperce- 
vons à Toeil nu, par un temps clair, ont été décom- 
posés par le télescope en des myriades d'étoiles, de 
mondes, de soleils et de planètes; et la terre avec 
ses habitants, que l'homme aimait à se représenter 
comme le centre et le couronnement de l'être, est 
tombée de sa hauteur chimérique au rang d'un 
simple atome perdu dans l'immensité de l'espace. 
Les distances que les astronomes ont calculées dans 
l'univers sont tellement incommensurables que l'es- 
prit en est pris de vertige. La lumière qui parcourt 
78, 841 lieues par seconde, n'a pas employé moins 
de 2000 ans pour parvenir de la voie lactée à notre 
terre. Le télescope monstre de lord Rosse a dévoilé 
des étoiles dont la distance est tellement infinie, 
qu'il a fallu à leur lumière 30 millions d'années 
pour arriver jusqu'à nous. Le plus simple raisonne- 
ment suffit pour établir que ces étoiles ne font pas 
même pressentir les limites de l'espace peuplé par 
des corps célestes. Tous ces corps suivent les 
lois de la gravitation et sont soumis à une attraction 
réciproque. Dès qu'on leur trace des limites, l'at- 
f . traction trouve un centre imaginaire, une résultante 
. jf , ' idéale et le monde s'agglomère en un seul globe. 
^ Quelle que soit la distance qui sépare les astres les 



»i# 



L'INFINI DE LA MATIÈRE 89 

uns des autres^ leur réunion aurait dû nécessaire- 
ment se produire à un moment donné. Mais ce fait * 
n'arrivant pas et n'étant jamais arrivé, malgré la 
durée infinie de l'existence du monde, l'hypothèse 
tombe d'elle-même. Or, cette attraction des corps 
célestes vers un centre déterminé ne peut être em- 
pêchée que par l'existence d'autres globes qui se 
trouvent au delà des bornes du monde visible, et qui 
exercent leur attraction en dehors de lui — et ainsi 
à l'infini. Par conséquent toute limite imaginaire 
anéantirait le monde. 

Si nous n'avons pu trouver de limite à la matière 
dans les plus petites choses, nous sommes encore 
moins capables d'en trouver dans les plus grandes ; 
nous la déclarons infinie dans les deux sens du ma- 
crocosme et du microcosme et absolument sans li- 
mites dans l'espace et dans le temps. L'espace étant 
sans bornes et la matière divisible à l'infini, la rai- 
son et l'expérience, qui se refusent également à l'i- 
dée du néant, se trouvent donc justifiées. Nous 
montrerons d'ailleurs un peu plus tard que les lois de 
l'esprit, loin d'être en contradiction avec celles du 
monde, les reflètent, au contraire, avec la plus 
grande exactitude. 



DIGNITÉ DE LA MATIÈRE 

Le temps est passé où Ton imaginait 
respritindépendantdelamatière.Maison 
s'éloigne aussi des temps où Ton croyait 
que l'esprit était rabaissé, parce qu'il ne 
se manifeste que dans la matière. 

MOLBSCHOTT. 

Mépriser la matière — dédaigner son propre 
corps parce qu'il fait partie de la matière — consi- 
dérer la nature et le monde comme de la poussière 
qu'il faut secouer — maltraiter et tourmenter sa 
chair, de telles aberrations ne peuvent provenir que 
de l'ignorance et du fanatisme. Quiconque a suivi 
la matière dans les voies mystérieuses qu'elle par- 
court, quiconque a pénétré la cause de ses innom- 
brables et merveilleuses métamorphoses, sera bien 
près de s'associer à l'enthousiasme d'un de nos 
penseurs les plus éminents pour cette matière 'jadis 
si méprisée. Celui qui rabaisse la matière, se rabaisse 
lui-même ainsi que toute la création; celui qui 
maltraite son corps, maltraite aussi son esprit et 
s'expose à une perte certaine, au lieu du gain ima- 
ginaire qu'il espérait pour son âme. On entend 



DIGNITÉ DE LA MATIÈRE Oi 

souvent donner le nom méprisant de matérialistes à 
côuz qui ne partagent pas ce dédain aristocratique 
pour la matière et s'efforcent de découvrir en elle et 
par elle les forces et les lois de Texistence ; à ceux 
qui admettent que l'esprit n'a pas créé le monde de 
lui-même, et qu'il est par conséquent impossible de 
parvenir à le connaître sans étudier préalablement 
la matière et ses lois. Ce nom employé dans ce sens 
n'est plus aujourd'hui qu'un titre d'honneur. C'est 
grftce aux philosophes et aux savants matérialistes 
que l'homme s'élève de plus en plus au-dessus de la 
matière domptée par la science et le travail de 
chaque jour ; c'est grâce à eux que, dégagés des 
liens de la pesanteur, nous volons avec les ailes du 
vent sur la surface de la terre et que nous commu- 
niquons avec la vitesse de la pensée. En présence de 
tels faits, l'envie est réduite au silence, et le temps 
est passé où les hommes préféraient un monde ima- 
ginaire au monde véritable. 

Au moyen âge, de soi-disant serviteurs de Dieu 
affichaient un mépris profond pour la matière et en 
étaient venus à clouer en quelque sorte au pilori 
leur propre corps. Les uns se crucifiaient, d'autres 
se martyrisaient de toutes sortes de manières. Des 
troupes de flagellants parcouraient les provinces, 
montrant leurs corps déchirés de leurs propres 
mains. Les moyens les plus raffinés étaient employés 
pour ruiner la force et la santé afin de laisser la pré- 
pondérance à l'esprit, considéré comme une essence 
surnaturelle et indépendante du corps. Feuerbach 



9Î FORCE ET MATIÈRE 

raconte, qu'à force d'ascétisme, saint Bernard avait 
perdu le goût au point de confondre la graisse avec 
le beurre et l'huile avec l'eau. Les supérieurs des 
couvents, dit Rostan, avaient coutume de pratiquer 
de fréquentes saignées à leurs moines afin de com- 
primer leurs passions que la dévotion avait peine à 
contenir. Mais, continue le môme auteur, la nature 
outragée se vengeait parfois violemment. Les me- 
naces contre les supérieurs, les révoltes même corro- 
borées par l'emploi du poison et du poignard n'é- 
taient pas rares dans ces sépulcres hantés par les 
vivants. On connaît assez par les descriptions des 
voyageurs le triste et dégoûtant ascétisme auquel se 
soumettent les misérables peuples de l'Inde. Aussi 
leur beau pays est-il la proie d'une poignée d'étran- 
gers *• 



1. Voici ce que dit un auteur romain à Tépoque où l'Empire, 
près de sa ruine, embrassa le christianisme : 

« L'Ile entière de Capraria est afïligëe par la présence d'hommes 
qui fuient la lumière. Ils s'appellent moines ou ermites parce qu'ils 
veulent vivre seuls et sans témoins de leurs actions. Les dons de 
la fortune leur répugnent parce qu'ils craindraient de les perdre, 
et c'est pour ne pas devenir malheureux qu'ils choisissent la mi- 
sère. Quelle absurdité de craindre les maux delà condition hu- 
maine sans savoir en supporter la félicité! Cette folie noire est le 
produit d'une maladie, où le sentiment de leurs fautes pousse ces 
malheureux à infliger à leurs corps les tortures réservées par la 
justice aux esclaves fugitifs. » 

L'historien anglais Gibbon, dans son Histoire de la décadence 
et de la chute de l'Empire romain, dit, en parlant des moines et 
des cloîtres : la crédulité et la soumission anéantirent la libre 
pensée, source de toute conviction noble et raisonnable; et le 
moine, adoptant le vil esprit de l'esclave, se soumit en aveugle à 
)a foi et aux passions de ses tyrans spirituels. Une troupe de faoa- 



DIGNITÉ DE LA MATIÈRE 93 

De telles folies ne sont plus heureasement que de 
rares exceptions parmi nous. Une meilleure instruc- 
tion nous a appris à avoir plus de respect pour la 
matière en nous et hors de nous. Soignons et dé- 
veloppons notre corps aussi bien que notre esprit, 
n'oublions pas que tous deux sont inséparables et 
que ce que nous faisons pour l'un^ profite aussi à 
lautre ! Mens sana in corpore sano. 

D'un autre côté n'oublions pas non plus, que 
nous ne sommes qu'une partie imperceptible, quoi- 
que nécessaire, du grand tout qui constitue le 
monde et que nous devons tôt ou tard perdre notre 
personnalité pour rentrer dans la masse commune. 
La matière dans son ensemble est la mère d'où tout 
provient et où tout retourne. 

Aucun peuple de la terre ne savait mieux hono- 
rer en lui ce qui était humain que le peuple grec, 
ni mieux apprécier le contraste de la vie et de la 
mort. HuFELAND raconte, d'après Lucien, que Db- 

tiques, dépourvus de toute crainte^ de toute raison, et de tout 
sentiment humain , troubla le repos de l'Eglise d'Orient^ et les 
soldats romains n'eurent pas honte d'avouer qu'ils aimaient mieux 
combattre les barbares les plus féroces que ces forcenés. 

Dans un autre passage, il dit : « Ils faisaient tout leur possible 
pour se ravaler à un état de grossièreté et d'avilissement qui efface 
toute différence entre l'homme et l'animal, et il y eut une espèce 
nombreuse d'anachorètes qui prirent leur nom du fait de manger 
l'herbe des plaines de la Mésopotamie à côlé des troupeaux. » Le 
même historien cite aussi une parole de Zosime sur la richesse 
des couvents à celte époque. Selon lui , les moines chrétiens au- 
raient, sous prétexte de secourir les pauvres, réduit à la mendicité 
la plus grande partie du genre humain. 

Note de la 8me éd. 



94 FORCE ET MATIÈRE 

MONAx^ philosophe grec^ âgé de cent ans, à qai l'on 
demandait de quelle manière il voulait être enterré, 
répondit : N'en soyez pas en peine; le cadavre se fera 
enterrer par sa mauvaise odeur. — Mais, dirent ses 
amis, veux-tu servir de pâture aux chiens et aux 
oiseaux? — Pourquoi pas? repartit-il; j'ai fait de 
mon mieux pour servir les hommes, tant que j'ai 
vécu, pourquoi ne donnerais-je pas aussi quelque 
chose aux animaux après ma mort ? 

Notre société moderne n a jamais pu s'élever à 
une pareille hauteur. Il lui semble plus digne de 
barricader avec des pierres de taille ses misérables 
cadavres, pour être conservés pendant des siècles, 
ou de s'enfermer dans des tombeaux de famille, avec 
des anneaux aux doigts, que de rendre au milieu 
ambiant ce qu'elle lui a pris et ne peut lui disputer 
à la longue. 

Un médecin théologien, M. le professeur Leu*- 
POLDT, à Erlangen, Talter-ego du célèbre M. Ring- 
SEis, soutient que ceux qui prennent pour point de 
départ la matière au lieu de Dieu, doivent renoncer 
à toute méthode scientifique, parce que n'étant eux- 
mêmes qu'un atome de la matière, il leur est im- 
possible de comprendre la nature et la matière en 
général, encore moins d'en connaître les lois. C'est 
là un raisonnement plus digne d'un théologien que 
d'un médecin I Ceux qui ont pris Dieu pour point de 
départ et non la matière, nous ont-ils jamais expli- 
qué les propriétés de la matière ou les lois d'après 
lesquelles, à ce qu'ils disent, le monde est gouver- 



DIGNITÉ DE LA MATIÈRE 95 

né? Ont-ils pu nous dire si le soleil allait ou s'ar- 
rêtait ? si la terre était un globe ou une plaine ? quel 
était le dessein de Dieu, etc. ? Non ; il leur a toujours 
été impossible de répondre à ces questions. Partir de 
• Dieu pour étudier la nature est un procédé qui n*a pas 
de sens et nécessairement stérile. Construire l'univers 
à sa fantaisie, en vertu de prétendues lois rationnelles 
déterminées à priori, est une méthode justement dis- 
créditée et désormais sans valeur. C'est précisément 
à la méthode contraire que les sciences naturelles 
doivent les grands progrès et les heureux résultats 
réalisés de nos jours dans cette branche du travail 
humain. Pourquoi l'homme issu delà matière s'obs- 
tinerait-il toujours à méconnaître son origine ? N'est- 
ce pas dans la matière que réside toute activité phy- 
sique et intellectuelle et en elle seule que cette 
activité se manifeste? N'est-ce pas elle qui est le 
principe de Tétre et qu'il faut tout d'abord étudier 
pour connaître le monde et se rendre compte de 
sa propre existence ? C'est ce qu'ont fait, du moins, 
tous les naturalistes dignes de ce nom ; et quiconque 
aspire à ce titre essaierait en vain de procéder au- 
trement. M. Leupoldt, quoique médecin, n'est point 
naturaliste. S'il l'avait jamais été, d'aussi étranges 
idées n'auraient pu, à coup sûr, germer dans son 
cerveau. 



L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE 



11 ne faut pas considérer le gouvernement de 
l'univers, comme un ordre réglé par un esprit en 
dehors du monde; mais comme la raison im- 
manente aux forces cosmiques et à leurs rapports, 

Strauss. 

Dans l'harmonie constante de la nature, nous 
trouvons une preuve suffisante de l'immutabilité 
de la loi; tout miracle suppose l'annulation de cette 
dernière, procédé auquel la nature se soumet aussi 
peu qu'à toute autre intervention miraculeuse dans 
son empire. Tout, depuis la teigne qui danse aux 
rayons du soleil jusqu'à l'intelligence humaine qui 
émane des masses cellulaires du cerveau» est sou- 
mis à des principes fixes, 

H. TUTTLE. 



Les lois qui déterminent Tactivité de la nature, 
qui règlent les mouvements de la matière, tantôt en 
détruisant, tantôt en organisant, et qui produisent les 
formations organiques et inorganiques les plus va- 
riées, sont éternelles et immutables. Une nécessité 
absolue et inflefxible domine la matière. « La loi de la 
nature, dit Moleschott, est l'expression la plus ri- 
goureuse de la nécessité. » Aucune puissance, quelle 
qu'elle soit, ne peut échapper à cette nécessité qui 



L'tMMUTABlLiTË DES LOtÔ t)É LA NAtURE 9l 

n'a ni exception ni restriction. Dans tous les temps et 
de toute éternité, une pierre qui n'est soutenue par 
rien tombera vers le centre de la terre, et jamais 
ordre divin ou humain n*a arrêté ni n'arrêtera le 
soleil dans sa course. Une expérience de plus de dix 
siècles a convaincu le naturaliste de l'immutabilité 
des lois de la nature, et cette conviction est devenue 
avec le temps une certitude irrévocable. La science, 
infatigable dans la recherche de la vérité, a attaqué 
la vieille superstition née dans l'enfance des peuples 
et lui a enlevé une position après l'autre. C'est ainsi 
que successivement elle a arraché aux dieux le 
tonnerre, la foudre, les éclipses, et soumis à la do- 
mination de l'homme les redoutables forces des 
anciens Titans. Ce qui était inexplicable, ce qui était 
miraculeux, ce qui ne paraissait dépendre que d'une 
puissance surnaturelle, apparut bientôt à la clarté 
du flambeau de la science comme Tefiet de forces 
physiques ignorées ou peu comprises jusqu'alors. 
Avec quelle célérité croula la puissance des esprits 
et des dieux ! La superstition devait céder la place 
aux lumières chez les peuples civilisés. Nous avons 
le droit de dire avec la plus grande certitude scien- 
tifique qu'il n'y a point de miracle, que tout ce qui 
arrive est déjà arrivé et arrivera toujours naturelle- 
ment, nécessairement, en vertu de lois absolues dé- 
pendantes seulement de la nature des corps, de leurs 
rapports réciproques et des forces qui leur sont inhé- 
rentes de toute éternité. Aucune révolution de la terre 
et du ciel, quelque terrible qu'elle ait été, n'a pu avoir 



# 



08 I^okcë ët matière 

lieu d'une autre manière ; aucun être tout puissant, 
venu du ciel, ou d'ailleurs, n'a soulevé les montagnes 
et transporté les mers, créé les animaux et les hom- 
mes, par des considérations ou des convenances 
personnelles. Ces phénomènes, de môme que tout 
ce qui existe, se sont produits jadis, comme aujoui^ 
d'hui, suivant les mêmes lois, et toujours fatalement, 
nécessairement dans des conditions identiques ou ri- 
goureusement équivalentes. Partout et toujours, 
quand le feu et l'eau se rencontrent, ils produisent 
des vapeurs et exercent leurs forces irrésistibles sur 
tout ce qui les entoure. Là où tombe le grain il 
croît, à la condition bien entendu qu'il trouve un 
terrain favorable et une nourriture suffisante pour 
se développer. Là où la foudre est attirée, elle 
éclate. — Une connaissance même superficielle de 
la nature et des sciences naturelles suffit pour nous 
faire admettre les vérités précédentes. 

La destinée de l'homme n'est pas autre que celle 
du monde. Gomme lui, ij. est soumis aux lois physi- 
ques et à la fatalité qui domine tous les êtres. Il est 
dans la nature de tout être vivant de naître et de 
mourir, et aucun n'a encore échappé à cette loi ; la 
mort est ce qu'il y a de plus certain pour nous, elle 
est à la fin de toute existence individuelle. Ni les 
prières d'une mère, ni les larmes d'une épouse, ni 
le désespoir d'un époux ne retiennent sa main 
inexorable. « Les lois de la nature, dit Vogt, sont 
des forces barbares, inflexibles, elles ne connaissent 
ni iQorale ni bienveillance. » Aucune main ne retient 






L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE » 

la terre dans sa course, aucune prière ne saurait 
arrêter le soleil ni apaiser la fureur des éléments en 
latte les uns avec les autres ; aucune voix n'éveille 
le mort de son sommeil, aucun ange ne délivre le 
prisonnier, aucune main sortant des nues ne pré- 
sente un pain à qui a faim, aucun signe céleste ne 
nous donne des connaissances surnaturelles. « La 
nature, dit Feuerbach, ne répond pas aux plaintes 
et aux prières de Thomme ; elle le repousse inexo- 
rablement sur lui-même.» Et Luther, dans son lan- 
gage naïf : «Nous savons par expérience que Dieu ne 
se mêle, en aucune manière, de cette vie terrestre. » 
Un esprit dont les manifestations sont indépendantes 
des forces de la nature, tel que le décrit Liebig, ne 
peut exister. Pour tout homme exempt de préjugés 
et éclairé par l'étude des sciences, un pareil phéno- 
mène est à la fois une chimère et un non-sens. 

Gomment pourrait-il en être autrement ? Comment 
serait-il possible que Tordre immuable suivant lequel 
les choses se meuvent, fftt jamais interrompu sans 
causer au monde un déchirement irrémédiable, 
sans nous livrer nous-mêmes et l'univers à un arbi- 
traire désolant? Pour en venir là il faudrait admettre 
que toute science est du fatras, toute recherche sur 
cette terre un travail inutile. 

Ces exceptions à la règle, ces transgressions à 
l'ordre naturel du monde ont été appelées miracles, 
et il y en a eu de tout temps, dit-on, un grand nom- 
bre. Ils tirent leur origine, soit de la spéculation in- 
téressée, soit de la superstition et de notre penchant 



•- • V 






# 






100 FORGE ET MATIÈRE 

singulier et inné pour le merveilleux et le surnaturel. 
Il est pénible à l'homme, quelque palpables que 
soient les faits, de se reconnaître sujet de la nature 
et de se soumettre à ses lois immuables ; sans cesse 
il voudrait leur échapper et cherche partout le moyen 
de s'y soustraire. La jeunesse de Thumanité et son 
ignorance primitive devaient nécessairement favori- 
ser le développement de ce penchant naturel à notre 
espèce. Pour les hommes de ces âges reculés tout 
était sujet d'étonnement et matière à miracles- Au- 
jourd'hui môme les hordes sauvages et ignorantes 
et quelques hommes peu éclairés continuent encore 
à y croire. Ce serait abuser de la patience du lec- 
teur que de vouloir lui prouver l'impossibilité des 
miracles par des raisons naturelles sans parler de 
celles des naturalistes. Il n'est pas un homme éclairé, 
à l'heure qu'il est, .qui s'arrête de bonne foi à ces 
enfantillages. Et, en vérité, nous sommes étonné 
qu'un esprit aussi clair et aussi pénétrant que Louis 
Feuerbach ait cru nécessaire d'user de tant de 
dialectique pour réfuter les miracles chrétiens. 
Quel fondateur de religion n'a pas jugé à propos de 
s'entourer de quelques miracles, pour paraître sur 
la scène du monde ? et le succès n'a-t-il pas prouvé 
qu il avait raison ? Quel prophète, quel saint n'a pas 
fait de miracle ! Quel homme porté au merveilleux 
ne voit pas encore aujourd'hui et à toute heure des 
miracles en quantité ? Les esprits des tables tournan- 
tes ne comptent-ils pas au nombre des miracles? 
Devant le flambeau de la science tous les miracles 






i* ^ 



^- 



L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE iOl 

sont les mêmes : le résultat d'une imagination éga-» 
rée. « Il n'y a de merveilles et de miracles dans la 
nature, dit le célèbre Système de la nature, que 
pour ceux qui ne l'ont pas suffisamment étudiée. » 

Est-il possible que, dans un temps où les sciences 
naturelles sont, pour ainsi dire, hors de page, le 
clergé d'une nation aussi éclairée que la nation an- 
glaise ait fait preuve de la plus grossière supersti- 
tion dans sa fameuse dispute avec lord Palmerston ? 
C'est pourtant ce qui est arrivé. A la dernière invasion 
du choléra en Europe le clergé anglican pria le gou- 
vernement d'ordonner un jour déjeune et de prières 
pour détourner le fléau de l'Angleterre : La propa- 
gation du choléra, répondit le noble lord, repose 
sur des conditions naturelles en partie connues ; elle 
pourra être conjurée avec plus d'efficacité par des 
mesures sanitaires que par des prières. Cette ré- 
ponse lui attira le reproche d'athéisme, et le clergé 
déclara que c'était un péché mortel de ne pas vou- 
loir croire que la Providence pût transgresser en 
tout temps les lois de la nature. Quelle singulière 
idée se font ces gens du Dieu qu'ils se sont créé . 
un législateur suprême qui se laisserait fiéchir par 
des prières et des sanglots pour renverser l'ordre 
immuable qu'il a créé, violer ses propres lois et dé- 
truire de sa main l'action des forces de la nature ; 
quelle pitié ! 

« Tout miracle, dit Cotta, s'il existait, prouverait 
que la création ne mérite pas la vénération que 
nous avons pour elle, et le mystique devrait nécessai- 









• / 



?% 



101- FORGE ET MATIÈRE 

rement conclure de Timperfection de la création à 
l'imperfection du créateur. » 

« La science, dit Giebel, qui repose non sur de 
vains articles de foi mais sur l'expérience et Tétude, 
réprouve le miracle comme une des plus fiinestes 
aberrations de Tesprit humain, » 

Et le Français de Jouvbngel : « Il n y a ni ha- 
sard ni miracle ; il n'y a que des phénomènes régis 
par des lois. » 

Des OQvrages dogmatiques soutiennent que l'idée 
du monde visible allant de soi-même comme une 
horloge, est indigne de la divinité, que Dieu devrait 
plutôt être considéré comme le régulateur perpétuel 
et le créateur permanent de l'ordre dans le monde. 
C'est ainsi qu'on a reproché à Alexandre de 
HuMBOLDT d'avoir représenté le Cosmos comme un 
enchaînement de lois naturelles et non comme le 
produit d'une volonté créatrice (Erdmann). On 
pourrait au môme titre reprocher aux sciences natu- 
relles qu'elles existent ; car ce ne sont pas les natu- 
ralistes, mais la nature elle-même qui nous a fait 
connaître le Cosmos comme un enchaînement de 
lois naturelles et immuables. Quelles que soient les 
objections que l'intérêt théologique ou l'ignorance 
des pédants puissent alléguer, elles tomberont tou- 
jours devant l'évidence des faits. Les adversaires des 
naturalistes invoquent aussi de prétendus faits : Dieu, 
disent-ils, n'a-t-il pas desséché la ïner Rouge pour 
livrer passage aux Juifs; n'a-t-il pas averti de 
tout temps les hommes par des comètes et des 






L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE iOS 

éclipses ; n'est-ce pas lui qui vêtit le lis des champs 
et qui nourrit les oiseaux du ciel? Sans doute ; mais 
ce sont là des phénomènes naturels, dont les lois 
sont aujourd'hui parfaitement déterminées. Les oi- 
seaux du ciel sont, comme tous les autres animaux, 
obligés de chercher leur nourriture pour vivre, et il 
va sans dire qu'ils mourraient de faim si, confiants 
dans la bonté du ciel, ils s'abstenaient de ce 
soin. 

Croit-on d'ailleurs donner une bien haute idée de 
la divinité en nous la montrant, comme un vulgaire 
mécanicien, sans cesse occupée à régler ou à réparer 
sa machine ? En vérité, c'est faire un triste éloge du 
monde et de son auteur prétendu. Aussi les natura- 
listes de Técole spiritualiste admettent-ils tous à 
l'heure qu'il est Timmutabilité des lois de la nature. 
Us cessent seulement de s'entendre lorsqu'il s'agit de 
concilier ce fait avec Faction souveraine de la force 
créatrice. Cette conciliation, qui a été de tout temps 
le rêve des philosophes, les a préoccupés aussi très- 
vivement. Mais de pareilles tentatives réussissent 
rarement dans les sciences. Les efforts des spiritua* 
Ustes sont demeurés jusqu'à présent sans résultat. 
Presque toujours en désaccord avec les faits, leurs 
doctrines empiètent la plupart du temps sur le do- 
maine de la foi, ou bien elles abritent leur impuissance 
* sous Tambiguïté du langage. Nous trouvons un très- 
bel échantillon de cette obscurité solennelle et creuse 
dans la phrase suivante du célèbre Œrsted : « Le 
monde, dit-il, est gouverné par une raison éternelle 



i04 FORGE ET MATIÈRE 

qui se manifeste dans les lois immuables de la na- 
ture, » Comprenne qui pourra comment une raison 
éternelle qui gouverne peut s'accorder avec des lois 
immuables. Ou ce sont les lois immuables qui gou- 
vernent, ou c'est la raison éternelle. Dans le premier 
cas, il n'y a plus d'intervention personnelle possible 
et partant plus de gouvernement; dans le second 
cas, au contraire, l'immutabilité des lois n'existe 
plus en réalité, puisqu'elle peut être troublée à cha- 
que instant par la raison éternelle. Si enfin ces 
deux puissances gouvernent simultanément et que, 
par impossible, elles soient toujours en accord par- 
fait, leur dualisme devient illusoire ou tout au moins 
superflu. Du reste, Œrsted ne recule point devant la 
contradiction et, loin d'être effrayé par la fatalité 
des lois naturelles, il s'attache, au contraire, à en 
démontrer l'excellence. « Par cette certitude, dit-il 
plus loin, l'âme acquiert le calme intérieur, elle 
entre en harmonie avec la nature et se délivre de la 
crainte superstitieuse que lui cause toujours la 
croyance à des forces extérieures pouvant arrêter le 
cour des choses *. » 

4 . Aujourd'hui que les découvertes des sciences naturelles vul- 
garisées par des écrits populaires ont pénétré dans le public^ beau- 
coup de gens poussent les hauts cris et dénoncent chaque jour à 
l'autorité les doctrines funestes qui en dérivent. Ces plaintes n'ont 
fait que redoubler depuis la publication de ces études. En vérité, 
le manque d'intelligence peut seul enfanter ces récriminations et 
ces colères. L'immutabilité absolue des lois du monde^ la con- 
viction que rien ne se passe arbitrairement ni en nous ni autour 
de nous sont, au contraire^ une garantie et une force pour l'homme 
intelligent. C'est à ces notions qu'il devra le calme et la sérénité 



L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE 105 

Da reste, les savants les moins en crédit sont 
ceux qui ont soutenu que le monde, comme une 
monarchie constitutionnelle, est gouverné par Dieu, 
mais suivant des lois déterminées et immuables. 
L'immutabilité des lois naturelles est absolue. Elle 
ne peut donc laisser place à l'intervention d'une 
main réparatrice. L'économie harmonieuse du monde 
pourrait, à la vérité, faire soupçonner que ses lois 
émanent d'une raison supérieure et directrice. Mais, 
quand on va au fond des choses, on ne tarde pas à 
se convaincre qu'il n'en est rien et que ces lois de- 
meurent toujours indépendantes et souveraines. Tan- 
tôt elles édifient, tantôt elles détruisent ; ici, elles 
semblent agir en vue d'une fin; là, au contraire, 
elles sont tout à fait aveugles et en contradiction 
absolue avec la morale et la raison. Il est aujourd'hui 
surabondamment démontré par les faits que l'in- 
telligence n'est pour rien dans le développement 
des formes organiques et inorganiques. L'instinct 
créateur de la nature est tellement aveugle et in- 
conscient qu'elle donne souvent naissance aux pro- 
ductions les plus singulières et les moins conformes 
au but. Impuissante à éviter et à vaincre les obsta- 

de Tesprit, et^ avec le sentiment de sa propre valeur, cette fermeté 
de caractère qui résulte non d'une vaine présomption mais de la 
pleine connaissance de Ja vérité. Toute doctrine qui veut assujettir 
Thomme à une puissance inconnue et le soumettre aux caprices 
d'une volonté arbitraire^ le dégrade et fait de lui un esclave. 
« Sommes-nous donc des pourceaux qu'on tue pour la table des 
princes et qu'on frappe de verges pour en rendre la chair de 
meilleur goût? d (Hérault de Séchelles, elle par G, Biicher dans 
»a lAort de Danton.) 



i06 FORGE ET MATIÈRE 

« 

des, elle s'écarte parfois complètement de ses voies 
habituelles et produit des monstruosités tout à fait 
en dehors de la logique et de la raison. Nous donne- 
rons de nombreux exemples de ces aberrations na- 
turelles dans le chapitre consacré à la téléologie. 
Aussi l'idée d'une force créatrice et dirigeante a-t- 
elle trouvé peu de partisans parmi les naturalistes. 
Il y a une opinion de juste milieu qui a rallié un 
plus grand nombre de suffrages. C'est celle qui, 
sans contester l'évidence des faits et tout en recon- 
naissant que les forces physiques sont purement 
mécaniqueset indépendantes de toute impulsion anté- 
rieure, considère la matière et les lois qui s'y mani- 
festent comme émanées de la toute-puissance d'une 
force créatrice rentrée dans le repos après la créa- 
tion. « Ily a beaucoup de naturalistes, dit Rodolphe 
Wagner (Science et Foi) qui, tout en admettant une 
création primitive, soutiennent que le monde a été 
abandonné à lui-même après l'acte de la création et 
qu'il s'est conservé par la force de son mécanisme 
intérieur. » Nous croyons déjà avoir fait justice de 
cette idée ; d'ailleurs, nous y reviendrons plus tard 
dans notre chapitre sur la création. Nous montre- 
rons alors, à l'aide d'un très-grand nombre de faits, 
que jamais et en aucun lieu on n'a trouvé trace 
d'une création immédiate ; que tous les faits sont en 
opposition avec cette hypothèse et que le principe de 
l'être, comme la cause de ses transformations, dérive 
de Faction réciproque et éternelle des forces phy- 
siques'. 



L'IMMUTABILITÉ DES LOIS DE LA NATURE i07 

Il n'est pas de notre compétence de nous occuper 
dans ces études de ceux qui s'adressent à la foi pour 
expliquer l'existence. L'objet de nos études est le 
monde visible et palpable, et non ce que chacun peut 
trouver bon de croire au delà de ses limites. La foi 
et la science sont deux mondes séparés, et si notre 
opinion nous défend de croire quelque chose que 
nous ne savons pas, nous ne voulons pourtant pas 
nous arroger le droit de l'imposer à d'autres. Libre 
à chacun de franchir les bornes du monde visible, 
et de chercher au dehors une raison qui gouverne, 
une puissance absolue, une âme du monde, un Dieu 
personnel, etc. Que les théologiens gardent leurs ar- 
ticles de foi, les naturalistes leur science ; ces deux 
parties avancent dans des voies séparées. La foi a ses 
racines dans une disposition de Tâme inaccessible à 
la science. Il est sans doute évident que l'étude de 
la nature gagne du terrain sur la foi ; mais il en 
reste toujours assez pour cette dernière. Non-seule- 
ment les recherches de l'homme aboutissent toujours 
à des limites infranchissables au delà desquelles la foi 
peut commencer, mais Une parait pas non plus impos- 
sible pour la conscience individuelle, de séparer la foi 
et la science. Un naturaliste distingué n'a-t-il pas 
donné dernièrement le naïf conseil de se procurer, 
pour le repos de l'âme, deux consciences, l'une pour 
les sciences naturelles et Tautre pour la religion en 
les tenant séparées l'une de l'autre ? — proposition 
désignée depuis par ces mots : tenue de livres en 
partie double. 



UNIVERSALITÉ DES LOIS NATURELLES 



La suspension d'one loi de la nature 
les suspend toutes. 

L. Feuebbagh. 



Lorsqu'on eut reconnu que le soleil, la lune et les 
astres n'étaient pas des lumières fixées à la voûte du 
ciel pour éclairer la demeure du genre humain, que 
la terre n'était pas l'escabeau des pieds de Dieu 
mais un atome perdu dans l'océan des mondes, 
l'imagination de l'homme se mit à parcourir les 
régions célestes pour y retrouver ce qu'elle avait 
perdu. On entrevoyait un monde lointain orné 
de toute la splendeur et de toutes les merveilles 
du paradis ; on faisait naître sur des planètes re- 
culées des êtres éthérés et délivrés du joug de la 
matière, et ceux qui avaient enseigné que la vie 
n'était qu'une école pour l'autre monde, s'empres- 
sèrent de montrer à leurs disciples la perspective dé- 
licieuse et infinie d'une carrière toujours ascendante, 
d'une transformation progressive de planète en pla- 
nète, de soleil en soleil ; dans ce voyage ascension- 



UNIVERSALITÉ DES LOIS DE LA NATURE 109 

nel les vaillants et les dévots devaient marcher en 
tête, les paresseux et les indifférents rester en arrière 
et se traîner lentement à leur suite. Quelles que soient 
les délices qu'une telle perspective offre à plus d'un 
esprit habitué à la discipline de l'école, l'étude sé- 
rieuse de la nature ne peut s'accommoder de ces 
extravagances. La cosmographie moderne constate 
que les mêmes matières et les mômes lois naturelles 
qui nous ont formés et qui nous entourent sur notre 
globe, composent et régissent aussi tout l'univers vi- 
sible. L'astronomie et la physique en ont fourni des 
preuves plus que suiO&santes. Les lois de la gravita- 
tion, c'est-à-dire les lois du mouvement et de Tattrac. 
tion, sont invariablement les mêmes partout où nous 
pouvons nous transporter à l'aide du télescope et du 
calcul. Les mouvements de tous les globes, même 
des plus éloignés, sont subordonnés aux lois qui rét» 
gissent le mouvement des corps terrestres, qui font 
tomber une pierre, et osciller le balancier du pen- 
dule. Tous les calculs astronomiques basés sur ces 
lois et appliqués aux globes lointains et à leurs mou- 
vements ont été trouvés justes. C'est par le calcul 
seul qu'on a découvert des astres que le télescope 
n'avait pu faire découvrir jusque-là, et l'on n'est ar- 
rivé à les voir que lorsque l'on a su à quelle place il 
fallait les chercher; les astronomes prédisent les 
éclipses de soleil et de lune, ils prévoient l'apparition 
d'une comète qui doit se montrer cent ans plus tard. 
C'est d'après la loi de rotation qu'on a reconnu la 
configuration de la planète Jupiter, telle qu'elle a été 



■*» 



Cv 



110 FORGE ET MATIÈRE 

constatée plus tard par des observations directes. 
Nous savons que les autres planètes ont des années, 
des jours et des nuits comme la terre, seulement 
avec des intervalles différents. Les lois de la lumière 
sont pour l'univers entier les mômes que pour notre 
terre. Partout la lumière a la miême vitesse, la même 
composition et les mêmes lois de réfraction. La lu- 
mière que les étoiles axes les plus éloignées nous en-* 
voient à travers des billions de lieues, ne diffère en 
rien de celle de notre soleil; elle agit d'après les 
mômes lois, elle est composée de la même manière. 
— Il est démontré aussi que les corps célestes ont 
deux autres propriétés que possèdent aussi notre' 
terre et ses corps : l'imperméabilité et la divisibilité. 
Il en est des lois de la chaleur comme de celles de 
la lumière; elles sont les mômes pour l'univers en- 
tiar. La chaleur qui nous vient du soleil agit tout à 
fait d'après les mêmes principes que les rayons de 
chaleur que répand notre globe ; la solidité, la li- 
quéfaction, la condensation des corps dépendent des 
différents degrés de chaleur ; de sorte que ces pro- 
priétés doivent se produire partout dans les mêmes 
conditions. L'électricité, le magnétisme, etc., ont 
des rapports tellement intimes avec la chaleur qu'on 
ne peut les en séparer ; il faut donc que ces forces 
existent là où il y a de la chaleur, c'est-à-dire par- 
tout. Il en est de même pour les rapports de la cha- 
leur avec les modes^ de combinaisons ou de décom- 
positions chimiques qui doivent se produire dans 
tout l'univers de la môme manière. Une preuve en- 



« 



UNIVERSALITÉ DES LOIS DE LA NaTUHE lil 

core plus directe nous est fournie par les météores, 
messagers visibles d'un monde non terrestre. La chi- 
mie n'a pu trouver aucun élément étranger à notre 
terre dans ces corps qui viennent ou des globes cé- 
lestes ou de Téther primordial. Leurs formes cristal- 
lines ne diffèrent en rien de celles que nous con- 
naissons. L'histoire de l'origine de notre globe offre 
aussi une analogie avec l'histoire de la naissance et 
du développement d'autres mondes. Les irrégula- 
rités dans la forme sphérique des planètes prouvent 
qu'elles ont été, comme notre globe, dans un état li- 
quide, de sorte que le développement successif qui a 
conduit la terre à sa forme actuelle, doit avoir eu 
lieu de même pour toutes les autres planètes. 

Tous ces faits prouvent l'universalité des lois de la 
nature; ces lois ne sont pas circonscrites à notre 
terre, elles étendent leur action uniforme sur tout 
l'univers. Nulle part nous ne trouvons dans l'espace 
une retraite où l'imagination puisse enfanter ses 
productions monstrueuses et rêver une existence fa- 
buleuse en dehors des lois communes. 

Il n'est pas nécessaire de pouvoir démontrer l'uni- 
versalité de chacune des forces de la nature ; il suffit 
de l'avoir fait pour quelques-unes d'entre elles pour 
que toute erreur soit évitée. Là où agit une loi, 
toutes les autres agissent aussi, leur union intime se 
refuse à toute séparation. Toute exception, toute dé- 
viation amènerait immédiatement une confusion irré- 
médiable, car l'équilibre des forces est la condition 
fondamentale de toute existence. Le monde est un 



jA 



jr 



112 FORCE ET MATIÈKE 

tout infini^ composé des mêmes matières^ animé par 
les mêmes forces. 

C'est avec raison qu'ŒRSTED en supposant Tiden- 
tité des lois de la nature et de la raison ^ suppose 
aussi une égalité fondamentale de Tintelligence 
dans tout l'uDivers. S'il y a des êtres doués de 
raison hors de notre planète — et il est probable 
qu'il y en a, puisqu'il faut admettre que les mêmes 
causes produisent partout les mêmes effets — leur 
intelligence doit être semblable à la nôtre ou diffé- 
rente seulement en quantité. lien est probablement de 
même de la forme corporelle de leurs organes malgré 
une différence possible due à l'influence des causes 
extérieures. Il est évident que la force et la matière 
peuvent être sujettes à des modifications et à des com- 
binaisons diverses qui échappent à nos prévisions; 
aussi ne faut-il pas trop s'aventurer dans ce champ 

plein de coiyectures et d'hypothèses ; cependant on 

i 

ne peut douter que les éléments des formes physiques 
et spirituelles de la vie inorganique et organique ne 
soientlesmêmes.Des matières et des forces semblables 
produisent à leur rencontre des dtres semblables 
quoique différents et variés à l'infini en couleurs et 
en nuances. Les recherches directes s'arrêtent là; 
mais qui sait si plus tard le perfectionnement de 
nos instruments ne nous permettra pas de porter nos 
regards plus loin ? 

Nous ne doutons pas, dit Zbise (L'infini du ma- 
crocosme et du microcosme, Altona 1855), qu'il n'y 
ait des êtres organiques plus parfaits dans les globes 



UNIVERSALITÉ DES LOIS DE LA NATURE U3 

lointains ; ils doivent être certainement semblables 
aux hommes de notre terre sous le rapport intellec- 
tuel, parce que dans tout l'univers on ne peut se fi- 
gurer qu'une seule et même intelligence pour la- 
quelle toutes les lois de la nature sont des lois 
rationnelles. 

Tout ce que nous avons dit en parlant des rapports 
de la force et de la matière conduit à cette conclu- 
sion, que l'esprit et la nature, que les lois naturelles 
et rationnelles sont toujours identiques. Ce que nous 
appelons esprit, pensée, intelligence, se compose de 
forces naturelles, combinées d'une manière parti- 
culière, qui ne peuvent, comme toute autre force 
naturelle, se manifester que dans certaines matières. 
Ces matières, combinées dans la vie organique d'une 
manière infiniment compliquée et sous des formes 
particulières, produisent des effets qui nous semblent, 
V au premier abord, inexplicables et merveilleux, 
tandis que tous les procédés et tous les effets du 
monde inorganique sont infiniment plus simples et 
par conséquent plus faciles à comprendre. Cepen- 
dant, au fond, c'est toujours la même matière, et 
l'expérience nous apprend à chaque pas que les lois 
de la pensée sont les lois du monde. 

Ce qui nous prouve le mieux, dit Œrsted, que les 
lois naturelles sont des lois rationnelles, c'est que 
nous pouvons déduire, par la pensée, de lois natu- 
relles connues, d'autres lois inconnues que l'expé- 
rience confirme, pourvu qu'elle ne nous prouve pas 
que nous avons tiré des conclusions fausses. Il s'en- 

8 



U4 FORCE ET MATIÈRE 

suit que les lois de la pensée sont en vigueur dans la 
nature. 

Cette notion s'accorde parfaitement et nécessaire- 
ment avec les résultats de l'observation, et nous le 
démontrerons en recherchant, à pfopos des idées 
innées, le mode de naissance de l'âme humaine. 
L'âme ignorant a 'priori les idées qu'on appelle 
absolues, surnaturelles, immédiates ou transcen- 
dantes, et ne tirant toutes ses pensées et connais- 
sances que de l'observation du monde extérieur, 
n'est qu'un produit de ce monde et de la nature et 
n'existe que selon ces loi^. Bien qu'il soit difficile et 
le plus souvent même impossible de démontrer en 
détail la nature de ce rapport, l'expérience cepen- 
dant nous empêche de douter du fait. 



LE CIEL 



Le monde se gouverne d'après des lois éternelles. 

COTTA. 



Tout enfant qui fréquente Técole sait aujourd'hui 
que le ciel n'est pas une cloche posée çur la terre, 
mais que notre regard en le contemplant, plonge 
dans un espace vide, incommensurable, sans com- 
mencement et sans fin. Cet immense désert n'est 
interrompu qu'à de rarôs endroits bien circonscrits 
et infiniment distants les uns des autres, par des 
archipels de mondes ou des groupes de globes. Ces 
globes et ces systèmes solaires ont dû, çà et là, se 
former d'une masse informe de vapeurs qui se sont 
condensées peu à peu en masses rondes, solides et 
sujettes à un mouvement de rotation. Ces masses 
sont soumises, dans l'espace, à un mouvement con- 
tinuel, varié et compliqué à l'infini, mais qui n'est, 
dans toutes ses manifestations et dans toutes ses 
modifications, que le résultat d'une seule loi géné- 
rale de la nature, appelée force attractive. Tous les 



116 FORGK ET MATIÈRE 

corps célestes, grands ou petits, se conforment sans 
exception et sans déviation à cette loi inhérente à 
.toute matière et à toute particule de matière comme 
nous en faisons l'expérience à tout moment. C'est 
avec une précision et une certitude mathématiques, 
que tous ses mouvements se manifestent et peuvent 
être déterminés et prédits. Aussi loin que l'homme, à 
l'aide du télescope, ait porté ses regards dans le ciel 
pour en reconnaître les lois — et il a pu le faire 
jusqu'à des billions et des trillions de lieues — il n'a 
trouvé que cette seule et même loi; tout était dans 
le même ordre mécanique, sous la même formule 
mathématique, calculé par les mêmes méthodes. 
Nulle part il n'a vu la trace d'une volonté arbi- 
traire arrangeant le ciel et indiquant leurs cours 
aux globes ou aux comètes. J'ai partout examiné 
le ciel, dit le grand astronome Lalande, et nulle 
part je n'ai trouvé la trace de Dieu. Lorsque l'em- 
pereur Napoléon demandait au célèbre Laplace, 
pourquoi dans son Système de la mécanique céleste 
il ne parlait nulle part de Dieu, celui-ci répondit : 
Sire, je n'avais pas besoin de cette hypothèse ! — 
Plus l'astronomie avançait dans la connaissance des 
lois et des faits célestes, plus elle repoussait l'idée 
ou l'hypothèse d'une influence surnaturelle; aujour- 
d'hui il lui est devenu facile de ramener la nais- 
sance, la constellation et le mouvement des globes 
aux procédés les plus simples, aux explications four- 
nies par la matière elle-même. L'attraction des plus 
petites particules entre elles a formé les globes, et 



LE CIEL 117 

la loi de Tattraction, en agissant de concert avec 
leur mouvement primitif, a produit leurs rotations 
et leurs révolutions actuelles. Il existe pourtant des 
savants qui, tout en admettant ces faits, ne cher- 
chent pas l'impulsion première dans la matière elle- 
même^ mais dans une action surnaturelle, ayant 
remué, pour ainsi dire, la masse primitive, action 
qui aurait imprimé le mouvement à la matière. 
L'hypothèse d'une force créatrice personnelle n'est 
pas admissible même à cette condition qui ne lui 
laisse qu'un rôle très-secondaire. La matière étant 
éternelle doit posséder un mouvement éternel. Le 
repos absolu ne se conçoit pas plus dans la nature 
que le néant absolu. Des substances ne peuvent 
exister sans l'action réciproque des forces qui leur 
sont inhérentes; d'ailleurs ces forces ne sont pas 
autre chose que des modes différents du mouvement 
de la matière. C'est pour cette raison que le mou- 
vement de la matière existe de toute éternité aussi 
bien que la matière elle-même. Sans -doute il ne 
nous est pas encore donné de savoir au juste pour- 
quoi la matière a pris tel mouvement à tel moment, 
mais la science n'a pas dit son dernier mot, et 
il n'est pas impossible qu'elle nous fasse connaître 
un jour l'époque de la naissance des globes. Aujour- 
d'hui même, les raisons les plus solides portent les 
astronomes à ne voir dans les taches appelées nébu- 
leuses qu'un état analogue à celui où se trouvait 
notre système solaire pendant sa formation, c'est-à- 
dire, des mondes formés d'immenses masses de va- 



ii8 FORCE ET MATIÈRE 

peurs soumises à un mouvement de rotation et se 
condensant peu à peu pour donner naissance à des 
systèmes solaires. Ces faits nous donnent certaine- 
ment le droit de déduire, que les phénomènes qui 
ont donné naissance aux systèmes solaires que nous 
connaissons, n'ont pas pu faire exception aux lois 
générales inhérentes à la matière, et que la cause 
de ce mouvement déterminé doit être cherchée dans 
la matière elle-même. Nous avons d'autant plus le 
droit de tirer cette conclusion, que dans Tordre de 
l'univers et. des globes en particulier, les faits nom- 
breux d'irrégularité, d'accidents et de non-confor- 
mité au but, excluent l'hypothèse d'une action per- 
sonnelle régie par les lois de Tintelligence humaine. 
Si c'est uniquement pour servir aux hommes et aux 
animaux qu'une force créatrice individuelle a créé 
les mondes et tout ce qi^i existe, à quoi sert donc cet 
espace immense, désert, vide, inutile, dans lequel 
nagent, comme des points presque imperceptibles, 
des soleils et des globes ' ? Pourquoi les autres pla- 
nètes de notre système solaire ne sont-elles pas ren- 
dues habitables pour les hommes? Pourquoi la lum 
est-elle sans eau et sans atmosphère, et par consé'» 
quent hostile à tout développement organique? A 
quoi enfin serviraient les irrégularités et les immen- 



4. Le célèbre astronome Tycho Brahé (f 1608) a placé les 
étoiles fixes au delà mais non loin de l'orbe de Saturne, dernière 
planète selon les notions de son temps; ses idées sur la création 
universellene pouvaient s'accorder avec les immenseç çspaçes éthéi 
rés sans astres. F. Nobbe. 



LE GI&L 119 

ses disproportions de grandeur et de distance entre 
les planètes de notre système solaire? Pourquoi cette ' 
absence complète de tout ordre, de toute symétrie, 
de toute beauté? Pourquoi toutes les comparaisons, 
toutes les analogies, toutes les spéculations basées 
sur le nombre et sur la forme des planètes n'ont- 
elles jamais conduit qu'à de vaines illusions? Pour- 
quoi, demande Hudson Tuttle (Histoire et lois de 
lacté de la création, 1860), le créateur a-t-il donné 
des anneaux précisément à Saturne qui en aurait le 
moins besoin, parce qu'il est entouré de six lunes, 
tandis que le pauvre Mars a été laissé dans une pro- 
fonde obscurité? Si notre système solaire avait été 
arrangé en vue d'un but particulier, les anneaux 
auraient dû être accordés à une planète sans 
satellites. Il est pourtant plus que singi^ier qu'il 
n'en soit pas ainsi. La lune, dit le môme auteur, ne 
tourne qu'une seule fois sur elle-même, pendant 
qu'elle fait sa révolution autour de la terre, de sorte 
qu'elle lui présente toujours le même côté de sa sur- 
face. Si ce fait résulte d'une intention providentielle 
nous avons tout au moins le droit d'en demander la 
raison ; car, a priori, on ne l'entrevoit pas. Pourquoi, 
demanderons-nous encore, la force créatrice n'ins- 
crivit-elle pas en lignes de feu son nom dans le 
ciel? Pourquoi ne donna -t-elle pas aux systèmes 
des corps célestes un ordre qui nous fît connaître son 
intention et ses desseins d'une manière évidente? 
11 en est qui trouvent dans la position de la terre et 
dans ses rapports avec le soleil, la lune et les autres 



120 FORGE ET MATIÈRE 

astres la preuve d'une providence divine. Raison- 
ner de la sorte c'est prendre les effets pour la cause. 
En effet, si la déclivité de Técliptique était autre 
qu'elle est ou si elle n'existait pas, nous-mêmes nous 
cesserions d'exister ou nous serions organisés autre- 
ment que nous ne le sommes. On pourrait multiplier 
à l'infini le nombre de ces questions sans rien chan- 
ger au résultat général qui démontre que l'étude 
empirique de la nature , de quelque côté qu'elle 
porte ses recherches, ne peut trouver nulle trace 
d'une influence surnaturelle^ ni dans l'espace ni 
dans le temps. 



LES PÉRIODES DE LA CRÉATION 



Une génération passe, l'autre parait; mais la 
terre est éternelle. 

Bible. 

Des milliers d'années sont aa chronomètre de 
la nature comme un seul mouvement de pendule 
— ce qu'un moment est pour nous. 

TUTTLE. 



Les études géologiques ont répandu la lumière 
sur l'histoire de la formation et du développement 
successif de la terre. C'est en fouillant la surface de 
notre globe, en étudiant les roches et les couches 
stratifiées qui contiennent les restes et les débris des 
êtres organiques d'autrefqis, que les géologues ont lu 
Thistoire de la terre comme dans une vieille chroni- 
que. Cette histoire montre les traces évidentes de 
révolutions extrêmement violentes^ se succédant pé- 
riodiquement, produites tantôt par le feu, tantôt par 
l'eau, tantôt par le concours de ces deux éléments. 
Ces mouvements terrestres, dont la soudaineté et la 
violence sont plus apparentes que réelles, ont servi 
de prétexte aux naturalistes orthodoxes pour faire 



122 FORCE ET MATIÈRE 

appel à rintervention d'une volonté toute-puissante. 
Ces révolutions auraient été produites par l'action - 
d'une volonté toute puissante, pour approprier la 
terre à un but déterminé. Il y aurait eu une créa- 
tion continue, mais se développant par périodes suc- 
cessives pendant lesquelles seraient nées successi- 
vement des générations nouvelles. La bible aurait 
raison en rapportant que Dieu a causé le déluge 
pour exterminer le genre humain adonné au péché, 
et pour le remplacer par une race nouvelle ; qu'il a 
élevé de sa main des montagnes, creusé des mers, 
créé des organismes, etc. 

Toutes ces idées d'intervention immédiate de 
forces surnaturelles ou seulement inexplicables dans 
le développement historique de la terre, sont ré- 
duites à néant par les découvertes de la science mo- 
derne. Gomme pour l'étude des espaces infinis du 
ciel, c'est avec une certitude mathématique que la 
science a pénétré le passé de notre terre vieille de 
tant de millions d'années, qu'elle a dissipé les voiles 
mystérieux dont l'ombre protégeait depuis si long- 
temps toutes les rêveries des superstitions et des re- 
ligions, et enfin qu'elle a découvert, en s'appuyant 
sur les preuves les plus irrécusables, que ces chan- 
gements progressifs se sont partout accomplis par les 
moyens les plus simples et les plus naturels. Elle a 
reconnu que nulle part on ne peut admettre cette 
création périodique de la terre dont on aimait tant 
à parler autrefois et qu'une étude mal comprise de 
la nature voudrait à toute force identifier avec les 



LES PÉRIODES DE LA CRÉATION i23 

journées de création de la bible ; elle a reconnu, au 
contraire, que tout le passé de la terre n'est pas 
autre chose que le tableau de son état présent. 
Quelque subits et violents que paraissent, de prime 
abord, les changements produits sur la surface du 
globe, la réflexion et les recherches ne tardent pas 
à démontrer que la plupart de ces changements ne 
sont que les conséquences de l'action lente et suc- 
cessive de certaines forces physiques, ayant agi, 
sans doute, dans des intervalles immenses, mais 
qui existent encore et dont nous pouvons chaque 
jour observer les effets ; seulement ils sont réduits, 
à cause de leur peu de durée, à des proportions tel- 
lement petites qu'ils ne nous frappent pas. Car la 
terre, dit Burmeister, n'a été créée que par les 
forces que nous y voyons agir encore aujourd'hui 
dans des proportions amoindries; elle n'a jamais subi 
dans son développement des catastrophes plus vio- 
lentes que celles qu'elle subit chaque jour sous nos 
yeux ; seulement la durée du changement est tout à 

fait incommensurable La formation de la terre 

n'a de prodigieux et de surprenant que l'immense 
durée du temps qu'il lui a fallu pour s'accomplir. 

De môme qu'une goutte d'eau creuse une pierre, 
de même des forces en apparence très-faibles, et à 
peine perceptibles, peuvent produire, avec le temps, 
des effets surprenants et même prodigieux en appa- 
rence. Personne n'ignore que c'est par le frottement 
incessant de l'eau contre la roche dure, et continué 
pendant des milliers d'années, que les chutes du 



124 FORGE ET MATIÈRE 

Niagara ont creusé le lit du fleuve de quelques lieues 
en amont. La terre change continuellement sous 
nos yeux comme par le passé ; sans cesse des cou- 
ches se forment, des volcans jettent des flammes, 
des tremblements de terre déchirent le sol, des îles 
naissent et sont englouties, la mer se retire d'un 
côté et déborde de l'autre *. En voyant aujourd'hui, 
réunis comme dans un cadre, ces effets lents et 
isolés, produits pendant des millions d'années, nous 
ne pouvons bannir l'idée de l'intervention immédiate 
d'une force créatrice, tandis qu'ils ne sont dus* qu'à 
l'action de forces naturelles. Toute la science du 
développement de notre terre est déjà elle-même la 

• 

réfutation de toute hypothèse qui admet un pouvoir 
surnaturel. Basée sur la connaissance de la nature 
qui nous entoure et de forces qui la régissent, cette 
science a pu suivre et déterminer, avec plus ou 
moins de précision et souvent même avec certitude, 
l'histoire du passé jusqu'à des époques très-reculées. 
Elle nous a montré en même temps que partout et à 
toutes les époques, il n'y a eu d'action exercée que 
par les matières et les forces naturelles qui sub- 
sistent encore aujourd'hui. Nulle part cette science 
n'a été arrêtée dans ses recherches par la néces- 
sité d'admettre l'intervention de forces inconnues; 
nulle part et jamais elle ne sera obligée de le faire ! 
Partout on a pu démontrer l'identité des lois natu- 

1 . Le lecteur qui désire connaître le détail de ces faits le trou- 
vera dans le livre populaire de M. Rossmaessler : Histoire de 
la terre, 4856. 



■f 



LES PÉRIODES DE LA CRÉATION 125 

relies, partout on a trouvé la même règle, la même 
matière! Les recherches historiques sur l'origine de 
la terre ont prouvé que le passé et le présent ont la 
même base; que le passé s'est développé de la même 
manière que le présent se développe, et que les 
forces qui ont été en activité sur notre terre ont été 
de tout temps les mêmes. (Burmeister.) Cette éter- 
nelle conformité dans la nature des phénomènes 
donne la certitude que le feu et l'eau ont eu, ont et 
auront, de tout temps, les mêmes forces ; que l'at- 
traction et par conséquent les phénomènes de la 
pesanteur, de l'électricité, du magnétisme et de l'ac- 
tivité volcanique de l'intérieur de la terre, n'ont 
jamais varié. (Rossmaessler.) La nature travaille 
presque toujours en silence; les mouvements con- 
Tulsifs et les bouleversements violents ne sont que 
des exceptions. Les catastrophes que l'imagination 
de quelques écrivains a peintes sous les couleurs les 
plus frappantes, sont ou exagérées ou inventées. Il 
y a eu de grands changements, de terribles révo- 
lutions, mais, pour la plupart, ils ont eu lieu avec 
moins de bruit que les rêveurs voudraient nous le 
faire croire, et dans tous les cas ce sont les forces 
régulières et bien connues de la nature qui les ont 
produits. (TuTTLE.) 

L'entendement de l'homme n'a plus besoin de 
cette hypothèse d'une main puissante qui intervient 
pour faire surgir en tumulte les esprits du feu de 
l'intérieur de la terre, pour précipiter les eaux en 
déluge sur la terre, pour pétrir le globe comme 



i2it FORGE ET MATIÈRE 

l'argile flexible et dans un but déterminé. Quelle 
singularité, quelle extravagance d'admettre une 
force créatrice qui a consacré un temps infini à faire 
passer la terre et ses habitants par des degrés gra- 
duellement progressifs, par des formes de plus en 
plus développées, dans le seul but de préparer une 
demeure plus convenable au dernier venu, à l'ani- 
mal le mieux organisé — à l'homme ! Une force ar- 
bitraire douée d'une puissance suprême a-t-elle 
besoin de tels efforts pour parvenir à ses fins? Ne 
peut-elle pas faire et créer immédiatement, sans hé- 
sitation, tout ce qui lui semble bon et utile ? Pour- 
quoi ces détours et ces singularités? 11 n'y a que 
les obstacles naturels que rencontre la matière dans 
la combinaison successive et aveugle de ses parties 
et de ses formes, qui puissent expliquer les particu- 
larités de l'histoire du développement du monde or- 
ganique et inorganique. 

On peut se faire une idée approximative de la 
durée du temps qu'il a fallu à la terre pour arriver à sa 
forme actuelle, en se rappelant les calculs des géo- 
logues sur les difl^érentes phases de son existence et 
particulièrement sur la formation de chaque couche 
de terrain. D'après le calcul de Bisghof, la forma- 
tion du terrain houiller n'a pas demandé moins 
de 1,004,177 ans (d'après Ghevandier 671,788); 
le terrain tertiaire qui a environ 1000 pieds de pro- 
fondeur a nécessité pour sa formation une durée 
de 350,000 ans, et il a fallu à notre globe, suivant 
le calcul de Bisghof, 350 millions d'années pour 



LES PÉRIODES DE LA CRÉATION 127 

revenir de son état primitif d'incandescence, d'une 
température de 2000 degrés, à celle de 200 degrés. 
VoLGER fixe le chiffre du temps nécessaire pour la 
formation de toutes les couches qui nous sont 
connues à 648 millions d'années! Ces chiffres, 
faciles à compléter, nous donnant une idée de l'im- 
mensité de ces époques; mais ils peuvent fournir 
encore d'autres indications. Comparés aux distances 
infinies que les astronomes ont trouvées dans l'uni- 
vers et qui donnent le vertige à l'imagination, ils 
prouvent que le temps et l'espace sont illimités et 
par conséquent éternels et infinis. La terre dans son 
existence matérielle est en effet infinie ; il n'y a que 
les changements qu'elle a subis, qui se déterminent 
en époques limitées ou temporaires. (Burmeister.) 
C'est pourquoi il faut admettre que le ciel et ses 
astres ne sont pas seulement infinis quant à l'espace, 
ce dont aucun astronome ne doute, mais qu'ils sont 
aussi sans commencement et sans fin, c'est-à-dire 
infinis quant au temps. (Czolbe.) 

Pourquoi les notions religieuses qui désignent 
JJieu comme l'être éternel et infini, auraient-elles 
\in privilège de plus que celles de la science? La 
J)ensée des naturalistes aurait-elle moins de har- 
diesse que la sombre imagination des prêtres dont la 
fureur a inventé Téternité de l'enfer? Tout ce qu'on 
a dit de la fin du monde est aussi vague que les 
traditions de son origine inventées par l'esprit des 
peuples à leur enfance; la terre et l'univers sont 
éternels, car l'éternité est une qualité inhérente à la 



ISd FORGE ET MATIÈRE 

matière. C'est parce qu'il y a des changements 
dans le monde que l'homme dont l'esprit n'est pas 
éclairé par la science le croit limité et passager. 

(BURMEISTER.) 

Ce que la science de nos jours, aidée par les 
appareils les plus puissants, nous démontre, l'esprit 
logique et libre des préjugés religieux et philoso- 
phiques de notre siècle soi-disant éclairé, l'a déjà 
enseigné aux hommes il y a quelques milliers d'an- 
nées. Il est même inconcevable qu'une notion aussi 
simple et aussi importante que celle de l'éternité du 
monde ait jamais pu s'eifacer de l'entendement 
humain. Presque tous les philosophes anciens ont 
regardé le monde comme éternel. Lugain dit 
formellement en parlant de l'univers : il a été et 
il sera toujours. Tous ceux qui renoncent aux 
préjugés sentiront la force de la maxime, que rien 
ne se fait de rien, vérité qu'on ne peut ébranler. La 
création dans le sens que les modernes y attachent 
est une subtilité théologique (Système de la nature, 
première partie, Note 7). 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 



Il est certain que l'apparition des corps 
animés sur la terre est une expression du 
fonctionnement de forces terrestres qui, 
dans les conditions données, ont dû pro- 
duire nécessairement ce qu'elles ont 
produit. 

Bdrmeister. 



La constitution de notre terre, globe incandes- 
cent à Torigine, fut pendant longtemps incompatible 
avec l'existence des êtres vivants végétaux et* ani- 
maux; mais peu à peu le globe se refroidit, les 
masses de vapeurs qui Fenveloppaient se conden- 
sèrent et inondèrent sa surface ; ce fut alors que la 
superficie de la terre prit une forme qui, dans 
son développement ultérieur, devait rendre possible 
l'existence de diverses formes organiques. A l'appa- 
rition de l'eau et dès que la température le permit, 
la vie organique se développa. Sous Tinfluence réci- 
proque de l'air, de l'eau et des minéraux il se 
forma lentement et dans un nombre infini d'années 
une série de couches superposées. Un examen plus 
attentif de ces couches nous a fourni, dans un espace 

9 



130 FORGE ET MATIÈRE 

de temps relativement très -court, les découvertes 
les plus merveilleuses et les plus importantes sur 
l'histoire de notre globe et sur les organismes qui 
y ont vécu et qui s y sont éteints. Chaque couche 
de la terre recèle les traces visibles et les débris 
bien conservés de plantes et d'animaux. Dans les 
sédiments les plus inférieurs nous trouvons déjà 
des traces d'êtres organisés ; et à chaque formation 
successive correspondent une flore et une faune de 
plus en plus développées. Aux couches les plus 
anciennes correspondent les organismes les plus 
simples; aux plus récentes, les êtres les plus par- 
faits. Le développement des organismes se trouvant 
ainsi en rapport constant avec les conditions exté- 
rieures du globe, il est naturel d'en conclure que 
• ► la vie est une résultante des transformations du mi- 
lieu terrestre. Lorsque la mer couvrait encore la 
plus grande partie de la superficie de la terre, il 
n'y avait que des animaux marins, des poissons et 
des plantes aquatiques. Le continent, en se dévelop- 
pant de plus en plus, se couvrit bientôt d'immenses 
et épaisses forêts dont la végétation luxuriante 
absorba peu à peu les masses d'acide carbonique 
accumulées dans l'air. L'atmosphère ainsi purifié^ de 
ce gaz irrespirable pour ies animaux, ceux-ci se 
montrèrent bientôt sur le globe. Avec le développe- 
ment du règne végétal, et en harmonie avec cette vé- 
gétation grandiose, apparurent de gigantesques 
animaux herbivores, auxquels succédèrent les ani- 
maux carnivores, dès qu'une nourriture assez abon- 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 131 

dante atssnra leur existence. C'est ainsi que chaque 
couche distincte offre les traces d'un monde orga- 
. nique qui la caractérise; à mesure que les con- 
ditions vitales changent , les types les plus an- 
ciens disparaissent pour être remplacés par des 
espèces nouvelles. Avec le développement graduel 
de la terre, se développe parallèlement sa popula- 
tion organique ; ce développement se fait en marche 
ascendante, et procède des types les plus simples à 
des types toujours plus élevés et plus compliqués, 
des espèces les plus restreintes en nombre à des 
variétés plus nombreuses et plus complexes. 

Dans la période jurassique le caractère de la 
superficie de la terre changea complètement, et en 
harmonie avec ce changement nous voyons apparaî- 
tre des êtres complètement différents et tout à fait 
caractéristiques ; notamment ces amphibies dont il 
li'existe plus aucun représentant à l'époque actuelle. 
Mais la variété infinie des formes organiques se rap- 
prochant de plus en plus de ce que nous voyons 
aujourd'hui, se développe en même temps que la 
diversité des climats. Nous trouvons dans le terrain 
tertiaire de nombreux mammifères d'une forme sou- 
vent extraordinaire qui se sont entièrement éteints 
ou dont les analogues actuellement vivants ne se 
rapprochent que faiblement, tels que les dinothères, 
de nombreux pachydermes, les mastodontes, etc. 
A ces époques primordiales il n'existe aucune trace 
de l'homme, l'être le mieux organisé de la création; 
ce n'est qu'à la tin, dans la couche récente de terrain 



132 FORGE ET MATIÈRE 

dit d'alluvion^ que la vie humaine est possible, que 
l'homme apparaît, formant pour ainsi dire le point 
culminant de ce développement graduel *. 

Ces rapports, si exactement caractérisés par la 
paléontologie, de l'état de développement de la terre 
et des influences extérieures, avec la naissance et la 
propagation des êtres organisés, persistent encore 
de nos jours; nous en voyons partout la preuve. 
Une nombreuse classe d'animaux, les vers intesti- 
naux, ne se développent qu'à des endroits tout à fait 
déterminés et prennent les formes et le genre de vie 
les plus variés, suivant l'animal et l'organe dans les- 
quels ils séjournent. A la place d'une forêt réduite en 
cendres croissent des espèces de plantes déterminées, 
à la place d'un bois de pins ou de sapins, il naît des 
chênes et des hêtres. « Aux endroits ravagés par 
l'incendie, à la place d'un bois défriché, sur le ri- 
vage de la mer maintenant hors des atteintes de l'eau, 
et au fond des étangs desséchés se développe sou* 
vent en peu de temps une végétation abondante, qui 

\ . On prétend avoir trouve de nos jours , en Belgique, dans le 
terrain diluvien, des débris d'ossements humains qui se rappro- 
chent du type africain, ce qui laisse supposer que l'homme 
pourrait bien ne pas être le dernier échelon de la création. 
— Les dernières découvertes nous apprennent d'ailleurs que 
rhomme a déjà existé à l'époque dite du déluge et antérieu- 
rement à la période géologique actuelle en même temps que le 
mammouth, Tours et l'hyène des cavernes et autres espèces 
disparues aujourd'hui. (V. à ce sujet l'ouvrage du célèbre géo- 
logue anglais Lyell, sur l'âge du genre humain, traduit en fran- 
çais par M. Ghaper, et un autre ouvrage : Etudes d'histoire natu- 
relle de M. L. Biichner.) 

Note de la 8® édition. 



GÉNÉRATION PRIMITIVE J33 

offre des espèces qu'on ne trouve pas dans le voisi- 
nage. Là où l'on établit une saline, se montrent 
bientôt, avec leurs caractères bien marqués, les 
kalophites et les animaux d'eau salée, dont on ne 
trouve nulle trace à une grande distance. » (Giebel.) 
Depuis qu'on a multiplié les plantations de pins au 
environs de Paris on y rencontre aussi la lamie 
(lamia œdilis), insecte de TEurope septentrionale, 
qu'on n'avait jamais vu en ce pays. Là où l'air, la 
chaleur et l'humidité combinent leur activité, se 
développe souvent en quelques instants ce monde 
infini d'animaux surprenants, pourvu des formes 
les plus singulières et que nous appelons infusoires. 
Nous pourrions multiplier encore ces exemples qui 
montrent de la façon la plus évidente l'influence 
toute-puissante du milieu ambiant sur les modifica- 
tions des plantes et des animaux. Malgré la diffé- 
rence énorme et en apparence presque inconciliable 
des diverses races humaines, la majorité des natura- 
listes déclare aujourd'hui, à propos de la vieille con- 
troverse sur l'origine du genre humain par un ou 
plusieurs couples, qu'il n'y a pas de raison purement 
scientifique qui s'oppose à l'admission de l'origine 
par un seul couple, et que toutes ces variétés pour- 
raient bien être le résultat de l'action successive des 
influences extérieures. « Je crois, dit Hufeland, 
que la variété dans la race canine est bien plus 
grande que dans la race humaine. Un roquet diffère 
bien plus du dogue que le nègre de l'Européen. 
Faut-il croire que Dieu a créé chacune de ces va- . 



134 FORGE KT MATIÈRE 

riétés si diiférentes, ou ne faut-il pas plutôt admettre 
qu'elles proviennent toutes de la race primitive des 
chiens, par une dégénération successive * ? » Quel- 

4 . La question de Torigine une ou multiple du genre humain, 
que la philosophie naturelle a si souvent débattue, est d'ailleurs 
sans grande importance pour Tobjet immédiat de nos recher- 
ches. Si la nature a été à même de produire l'homme de ses pro- 
pres forces, à un endroit quelconque, ce fait pourrait aussi bien 
être arrivé une fois que plusieurs, à tel ou tel endroit. Au reste, 
les découvertes des sciences naturelles ne laissent point de doute, 
que le genre humain ne descende non-seulement de plusieurs, 
mais même de beaucoup de couples. La diversité des zones bo- 
taniques et zoologiques, sur laquelle Agassjz a insisté le premier 
avec tant de raison, ne s'applique point seulement à l'état actuel 
de notre globe, mais aussi au monde primordial ; ce qui prouve 
qu'il y a eu à l'origine plusieurs centres de création où se sont 
développés parallèlement des plantes, des animaux et des hommes. 
L'étude comparée du langage n'est pas moins favorable à cette 
opinion. La syntaxe et les racines des langues mères présentent 
des différences si radicales de Tune à l'autre qu'il est absolument 
impossible de leur assigner une origine commune. C'est à ce point 
qu'on est amené à conclure non-seulement à la diversité originelle 
des races humaines, mais même au dédoublement de la race 
caucasienne qui, selon toute apparence^ tire son origine de deux 
centres différents. A. G. Schlegel divise tes diverses langues 
de la terre en trois grandes classes, selon le degré de leur 
développement , savoir : en langues analytiques , organiques 
et synthétiques, dont chacune a une origine toute différente. 
Il faut compter au nombre des langues analytiques principa- 
lement la langue chinoise. Les langues organiques se subdivisent 
encore en deux branches entre lesquelles on ne peut trouver 
le moindre rapport généalogique. Ce sont les langues indo- 
européenne et sémitique. Les Indo-Européens habitaient originai- 
rement l'Asie (TAfganistan, Cantahar). Plus tard ils se séparèrent; 
une partie se dirigea vers l'Orient; c'étaient les Indous. Les autres 
prirent leur direction vers l'ouest de l'Asie ; c'étaient les Perses 
et les Arnaéniens. D'autres encore vinrent eu Europe ; c'étaient 
les Celtes, les Romains, les Grecs, les Germains^ les Slaves. Tous 
ces peuples formaient à l'origine une unité. Tout différents; de 
ceux-ci et sans aucun rapport de langue sont les Sémites. Ce sont 



y' 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 135 

qné^grandes et paissantes que puissent être encore 
de nos jours ces influences, on n'a pourtant pu con- 
stater jusqu'à présent, qu'une espèce ait été défini- 
tivement changée en une autre, ni que des orga- 
nismes plus parfaits aient été produits par le simple 
concours de la matière et des forces inorganiques et 
sans la préexistence d'un germe engendré à l'avance 
par des semblables, En effet une loi générale et 
absolue semble dominer aujourd'hui le monde orga- 
nique : Omne vivum ex ovo, c'est-à-dire, que tout 
ce qui existe, naît d'un germe qui a existé aupara- 
vant, et qui a été engendré ou de parents sembla-^ 
blés ou par la génération immédiate du corps; par 
conséquent d'un œuf, d'une semence ou aussi de 
divisions, de bourgeons, de rejetons, etc. Il faut 
toujours qu'un ou plusieurs individus de la même 
espèce aient préexisté, pour produire d'autres indi- 
vidus semblables. Les récits du vieux testament 
expriment d'une manière allégorique cette vérité, 
déjà connue de bonne heure, en faisant entrer dans 
l'arche ayant le déluge un couple de chaque race 
d'animaux. Pour ceux qui ne se contentent pas de 
récits bibliques, la question de l'origine première des 



les Arabes, les Hébreux, les Carthaginois, les Phéniciens, les Sy- 
riens et les Assyriens (?). On compte au nombre des langues syn- 
thétiques celles des anciens Egyptiens ou Coptes, des Finnois , 
des Lapons, de différents peuples de l'intérieur de la Russie, des 
Hongrois, Faut-il y compter aussi les langues des Tartares et des 
Mongols? Les recherches les plus récentes, en modifiant quelques 
détails de ces théories^ donnent cependant raison aux principes 
généraux du célèbre critique. 



•\> 



' . \» 



136 FORGE ET MATIÈRE 

ôtres organisés se présente inévitablement en pré-> 
sence de ce fait. D'où viennent-ils? Gomment se sont* 
ils formés ? Si tout être organisé est engendré par 
des parents^ comment sont nés ces premiers parents? 
Ceux-ci pouvaient-ils naître d'eux-mêmes, par la 
seule rencontre fortuite ou absolue de circonstances 
extérieures et par l'apparition de conditions néces- 
saires à leur existence, ou fallait-il une puissance 
extérieure pour les créer? Et si cela s'est fait une 
fois, pourquoi cela n'arrive-t-il plus aujourd'hui ? 

Cette question a occupé dans tous les temps les 
philosophes et les naturalistes et occasionné de 
longues et nombreuses controverses. Avant d'en- 
trer dans les détails de cette question, il faut pré- 
ciser la thèse posée plus haut : Omne vivum 
ex ovo. Quoique la validité de cette proposition 
soit incontestable pour le plus grand nombre des 
organismes, elle ne semble pas tout à fait sans 
exception, môme dans l'évolution actuelle. En tout 
cas, la controverse scientifique qu'a fait naître la gé- 
nération spontanée (gêner atio œquivoca), c'est-à- 
dire, la génération fortuite ou sans parents de la 
môme espèce, n'est pas encore complètement vidée. 
Ce nom signifie une génération d'êtres organiques, 
créés sans prée^^istence de parents ou de germes de 
la même espèce, par la seule rencontre fortuite ou 
absolue d'éléments inorganiques et de forces phy- 
siques, ou d'une matière organique, mais de parents 
qui ne sont pas de la môme espèce. Or, si les dé- 
couvertes récentes ont beaucoup diminué le nombre 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 137 

des partisans de ce genre de génération^ à laquelle 
on attribuait^ dans les temps les plus reculés^ une 
activité très-étendue, il n'est pourtant pas invrai- 
semblable qu'elle exerce son action encore aujour- 
d'hui sur les organismes les plus petits et les plus 
imparfaits ^ 

4. Selon les observations du docteur Gohn à Breslau (Hedwigia, 
journal d'ëtudes cryptogamîques 4855), la mort de la mouche 
commune en automne^ doit être attribuée à la formation de cham- 
pignons dans le corps de cet insecte. Il se forme , d'une manière 
spontanée, dans le sang de cet animal d'innombrables petites 
cellules, qui atteignent promptement une grosseur relativement 
considérable^ et se changent en un champignon microscopique, 
empuêa muscœ. Diverses raisons nous autorisent à admettre la 
formation spontanée de ces cellules à'empusa par l'altération du 
sang causée par la maladie de la mouche. Peut-être que la mus- 
cardine des vers à soie, maladie ëpidémique produite par une for- 
mation de champignons dans le corps de ces animaux, a la môme 
origine. M. Rossmabsslbr rapporte que M. le professeur Gibnkoswki 
à Pétersbourg a observé la naissance spontanée d'organismes in- 
dépendants et formés d'un seule cellule^ de grains d'amidon dans 
des tubercules de pommes de terre en pourriture, observation qui, 
par les déclarations récentes de M. Gibnkowskt lui-même, a reçut 
à ce que l'on dit, une autre interprétation. En outre il résulte des 
expériences encore plus récentes de M. Flach (Archives pharma» 
ceutiquês, 4860) et d'une notice dans la feuille périodique de toutes 
les sciences naturelles (4860), que les plantes les plus inférieures, 
telles que les champignons, les algues, les lichens , peuvent se 
produire par la génération spontanée et se métamorphoser les unes 
dans les autres dans certaines conditions déterminées. Des cellules, 
des spores, des cellules tubulaires se transforment en monades. 
M. PoucHBT vient de faire aussi tout récemment des expériences 
qui doivent prouver en faveur de la génération spontanée actuelle. 
L'auteur de ces études, en jugeant de son point de vue^ n'a aucun 
doute que la génération spontanée ne se manifeste encore de notre 
temps, et que têt ou tard la science ne la constate d'une manière 
évidente. Aussi M. le professeur Giebel à Halle s'est-il prononcé 
tout récemment, dans ses questions d'histoire naturelle, en termes 



laS FORGE ET MATIÈRE 

S'il faut admettre comme loi générale que tous les 
êtres végétaux et animaux d'une organisation supé- 
rieure n'existent que par la génération de la même 
espèce de parents préexistants, il nous reste toujours 

très- précis en faveur de la génération spontanée. — D'après des 
essais et des observations encore plus récentes, l'existence de la 
génération spontanée dans les régions les plus inférieures de la vie 
animale et végétale parait assez certaine pour réfuter la théorie 
de la panspermie. C'est ce qui résulterait surtout des travaux éten- 
dus des Français Poughet, Pasteur, Jolt, Musset et autres. 
Plagh (Archives de pharmacie^ 4862; Revue des sciences natu- 
relles) a fait des expériences du môme genre^ et il en résulte que 
les plantes les plus simples naissent souvent spontanément et, 
dans certaines conditions, se transforment même réciproquement, 
de môme que des cellules peuvent devenir ce que l'on appelle des 
monades. D'après des observations récentes, Vempuea muscœ peut 
devenir rmicor muceto et achlya proliféra. Enfin nous avons sous 
les yeux un mémoire intitulé : Recherches sur la génération spon- 
tanée, que le professeur Schaafhausbn à Bonn a adressé le 29 sep- 
tembre 4862 au célèbre Milne Edwards, membre de Tlnstitut. 
Nous y trouvons ce qui suit : c Le protococcus, la forme primitive 
ou la plus inférieure de la vie organique et particulièrement de la 
vie végétale, naît sans l'influence de l'eau, de l'air, de la lumière 
et de la chaleur, sans le secours d'aucune substance organique, 
et devient algue, lichen, mousse. Sa cellule se compose de grains 
de 4/^000. » Les cellules du protococcus qui augmentent en se 
divisant, produisent des algues. Moi-môme j'ai pu, comme Kut- 
ziNG, observer la transformation d'une algue en une espèce de 
mousse (v. mes Esquisses de physiologie). Toute existence sur la 
terre commence par l'origine de la vie végétale sans laquelle la 
vie animale est impossible. La monade^ forme première de la vie 
animale, naît également de petits points de 4/3000 — 4/2000 de 
grosseur qui se trouvent réunis dans une espèce de limon. C'est 
des monades que naissent les infusoires et non pas, comme on le 
croyait jusqu'à présent, d'œufs ou de germes contenus dans l'air. 
La formation des monades a lieu partout où une substance orga- 
nique se décompose par le contact de l'air, et leur naissance de 
pareils liquides se fait, exactement comme celle des cristaux, de 
l'humeur contenant leurs éléments -^ pourvu que le développe* 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 139 

à résoudre la question de la génération primitive des 
êtres, problème qui, au premier abord, semble inso- 
luble sans l'admission d'une puissance supérieure 
ayant créé de sa libre volonté les premiers orga- 
nismes et les ayant doués en outre de la faculté de se 
propager dans l'avenir. C'est avec une certaine satis- 
faction que les naturalistes orthodoxes font valoir ce 
fait. En montrant la construction ingénieuse et com- 
pliquée du monde organique, ils coiicluent qu'il n'y 
a que l'activité immédiate et personnelle d'une puis- 
sance créatrice qui aurait créé ce monde selon ses 
desseins. « Une énigme insoluble, dit B. Gotta, dont 
nous ne pouvons appeler qu'à la puissance impéné- 
trable d'un créateur, est toujours Torigine première 
de la matière terrestre, ainsi que la naissance des 
êtres organiques. » 

Sans se donner la peine d'expliquer d'une manière 
naturelle la croissance organique, on pourrait leur 

ment des premiers germes ne soit pas empêché par le manque des 
conditions vitales. Car tous les faits qui, d'après les lois de la 
chimie, empêchent la décomposition de substances organiques, 
empêchent aussi la naissance de la vie organique qui est impos- 
sible sans une certaine quantité d'eau, d'oxygène et de substances 
alimentaires. Le dessèchement et une température de 40 à 50<> R. 
font périr les monades et leurs germes. De même que le proto- 
coccus prend peu à peu des formes plus développées, de même 
la monade se transforme successivement en amoeba , chilodon, 
paramœcium et autres infusoires. Les nombreuses espèces de mo- 
nades décrites par Ehrenbbrg , ne sont que les états différents 
du développement du même animal. Du reste, on ne peut parler 
de génération spontanée que par rapport aux formes primitives de 
la vie ; tous les êtres d'une organisation un peu supérieure ne nais- 
sent que de la modification des ordres inférieurs. 

Note de la 8"* édition. 



140 FORGE ET MATIÈRE 

répondre que les germes de tout ce qui vit ont existé 
de toute éternité et n'ont attendu, dans cette masse 
nébuleuse et informe dont la terre s'est formée en 
se consolidant peu à peu, que l'influence de certaines 
circonstances extérieures ; ou que ces germes exis- 
tant dans l'espace, sont descendus sur la terre après 
sa formation et son refroidissement et ne sont par- 
venus à l'éclosion et au développement qu'acciden- 
tellement, aux endroits et au temps où se trouvaient 
précisément les conditions extérieures nécessaires. 
Cette explication sufl&rait pour rendre compte de la 
succession des créations organiques, et cette inter- 
prétation serait moins aventureuse et moins forcée 
que l'admission d'une force créatrice qui a pris plai- 
sir, à chaque période de la formation de la terre, à 
créer des espèces différentes de plantes et d'animaux, 
et à faire, en quelque sorte, pour la création de 
l'homme de longues études préparatoires. Une telle 
idée ne répond nullement à la perfection d'une force 
créatrice *. Cependant nous n'avons pas besoin de 
pareils expédients. Les faits établis par la science 
prouvent que les êtres organisés qui peuplent la 
terre ne doivent leur existence et leur propagation 
qu'à l'action réciproque de matières et de forces 

4 . Un essai scientifique pour démonlrer non-seulement Tëternitë 
de tous les organismes, de Thomme et de ses diverses races, mais 
aussi celle de la terre et des autres corps célestes, en opposition 
avec toutes les théories de cosmogonie généralement admises jus- 
qu'à nos jours, a été publié par le Dr Czolbe. Ce livre, que nous 
avons cité plusieurs fois et qui est d'ailleurs écrit avec beaucoup de 
talent, a pour titre: Nouvel exposé du sensualisme, 4855. 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 14i 

physiques, et que le changement et le développe- 
ment successifs de la superficie terrestre sont la seule 
ou du moins la principale cause de cet accroissement 
continuel des êtres vivants. 

Sans doute la science n'a pas encore pu détermi- 
ner avec précision de quelle manière cet accroisse- 
ment a eu lieu en détail; mais nous avons l'espé- 
rance que ses investigations soulèveroût plus tard le 
voile de ces mystères. Toutefois les connaissances 
que nous avons suffisent à nous donner au moins la 
probabilité, je dirai même la certitude subjective de 
la naissance spontanée des êtres organisés, ainsi 
que de la formation lente et successive des types 
supérieurs, sans l'intervention d'une puissance sur- 
naturelle; les types les moins élevés et les moins 
parfaits, s'élevant peu à peu en se perfectionnant et 
restant toujours en rapport avec les conditions exté- 
rieures du globe. Cette formation et ce développe- 
ment lent et graduel des formes organiques les plus 
simples vers des formes toujours plus élevées et plus 
parfaites, sont aujourd'hui un fait établi par les re- 
cherches de la paléontologie ; ce fait indique avec 
certitude l'existence d'une loi présidant à la nais- 
sance des êtres organisés. Plus la terre se dé- 
veloppait, plus la conformation individuelle des 
animaux devenait variée et plus les races se perfec- 
tionnaient — preuve suffisante pour démontrer com- 
bien la naissance des formes concrètes des animaux 
dépend des influences extérieures. Nous le voyons 
par leurs débris. Les animaux et les plantes fossiles 



iW FORCE ET MATIÈRE 

sont les l'tidiments primitifs de tout cô qui vit iêt 
nous trouvons en eux les plus merveilleux proto*^ 
types des organisations plus tardives toujours en 
concordance parfaite avec les premières. Plus ces dé- 
bris sont anciens, plus ils renferment de formes va- 
riées dont le type persiste dans les formations posté- 
rieures. Il y a de simples fossiles qui renferment en 
eux seuls, quant à la forme^ l'ébauche de modifica- 
tions nombreuses et diverses d'animaux apparaissant 
plus tard et existant en partie encore de nos jours. 
Le Sao hirsuta^ trilobite des schistes ardoisiew 
de la Bohême, diffère tellement dans sa forme pri- 
mordiale des individus plus développés d'un temps 
postérieur, qu'on ne le prendrait plus pour le même 
animal, si chacun de ses degrés de transition 
n'était déterminé avec précision. Les célacantides 
(cœlanthida) y poissons fossiles, recèlent la confor- 
mation du squelette de tous les vertébrés. Les laby- 
rinthodontes du monde primordial sont, selon 
l'expression de Burmeister, les vrais et les plus 
beaux prototypes de la race des amphibies d'où est 
sorti, dans un développement de quelques millions 
d'années, un grand nombre de formes variées. Cette 
race présente un mélange de qualités qui se trou- 
vent dans les groupes les plus hétérogènes qui en 
sont descendus. Le plésiosaure est pour ainsi dire le 
premier essai que la nature ait tenté pour sortir de 
la période des poissons et des reptiles ; le tronc de 
cet animal ressemble à celui de la baleine, le cou à 
celui d'un oiseau, la tête à celle de l'alligator. Il 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 443 

s'est répété et modifié en nombreuses espèces. L'ich- 
thyosaure, son contemporain, tient, comme son nom 
l'indique, du poisson et du lézard ; il a le corps du 
dauphin, la tête du crocodile et la queue des pois- 
sons. Le mégalosaure, colosse monstrueux, réunit 
Tanatomie des reptiles et des mammifères. A un 
degré plus proche du mammifère il apparaît sous la 
forme de ryguanodon, lézard gigantesque « avec 
lequel la force créatrice de la nature semble vouloir 
clore les genres gigantesques des amphibies. » 
(Livre de la géologie.) Le ptérodactyle ou griffon à 
bras, animal remarquable et énigmatique de la pé- 
riode jurassique, est un être d'une forme singulière, 
moitié chauve-souris et moitié reptile, tenant à la 
fois 4e l'oiseau et de Tamphibie; on Ta rangé tour 
à tour dans toutes les classes du règne animal. 
Le cétiosore réunit les caractères de la baleine, 
du phoque et du crocodile. Dans la période ter- 
tiaire, les mégathères prennent déjà la forme arti- 
culée des mammifères, mais ils rappellent encore 
les reptiles. Le paléothérium est le premier repré- 
sentant de la classe plus élevée des mammifères, 
c'est un animal intéressant qui réunit les propriétés 
du cheval, du tapir et du cochon ; on le trouve fré- 
quemment depuis la grosseur du lièvre jusqu'à celle 
du cheval, comme autant de variétés du môme genre. 
Il est en quelque sorte le prototype de la classe des 
mammifères car c'est en lui que se trouvent les 
germes des formes les plus diverses de cette classe *. 

4 . Ces transitions ou formes intermédiaires se sont conservées 



144 FORGE ET MATIÈRE 

Nous pourrions augmenter ces exemples^ car 
toute la science paléontologique n'est qu'un exemple 
continuel. Les formes les plus inférieures apparais- 
sent toujours les premières, et c'est d'elles que 
procèdent toujours par gradation et dans une mar- 
che ascendante, les races et les individus. « Les 
débris qu'on a découverts dans la terre, dit Œrsted, 
nous montrent une série de formations successives, 
se développant de plus en plus jusqu'à l'époque où 
rhomme et un monde animal et végétal conforme à 
l'homme ont pu prospérer. » 

Cette loi du développement successif a été trans- 
mise du monde primordial au monde organique 
actuel et lui a imprimé son sceau de la manière 
la plus évidente. Toute la science de l'anatomie 
comparée, étude cultivée avec tant de prédilec- 
tion de notre temps, n'a d'autre but que de dé- 
montrer la conformité des formes anatomiques 
dans toute l'échelle des animaux, et de constater 
d'une manière scientifique qu'il n'y a qu'un plan 
fondamental commun à toutes les formes animales 

môme jusqu^à notre temps en quelques rares exemplaires qu'on 
peut considérer^ pour ainsi dire, comme • des fossiles vivants. > 
Le singulier animal de la Nouvelle- Hollande, connu sous le nom 
de bec d*oiseau ou ornithorynque (ornithorhynchus)^ lient du 
quadrupède, de Toiseau et de Tamphibie. La première fois qu'on 
le vit en Europe, on le prit pour un composé artificiel. C'est, 
disait-on, une vieille dépouille de taupe attachée aux mâchoires 
d'un canard. La salamandre à écailles (lépidosiren paradoxe) de 
l'Amérique méridionale et de l'Afrique, tenant de l'amphibie et 
du poisson, respire en partie par les branchies et en partie par 
les poumons. 



». , 






GÉNÉRATION PRIMITIVE 145 

et modifié seulement dans quelques détails. Une 
chaîne non interrompue de transitions et de simili- 
tudes unit tout le règne animal, depuis ses représen- 
tants les plus inférieurs jusqu'aux plus parfaits. 
L'homme lui-môme, qui dans sa présomption se croit 
bien au-dessus de tout le règne animal, ne peut faire 
exception à cette loi. La race éthiopienne le relie au 
monde animal par une foule de similitudes frappan- 
tes et incontestables. Les bras longs, la conformation 
du pied, la jambe toute d'une pièce, les mains lon- 
gues et effilées, la maigreur du corps, le nez peu 
saillant , les mâchoires et la bouche proéminentes, 
le front étroit et déprimé, la tête petite et prolongée 
en arrière, le cou court, le bassin étroit, le ventre 
gonflé et pendant, le menton sans barbe, la couleur 
de la peau, la mauvaise odeur, la malpropreté, les 
grimaces en parlant, la voix aiguë et perçante, tou- 
tes les formes et toutes les proportions du corps sont 
autant de signes caractéristiques qui rapprochent le 
nègre du singe. Les meilleurs observateurs consta- 
tent que son esprit répond à son individualité. (Voir 
le chapitre Cerveau et âme.) 

Non-seulement le nègre, mais aussi une foule 
d'autres races sauvages, telles que les Boschismen, 
les Hottentots, les Pescherais, les indigènes de 
la terre de Vandiemen, ceux de la Nouvelle- 
Hollande, etc., etc., portent les marques les plus 
distinctes et les plus certaines du monde animal 
dont ils tirent leur origine. (Voir Reighenbagh, sur 
la naissance de l'homme, 1854.) 

40 



l 4^ 



146 FORCE ET MATIÈRE 

C'est pour la troisième fois que se manifeste la loi 
des transitions dans l'histoire du développement des 
animaux pris individuellement. Aujourd'hui encore, 
toutes les formes animales sont tellement semblables 
les unes aux autres, dans les premières périodes de 
leur développement individuel, que, pour reconnaître 
leur prototype, il faut remonter à l'histoire de leur 
naissance. C'est un fait intéressant et caractéristique 
que tous les embryons se ressemblent, et qu'il est 
souvent tout à fait impossible de distinguer l'em- 
bryon d'une brebis de celui d'un homme dont le 
génie étonnera peut-être le monde *. En effet, ce 
rapport est si manifeste qu'on a essayé, et non sans 
succès, de démontrer, dans l'histoire du déve- 
loppement de chaque animal ou de l'homme même, 
de quelle manière l'embryon représente et répète 
chaque fois, aux divers degrés de son développement 
corporel, les types principaux de toute une série 
d'animaux qui lui sont inférieurs; en d'autres 
termes, on a constaté qu'il présente en un cadre 
étroit le tableau en miniature de toute une série de 
créations. Quelque distincts que soient les deux sexes 
lorsqu'ils ont atteint leur complet développement, il 
est pourtant impossible de discerner, dans les pre- 
miers mois de la vie embryonnaire de l'homme, si l'in- 
dividu sera du sexe masculin ou féminin; et cela 



1. V. les détails dans l'écrit récent et excellent de T. H. Huxley^ 
la position de l'homme dans la nature, trad. en français par le 
Dr. £. Daily, dans le deuxième article sur les rapports de l'homme 
avec les bêtes qui en approchent le plus. 



« 



r 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 147 

dépendra peut-être des conditions extérieures et acci- 
dentelles. « Il y a une loi générale, dit Vogt, que Ton 
peut constater dans tout le règne animal, c'est que la 
similitude qui lie les individus par un plan commun 
de structure, apparaît avec d'autant plus de clarté 
que l'individu se trouve plus rapproché du point de 
sa naissance, et que ces similitudes s'etfacent d'au- 
tant plus que les animaux avancent davantage dans 
leur développement et se soumettent aux éléments 
extérieurs dont ils se nourrissent. » Vogt indique 
aussi, par ces derniers mots, quelle influence im- 
portante et déterminante peuvent et doivent exercer 
les causes extérieures et les conditions vitales sur le 
développement et la formation des organismes. Pluë 
la terre était jeune, plus ces influences devaient être 
puissantes et déterminantes ; il n'est point du tout 
impossible que les mêmes germes, par diverses cir- 
constances extérieures, aient pu produire, en se dé- 
veloppant dans des conditions diverses, des individus 
très - difl^érents. Nous avons les preuves qu'une 
foule de formations primordiales s'éteignirent quand 
les conditions extérieures changèrent ; des change- 
ments essentiels dans le milieu ambiant causèrent 
la mort des organimes anciens, tandis qu'ils provo- 
quaient l'évolution d'êtres nouveaux. 

Ces influences, cela est incontestable, ont existé 
avec une puissance plus grande dans les périodes 
primordiales que de nos jours et ont pu donner des 
résultats que nous ne voyons plus se reproduire 
aujourd'hui. La science n'ofire-t-elle pas assez de 






». 

♦ * 

*^#* 148 FORCE ET MATIÈRE 



-v 



preuves pour admettre cette opinion? D'abord, la 
température si favorable à toute naissance^ à toute 
croissance, était incomparablement plus élevée 
qu'elle ne Test aujourd'hui, et la Sibérie, qui ne 
produit de nos jours que des arbrisseaux rabougris et 
des animaux habitués au climat froid, était peuplée 
d'une foule d'éléphants qui avaient besoin d'une 
végétation abondante pour exister. Des plantes re- 
marquables, de formes inconnues, qui n'auraient 
pu résister à la gelée et qui ne devaient pros- 
pérer que dans un climat très-chaud et très-hu- 
mido, étaient également répandues sur toute la 
superficie terrestre dans la période houillère. Sur le 
versant méridional de l'Erzgebirge, de la Saxe et de 
la Bohême, se trouvaient autrefois des palmiers et 
des cannelliers, et le sol de notre zone glaciale et 
tempérée recèle des restes innombrables d'êtres 
organisés qui ne se trouvent plus aujourd'hui que 
dans les pays les plus chauds des tropiques. C'est 
aussi par les formes étonnantes et extraordinaires 
que nous présentent quelquefois les animaux du 
monde primordial, ainsi que par le plus grand 
nombre des races animales douées de dimensions pro- 
digieuses, que se manifeste une plus grande force 
de la nature à ces périodes. Nous ne connaissons 
aujourd'hui aucune race animale qui offre dans 
son développement individuel des différences de 
proportion aussi énormes que celle du paléothe- 
rium. 
Après ces considérations, il nous semble inconce- 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 149 

vable que des naturalistes s'obstinent encore à nier 
la loi de développement graduel et successif des êtres, 
organisés, parce seul fait que, de nos jours et dans 
la limite nécessairement restreinte de nos observa- 
tions, les races animales nous paraissent absolument 
distinctes les unes des autres et leur filiation cons- 
tante. Cette loi des transitions qui a laissé des traces 
si profondes et si évidentes dans notre sol peut-elle 
être arbitraire? Et quel droit avons-nous de con- 
clure, de notre expérience renfermée dans un 
espace infiniment restreint à ces espaces de temps 
infinis, à cet état de la terre où la nature était 
plus jeune et plus vigoureuse et par conséquent 
plus capable de produire des formes organiques? 
Dans ces conditions, il était possible qu'un germe 
organique placé, soit par hasard, soit par nécessité, 
sous l'influence des changements opérés par les 
conditions extérieures, prît en se développant une 
forme non similaire à celle de son générateur, mais 
diflPérente de celui-ci; il était possible qu'il engendrât 
môme une autre espèce ou une autre race. Vogt, ad- 
versaire de la loi des métamorphoses, dit lui-même : 
« Nous n'avons aucune raison pour repousser la pos- 
sibilité que, dans les temps primordiaux, les animaux 
aient engendré des petits qui étaient différents, en 
beaucoup de points, de leurs parents. » Nous remar- 
quons, de notre temps, que les changements opérés 
par le climat, la nourriture et les influences exté- 
rieures, jouent un rôle très-important dans les méta- 
morphoses des animaux, sans cependant jamais dé- 



150 FORGE ET MATIËRE 

passer les limites de la race; que l'on tienne compte 
maintenant de l'intensité, plus grande de ces influen- 
ces extérieures dans les temps primitifs, de l'action 
plus puissante des forces physiques à ces époques, 
et de l'immense durée des temps écoulés pendant les- 
quels des causes insignifiantes en apparence peuvent 
produire des effets considérables, et l'on comprendra 
la possibilité de métamorphoses plus radicales encore. 
Dans ce temps infini pouvaient surgir des hasards et 
des combinaisons particulières, dont nous n'avons 
aucun exemple dans le petit espace que notre expé- 
rience embrasse * . 

4 . Depuis que nous avons écrit ces lignes^ les idées du célèbre 
naturaliste qui jusqu'à présent a toujours combattu à outrance 
pour la stabilité des espèces et contre toutes les théories de per- 
mutation dans le monde organique , ont subi une transformation 
entière sous l'influence de théorie de Darwin. 11 annonce lui * 
même ce changement dans ses Leçons sur l'homme (Paris, 4865). 
Cet aveu rappelle le mot célèbre de Boerne : c Ce n'est que par 
suite d'un des préjugés les plus funestes qu'on appelle immoralité 
et faiblesse un simple changement d'opinion; se défaire d'une 
erreur nous rend plus sage que de trouver une vérité. » Voici ce 
que VoGT dit dans le second vol. de son livre, p. 256, 257 : 

« La théorie du développement successif des types, de formes 
primitives et universelles, a trouvé récemment, grâce à l'rngénieux 
Darwin, une base nouvelle, après avoir été produite antérieure- 
ment, bien que d'une manière différente, par des naturalistes 
français comme Lamarck, et par les philosophes naturalistes alle- 
mands. Il est vrai que telle qu'on la comprenait alors je l'ai com- 
battue ouvertement et sincèrement, mais j'avoue que sous sa forme 
actuelle, elle me semble donner une solution meilleure que toute 
autre^ du problème de la parenté des différents types entre eux, 
et en tout cas elle nous rapproche de la vérité. En faisant oppo- 
sition à la doctrine de la transformation graduelle des types je me 
trouvais, sous plus d'un rapport, influencé par des opinions tradi- 
tionnelles que Ton subit toujours plus ou moins lorsqu'on se livre 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 151 

Les faits actuels sont d'ailleurs suffisamment dé- 
monstratifs. Et, tout d'abord, n'avons-nous pas le 
droit de citer les intéressants phénomènes, connus 
seulement depuis peu sous le nom de changement 
de génération des animaux, qui présentent une mé- 
tamorphose de diverses forces d'animaux inférieurs, 
en ligne ascendante ^ . Ces animaux diffèrent com- 
plètement de forme, d'organisation et de genre de 
vie. Et ces différences ne se montrent point seule- 
ment dans un seul et même individu, comme chez les 
papillons et les grenouilles, mais chaque forme in- 

sérieusemelit aux recherches scientifiques. Les contrastes, si frap- 
pants en apparence, qui séparent les différentes espèces^ les divi- 
sions et subdivisions systématiques indispensables pour l'enseigne- 
ment de la science, laissent toujours une certaine impression dans 
IVsprit du jeune étudiant qui se sent naturellement entraîné à 
considérer les hommes eux-mêmes comme profondément distincts 
les uns des autres. Mais, à mesure que l'expérience arrive, on 
s'aperçoit bientôt qu'ils ne sont ni absolument bons ni absolument 
mauvais et que Tâge et la vie sociale opèrent souvent le rappro- 
chement des extrêmes les plus opposés. Le même phénomène se 
produit lorsqu'on étudie attentivement le développement du règne 
animal. Lorsqu'on part de l'œuf primitif pour arriver successive- 
ment jusqu'aux formes les plus élevées, on voit les contrastes 
s'effacer peu à peu et on s'aperçoit bien vite que les formes les 
plus diverses peuvent sortir de la même souche originelle. 

4 . Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a très-bien démontré comment les 
opinions de Buffon sur l'espèce se sont modifiées peu à peu. Après 
avoir donné d'abord, avec hardiesse, des définitions tranchantes et 
peu propres à se plier aux faits, il a vu ces derniers le contredire 
plus d'une fois pendant sa carrière, et il a eu assez d'esprit pour 
en tenir compte malgré ses théories antérieures. Toute proportion 
gardée, je crois moi aussi avoir droit à ce bénéfice de l'instruction 
qu'on se donne continuellement soi-même, sans encourir le re- 
proche d'inconséquence. 

Note de la 8"e édition. 



152 FORCE ET MATIÈRE 

dividuelle reste la môme pendant sa vie, et par con- 
séquent tout le phénomène représente une véritable 
métamorphose d^espèce. Ces modifications ont été 
observées sur plusieurs vers intestinaux, de plus sur 
les biphores (biphora), les méduses, les polypes, les 
pucerons (aphidida) et Ton suppose avec probabilité 
sinon avec certitude que plusieurs autres animaux y 
sont soumis. Sans doute, cette métamorphose des 
formes ne continue pas à l'infini, comme il le fau- 
drait pour annuler la loi qui sépare les espèces, mais 
elle se renferme dans certaines limites de parenté, 
revient à sa forme première après une ou plusieurs 
générations et cesse après un cycle régulier de 
formes. Qui pourrait ne pas reconnaître dans ce 
phénomène intéressant un rapprochement de la loi 
des métamorphoses des animaux et refuser de croire 
qu'au temps primordial ce changement de généra- 
tion ait pu se produire dans des limites moins res- 
treintes qu'aujourd'hui? Nous avons du reste, môme 
de nos jours, plus d'un exemple de ces transforma- 
tions. Jean Muller, un de nos plus célèbres et de 
nos plus sûrs observateurs, a vu des holothuries 
donner naissance à des mollusques. Ce naturaliste 
orthodoxe avoue lui-même avoir été saisi de doute 
et d'inquiétude en observant ce phénomène. Les 
holothuries et les mollusques sont deux classes tout 
à fait distinctes dans le règne animal, et ces der- 
niers occupent une place beaucoup plus élevée que 
les premières avec lesquelles ils n'ont ni parenté ni 
ressemblance. Muller avoue, quoiqu'à regret, que 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 153 

ce phénomène n'a rien de commun avec les méta- 
morphoses de la génération. Cette découverte, dû- 
ment constatée, prouverait la possibilité, môme au 
temps actuel, de l'évolution directe d'une race ou de 
sa transformation en une autre absolument distincte, 
fait qui a toujours été contesté jusqu'à présent; elle 
offrirait l'exemple singulier d'une nouvelle création 
basée sur des circonstances naturelles ; elle démon- 
trerait que môme de nos jours encore la loi de 
la génération similaire n'est pas sans exceptions. 
« L'apparition de diverses races animales dans la 
création, dit Muller, est un fait paléontologique, 
il reste surnaturel aussi longtemps que nous ne 
pouvons le constater ; mais si cette observation était 
possible, tout fait surnaturel cesserait et rentrerait 
dans un ordre de phénomènes supérieurs pour les- 
quels il faudrait aussi chercher des lois au moyen 
de l'observation. » Qui ose dire, en présence d'un 
fait semblable, que de pareilles métamorphoses ne 
s'accomplissent pas encore souvent de notre temps, 
et qu'il ne faudra pas tôt ou tard leur attribuer une 
importance que nous leur avons refusée jusqu'à 
présent ? 

Si les métamorphoses ont lieu non plus seule- 
ment par degrés insensibles, comme Ta enseigné 
l'ancienne philosophie naturelle, mais aussi par 
voie directe, par la transformation de l'embryon 
d'une espèce donnée en une autre espèce, il n'est 
assurément pas plus extraordinaire, qu'à un mo- 
ment donné, les êtres organisés aient pu naître 



154 FORCE ET MATIÈRE; 

spontanément au sein d'un blastème inorganique ; 
surtout lorsqu'on tient compte de la toute-puissance 
des forces physiques dans le monde primitif et de 
l'action non interrompue de ces forces durant des 
milliers de siècles*. « Il est vraisemblable, disait 
récemment M. le professeur J^ger dans un coursa 
Vienne, que les premiers êtres qui durent à la géné- 
ration primitive leur existence sur la surface de la 



4 . a Les germes des animaux supérieurs, dit M. le professeur 
Bauhg^rtner (Essais d'une histoire physiologique de la création 
du monde végétal et animal, 1855^^ ne pouvaient être que les œufs 
d'animaux inférieurs. II est probable que les animaux les plus 
parfaits d'une classe proviennent des œufs d'animaux inférieurs 
de la même classe. Ce cas est possible même dans la classe 
des mammifères, puisque les œufs de ces derniers se développent 
souvent hors de la matrice. La grossesse extra-utérine et le succès 
de la transplantation des ovaires nous apprennent que les œufs de 
ces animaux peuvent se développer aussi à d'autres places qu'à 
celles qui leur sont originairement assignées, etc. Des faits de ce 
genre ont donc pu se produire sur toute la série des animaux dans 
les différentes périodes de la création, et amener des modiQca- 
iions successives dans la forme des individus. — Il en fut de 
même sans doute pour les plantes. » 

< Avec cette tendance du monde végétal et animal vers un 
développement plus parfait, il y eut à chaque période de déve- 
loppement une formation de nouveaux germes primitifs qui de- 
vinrent la base de nouvelles métamorphoses, etc. » Baumg^rtner 
explique plus loin la cause des métamorphoses des genres organi- 
ques et des organismes eux-mêmes^ par les divisions des germes^ 
et ces divisions elles-mêmes sont occasionnées par plusieurs in- 
fluences diverses de la nature extérieure. Selon lui les premiers 
hommes sont issus des germes d'animaux immédiatement infé- 
rieurs à eux dans Téchelle des êtres, mais ces hommes n'ont eu 
d'abord qu'une existence de larves. La race humaine ne descen- 
drait pas non plus^ selon lui, d'un seul couple primitif, mais des 
races diverses, et de nombreux individus se seraient montrés en 
même temps en différents lieux du globe. 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 155 

terre, ont été des zooph3rtes, semblables aux êtres 
de cette espèce qui existent encore. » C'est de ces 
derniers que se développèrent d'une part des plantes, 
de l'autre des animaux qui se ressemblaient encore 
par leur forme et par leur genre de vie. Les plantes, 
restant stationnaires à ce degré inférieur de l'orga- 
nisation, furent devancées par le règne animal qui 
atteignit dans son développement progressif cette 
perfection de l'organisation, du sommet de laquelle 
l'homme voit à ses pieds tout le monde organique. 
Nous n'entendon» point déduire par là l'origine de 
tout le monde organique d'un seul centre de créa- 
tion ; au contraire, tous les faits et toutes les dé- 
couvertes de la science indiquent avec précision 
que cette origine provient d'une foule de centres de 
création, indépendants les uns des autres. Ces cen- 
tres existent aussi bien pour le règne animal que 
pour le règne végétal, et leurs ressemblances comme 
leurs diversités font voir avec clarté l'action uni- 
verselle de la nature. 

Cet examen ne nous semble pas aussi insignifiant 
que le pense maint naturaliste; car il serait trop 
téméraire, au point de vue de la science de nos 
jours, de vouloir attribuer à la génération sponta- 
née l'origine immédiate de tous les organismes, 
même de l'homme, quoique se faisant dans le temps 
primordial. A quoi servirait alors cette loi si mani- 
feste du développement successif et la formation des 
prototypes ? pourquoi cette ressemblance, cette pa- 
rité môme dans le développement des individus, si- 



166 FORCE ET MATIÈRE 

non pour indiquer la possibilité d'une divergence de 
formes et de races différentes, sous les diverses in- 
fluences des milieux extérieurs? Sans doute il faut 
accorder à la génération spontanée un plus grand 
rôle dans le temps primordial que de nos jours, et 
on ne peut nier qu'elle n'ait donné à cette époque 
l'existence à des organismes plus parfaits. Il est vrai 
que nous ignorons complètement et que nous pou- 
vons à peine conjecturer les procédés de création de 
ces époques reculées *. Mais, quelle que soit notre 
ignorance à ce sujet, nous en savons assez pour dire 
avec certitude que les êtres organisés ont pu et ont 
dû se former sans l'intervention d'une force exté- 
rieure. Si cette création qui nous entoure aujour- 
d'hui nous impose tellement par sa grandeur que 
notre esprit n'a pas toujours la force de repousser 
ridée d'un créateur immédiat, il faut chercher la 
cause de ce fait dans l'action continue des forces 
physiques durant plusieurs millions d'années, effets 
que nous voyons réunis, et ne songeant qu'au présent 
et non au passé, il nous est diflicile de croire, au pre- 
mier abord, que la nature ait produit tout cela d'elle- 
même. Il en est pourtant ainsi. — Quels que soient 
les détails de ces procédés, la loi des ressemblances, 

1 . Tout récemment il s'est accompli un progrès très-important 
par rapport à la connaissance des causes naturelles qui ont dû 
produire Taccroissement successif du monde organique sur la terre. 
Ce progrès est dû à l'ouvrage devenu célèbre en peu de temps du 
savant anglais Charles Darwin sur l'évolution des espèces. V. 
aussi sur ce sujet nos Etudes de science naturelle, p. 245. 

Note de la 8» édition. 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 457 

celle de la formation des prototypes, celle de la dé- 
pendance absolue des êtres organisés par rapport 
à leur naissance et à leur forme des conditions exté- 
rieures de la superficie de la terre, en un mot la loi 
de développement successif d'organismes plus par- 
faits, en harmonie avec les degrés de développement 
de la terre, est acquise à la science. De plus, la nais- 
sance des êtres organisés n'est pas un fait momen- 
tané, mais se continue à travers toutes les périodes 
géologiques; chaque période géologique est carac- 
térisée par les créations qui lui sont propres, dont 
quelques-unes seulement passent d'une époque dans 
une autre. 

Tous ces rapports , toutes ces circonstances 
sont basés sur des faits inébranlables et incom- 
patibles avec l'idée d'une force créatrice person- 
nelle et absolue qui ne pourrait en aucune manière 
se soumettre à une création lente, successive et 
pénible et se rendre dépendante, dans son œuvre, 
des phases du développement naturel de la terre. 
« Une question importante, dit Zimmermann (les 
Merveilles du monde primitif), est de savoir d'où 
viennent les animaux ? L'idée que Dieu les a créés 
. arbitrairement n'est pas seulement trop peu satisfai- 
sante, mais elle est aussi trop indigne de lui. La 
grande âme du monde qui aurait créé des systèmes 
solaires et des voies lactées peut-elle s'occuper de 
poterie? — Peut-elle faire des essais d'animaux et 
les détruire, sauf à les refaire s'ils n'étaient pas 
bons? » 



IÎS8 FOrtCE KT MATIÈRE 

' Ali contraire, il fallait que le travail de là hattire 
dans ces productions moitié fortuites, moitié absolues, 
fût infiniment lent, successif, graduel et non pré- 
médité. C'est ainsi que nous ne pouvons nulle part 
découvrir dans ce travail uti saut qui indique une 
volonté absolue et personnelle; les formes suivent 
les formes par des transitions insensibles et non in- 
terrompues. « La nature, dit Linné, ne fait pas 
de sauts, » et en effet toute nouvelle découverte 
ou tout nouveau fait de la science naturelle nous 
donne la preuve de cette assertion. Insensiblement 
la plante se change en animal, l'animal en homme. 
Malgré tous les efforts on n'a pourtant pas encore 
réussi à tracer une ligne de démarcation entre les 
règnes végétal et animal , deux divisions d'êtres 
organiques si distinctes en apparence, et il n'y a 
pas d'espoir d'y réussir jamais. De même il n'existe 
pas entre l'homme et l'animal cette barrière infran- 
chissable que proclament à cor et à cri de bonnes 
gens trop soucieux de leur vanité. Les géologues 
attribuent au genre humain de 80 à 100 mille ans de 
durée, c'est-à-dire à peu près le temps qu'il a fallu 
à la couche d'alluvion ancienne pour se déposer ; 
tandis que l'histoire de la vie humaine, c'est-à-dire . 
son état civilisé, ne date que de quelques milliers 
d'années. Quel intervalle de temps ne fallait-il pas 
avant que l'homme parvînt au degré d'intelligence 
nécessaire pour sentir le besoin de communiquer les 
faits de sa vie à ses descendants! De quel droit 
considérerions-nous l'homme civilisé de nos jours 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 159 

qui se trouve au sommet d*une échelle de cent mille 
ans, comme le rejeton d*un être supérieur et sur- 
naturel ? Si nous nous reportons à son origine, nous 
en jugerons tout autrement. Il n'y a point de doute 
que rhomme, dans ces premières périodes, ne se 
rapprochât plus en tout son être des animaux ses in- 
férieurs que de son état actuel ; et les crânes les plus 
anciens d'hommes déterrés nous montrent des for- 
mes grossières, peu développées, et très-analogues 
à celles des animaux *. Nous verrons, dans le cha- 
pitre sur le cerveau et l'âme, de quelle manière la 
conformation du crâne de la race européenne s'est 
développée et perfectionnée dans l'intervalle même 
des temps historiques. 

Si cependant on veut admettre, en dépit de toutes 
les idées philosophiques sur la nature, que l'inter- 
vention immédiate du créateur ait partout et en tous 

4 . Les débris les plus anciens de noire espèce, les crânes hu- 
mains qu'on a trouvés en divers endroits delà terre, entassés avec 
des ossements d'animaux éteints, se distinguent par leur forme 
toute primitive et peu développée; lisent le front fortement ré- 
tréci et singulièrement aplati. Un crâne qu'on vient de déterrer 
tout récemment dans la vallée de Néander (entre Diisseldorf et 
Ëlberfeld), présente un type si inférieur qu'on n'en trouve guère 
de pareil dans les races humaines les plus grossières de notre 
temps. L'expression de ce crâne rappelle la brute et la physio- 
nomie des grands singes. La partie frontale étroite et aplatie fait 
voir à l'endroit des sourcils une bosse entourée de profonds sillons. 
Le squelette, extraordinairement robuste et fort, peut être celui 
d'un individu de ces tribus sauvages et autochthones qui ont 
habité l'Europe septentrionale avant Timmigration des Indo-Ger- 
mains, et que Tinfluence de la civilisation a détruites de la même 
manière que les indigènes de l'Amérique et de l'Australie de nos 
jours. 



160 FORGE ET MATIÈRE 

lieux, à travers l'espace et le temps, mis en œuvre 
ces procédés, on revient aux idées panthéistes, et 
il faut également reconnaître que ces rapports existent 
encore, puisque le développement de la terre, des 
plantes et des animaux n'a jamais cessé et qu'il 
continue de la même manière qu'autrefois. Il faut 
alors admettre aussi qu'un agneau ne peut être 
conçu ni venir au monde sans l'intervention de cette 
puissance créatrice, et qu'une mouche, en pon- 
dant ses œufs, a le droit de réclamer les soins im- 
médiats de cette puissance pour faire éclore sa 
génération. Mais la science a depuis longtemps 
démontré le procédé naturel, mécanique et fortuit 
de ces faits et en a banni toute idée d'intervention 
surnaturelle. C'est là un argument de plus en notre 
faveur; car les procédés naturels du monde orga- 
nique actuel nous permettent de lui assigner une 
origine naturelle aussi. « Qui dit A dit B. Un com- 
mencement surnaturel impliquerait nécessairement 
une continuation surnaturelle. » (Feuerbach.) 

« La terre prise individuellement, dit Burmeis- 
TER, est reliée par des rapports immuables au reste 
de l'univers; et tout ce qui se passe en elle, en 
dehors de ces conditions, est le produit de ses pro- 
pres forces; car il n'y a jamais feu et il n'y aura 
jamais d'autres forces sur la terre que celles qui lui 
sont inhérentes de toute éternité. C'est à ces forces 
qu'elle doit son existence et sa durée. Si elles dispa- 
raissaient, il n'y aurait plus de phénomènes, etc.; 
notre globe serait anéanti, » 



GÉNÉRATION PRIMITIVE 161 

« Les lois de la vie animale, dit le professeur 
GiEBEL à Halle, ont été immuables dès le com- 
mencement; car la nature n'expérimente pas sur 
elle-même comme les peuples et les princes qui font 
et jurent des constitutions, abrogent une loi par une V - 
autre et qui, en tournant la tête, oublient sermeçt ^/j* ^-j 
et constitution^ et ne se fiant qu'à leur propre puis- ♦ *,^ 
sance, dictent des lois nouvelles. La nature est par- 
faite en elle-même et régie dans son développement 
par des lois éternelles. » 

Jamais la science n'a été mieux armée contrp ceux 
qui adoptent un principe surnaturel pour expliquer 
l'existence des êtres, que par les découvertes de 
la géologie et de la paléontologie; jamais l'es- 
prit humain n'a revendiqué avec plus d'énergie 
le droit de la nature', La nature ne connaît ni 
commencement surnaturel, ni continuation surnatu- 
relle, c'est elle qui crée et qui reprend tout, elle est 
elle-même commencement et fin, génération et 
mort. De ses propres forces elle a créé l'homme, de 
ses propres forces elle le reprendra. La race humaine 

1. Les paroles d'ÂGAsçiz prouvent assez, que celle lâche n*ëlait 
pas facile, c II n'y a que ceux qui sont familiarisés avec l'histoire 
des sciences qui puissent s'imaginer les efforls qu'il a fallu faire 
pour établir celte vérité si simple que les fossiles sont les débris 
d'animaux et de plantes ayant vécu jadis sur notre globe. Mais 
cela ne suffisait point. Il fallait encore démontrer que ces fossiles 
ne provenaient point du déluge décrit par Moïse, opinion long- 
tennps admise par les savants eux-mêmes. 

C'est Cuvier qui, en établissant la première de ces vérités, a 
donné une base certaine à la paléontologie. £t à présent que de 
questions importantes uilendent encore leur solution ! > 

H 



tt 

l6SS FORCE Et MATIÈRE 

actuelle ne pourra-t-elle pas aussi périr et une 
autre plus parfaite prendre sa place * ? Ou la terre 
reviendra-t-elle sur ses pas et anéantira-t-elle les 
résultats d'un labeur de tant d'années? Personne ne 

ne le saura à 



f 

le sait, personne ne Ta su et personne 
. ^u^ l'exception de ceux qui survivront ! 



1 . Le genre humain dans son ensemble ne nous paraît pas moins 
susceptible de subir des transformations ultérieures que les pre- 
miers animaux qui ont peuplé la terre et dont les races, aujourd'hui 
éteintes, ont été remplacées par la forme actuelle. Rien n'em- 
pêche d'admettre que le développement graduel et successif de 
l'organisation continue encore sur la terre et que ce mouvement 
très-réel^ quoique lent et insensible^ amènera dans un temps im- 
possible à déterminer, une évolution d'êtres plus parfaits que les 
hommes de nos jours. 






DESTINÉE DES ÊTRES DANS LÀ NATURE 



(TÉLÉOLOGIE) 



La conformité au but n'a été imaginée 
que par un esprit réfléchi qui s'extasie 
devant un miracle dont il est lui-même 
l'auteur. 

Kant. 

Tout procédé naturel déterminé par des 
lois, toute formation issue du principe de 
la vie porte la tendance et la marque de ce 
que rhomme appelle conformité au Lut. 

TOTTLB. 

11 ne faut pas mettre d'un côté les œuvres 
de la nature et de l'autre la nature; la na- 
ture est une œuvre et non une personne. 

De Jouvencel. 



Un des principaux arguments de ceux qui ad- 
mettent que la naissance et la conservation du 
monde doivent être attribuées à une puissance créa- 
trice, gouvernant et réglant tout. dans l'univers, a 
été de tout temps, et est encore la prétendue doc- 
trine de la destinée des êtres dans la nature. Toute 
fleur épanouissant ses feuilles éclatantes, tout souffle 
de vent agitant l'air, toute étoile éclairant la nuit, 
toute blessure qui se cicatrise, tout son, toute chose 



\ ' • ■ 



'* ■ 



«■ ** 









iô4 FORCE £T Matière 

dans la nature excite, chez les gens qui croient à 
la destinée des êtres, une vive admiration pour la 
sagesse de la Providence. La science naturelle 
de nos jours s'est débarrassée de ces creuses idées 
de téléologie qui ne s'arrêtent qu'à la superficie 
des choses, et abandonne ces innocentes études à 
ceux qui préfèrent considérer la nature avec les 
yeux du sentiment plutôt qu'avec ceux de l'enten- 
dement. 

Les combinaisons de la matière et les forces de la 
nature devaient dans leur rencontre donner nais- 
sance à de nombreuses formes organiques ou inor- 
ganiques; elles devaient en même temps et d'une 
certaine manière se limiter, se conditionner mu- 
tuellement et faire naître par là des dispositions ten- 
dant en apparence vers un but déterminé par une 
intelligence suprême. Notre esprit rêveur est la seule 
cause de cette destinée apparente qui dérive unique- 
ment de la rencontre des matières et des forces 
physiques. C'est ainsi qUe, selon Theureuse expres- 
sion de KanTj notre esprit admire un miracle qu'il a 
créé lui-même. Gomment pouvons-nous parler de 
conformité au but, ne connaissant les êtres que sous 
une seule et unique forme, et n'ayant aucun pres- 
sentiment de ce que serait ce but s'ils nous apparais- 
saient sous une autre. Notre esprit n'est pas même 
contraint à se contenter de la réalité. Quel serait 
l'arrangement naturel qu'il ne pût se figurer encore 
plus conforme au but ? Nous admirons aujourd'hui 
les êtres, sans penser quelle infinité d'autres formes, 



DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 1«5 

également conformes an but, la nature renfermait 
jadis dans son sein, y renferme encore aujourd'hui 
et y renfermera sans doute à l'avenir. Il suffit d'un 
concours de circonstances fortuites pour que ces 
êtres naissent et se développent. N'y a-t-il pas des 
formes grandioses de plantes et d'animaux perdues 
depuis longtemps, et que nous ne connaissons que 
par les débris du temps primordial ? Toute cette belle 
nature disposée si conformément au but, ne sera-t- 
elle pas détruite un jour par une révolution de notre 
globe, et ne faudra-t-il pas encore une éternité, pour 
que les formes actuelles ou d'autres plus parfaites 
encore se développent du limon du monde? Une 
foule d'organismes qui nous paraissent conformes 
au but dans la nature, sont ^simplement appropriés 
aux conditions vitales de l'espèce ou de l'individu et 
aux rapports nécessaires qu'ils entretiennent avec le 
milieu ambiant, dont l'influence s'exerce depuis des 
milliers d'années. Que peuvent nous apprendre 
les expériences du temps infiniment restreint que 
nous connaissons, sur la force de cette influence? Le 
poil des animaux septentrionaux est plus épais que 
celui de ceux des pays méridionaux ; les animaux 
ont aussi le poil et le plumage plus épais en hiver 
qu'en été. N'est-il pas plus naturel de voir dans ce 
fait la conséquence d'une influence extérieure, c'est- 
à-dire, de la dift'érence de température que de sup- 
poser un artiste céleste qui taille à chaque animal sa 
garde-robe d'été et d'hiver? Si le cerf a les jambes 
longues et propres à la course, il ne les a pas re- 



■■*«. 



166 FORCE ET MATIÈRE 

çues pour courir avec vitesse ; mais il court légère- 
ment, parce qu'il a les jambes longues : s'il avait des 
jambes peu propres à la course, il serait peut-être 
devenu un animal courageux; tandis qu'il est main- 
tenant un animal très-timide. La taupe a des pattes 
en forme de pelle pour creuser ; si elle n'en était pas 
pourvue, elle ne se serait jamais avisée de fouiller 
la terre. Si les choses étaient dans d'autres condi- 
tions, nous ne les trouverions pas conformes au but. 
Que de tentatives avortées ou laissées à l'état d'é- 
bauche dans les œuvres de la nature; combien 
d'êtres qui ne se sont point développés par ce seul 
fait qu'ils n'ont point trouvé les conditions néces- 
saires à leur évolution ^ Nous ne voyons maintenant 

4. L*auteur, en écrivant ces lignes il y a sept ans^ ne s'attendait 
^ pas à ce que les progrès incessants des sciences naturelles lui 
^E^*- \ fourniraient sitôt les preuves les plus exactes et les plus convain- 
cantes à l'appui de son assertion. Le savant et ingénieux Anglais 
Darwin, dans son excellent ouvrage sur la naissance des races 
par la propagation naturelle (4860), prouve que, dans la lutte per- 
pétuelle des êtres pour Texistence, il n*y a que les types qui se dis- 
tinguaient des autres par quelque avantage, si faible qu'il fût, 
qui aient survécu. La transmission et le développement successif 
de ces avantages suffisent peut-être, pour nous expliquer le dé- 
veloppement du monde organisé. C'est ainsi que les couleurs 
avantageuses de quelques animaux, telles que celles des insectes 
verts et des perdrix des Pyrénées, sont le résultat de la propaga- 
tion naturelle, tandis que des animaux d'une autre couleur succom- 
baient bientôt sous les coups de leurs ennemis. Un animal à 
poil épais a plus de chances de se conserver dans un climat ri- 
goureux que celui qui a la fourrure peu fournie, et transmet à 
ses descendants une propriété toujours plus avantageuse. L'obser- 
vateur superûciel croit que celte disposition est l'effet de la puis- 
sance divine agissant vers un but, tandis que celui qui pénètre plus 
avant n'y voit que les. causes naturelles. L'œil, un deg organes lea 



*♦ 



-t 






DESTINÉE DES ÉTEES DANS LA NATURE 167 

dans la série organique que les formes qui ont pu 
parvenir à l'existence; et leurs caractères spéci- 
fiques de même que leurs rapports réciproques nous 
paraissent prévus d'avance et conformes au but; 
tandis que le monde tout entier n'est que le résultat 
d'une évolution lente et pénible qui a laissé partout 
la trace de son impuissance et de ses efforts. 

En donnant cette explication nous réfutons peut- 
être en même temps une remarque du D"^ Spiess de 
Francfort, qui s'exprime en ces termes à propos du 
panthéisme : « Si c'est au hasard de la rencontre 
des éléments que les êtres doivent leur existence 
première, il est singulier que des accidents sem- 
blables ne forment point chaque jour de nouvelles '- 
combinaisons et des êtres nouveaux, » Un hasard 
tel que M. Spiess le suppose n'existe pas dans la 

. nature ; partout nous trouvons, par suite de l'immu- 
tabilité des lois naturelles, une nécessité qui ne 
souffre point d'exception. Voilà pourquoi il est im- 
possible que, dans les conditions actuelles, le hasard 
produise de nouvelles combinaisons. Toutefois, là où 
les rapports naturels éprouvent des changements 

. essentiels, il peut fort bien arriver qu'il se développe 

plus parfaits de ranimai, peut, selon Topinion de Darwin, n*ôtre 
que le développement exagéré d'un nerf sensitif, et rien ne prouve 
qu'il ne soit susceptible de se perfectionner encore plus. EaiPÉ- 
DOGLE, philosophe grec, enseignait déjà qu'à l'origine il y avait 
beaucoup d'êtres irréguliers et informes, qui n'ont pu se conserver 
qu'en partie, et qui n'ont atteint que peu à peu les conditions né- 
cessaires à leur existence. 

(Note de la 7e édition.) 



»- 
fc 









> 



168 FORCE ET MATIÈRE 

de nouveaux corps ; et M. Spiess n'ignore pas que 
ce qu'il demande au hasard de la rencontre des 
éléments, existe réellement, que chaque couche 
de la terre recèle des combinaisons et des êtres 
différents. Si nous voulions aller plus loin et ad- 
mettre l'opinion du célèbre géologue Lyell, qui 
soutient que la nature produit toujours et encore de 
nos jours de nouvelles créatures, et que la terre 
continue à enfanter par intervalles de nouvelles es- 
pèces d'animaux, que nous ne regardons pas comme 
nouvellement nées mais comme récemment décou- 
vertes, nous verrions se produire ce que M. Spiess 
demande au hasard de la rencontre des éléments *. 
Si la nature n'agit pas conformément à un but 
qu'elle connaît, mais conformément à un instinct 
absolu qui lui est inhérent, il en résulte nécessaire- 
ment que, dans sa manière de procéder, elle produit 

1 • a La multitude des vivants, telle qu'elle eBt^ dit de Jouvbngel 
(Genèse selon la science, la vie, 2* édition, page 333), se présente 
à nous non comme l'exécution d'un plan suivi rationnellement, 
mais comme un résultat historique, c'est-à-dire le résultat conti- 
nuellement modifié d'une multitude de causes qui ont agi succes- 
sivement, et où chaque accident, chaque irrégularité, représente 
Faction d'une cause. 

• Le plan — > dans le sens que donnent ici à cette expression ceux 
qui l'emploient — le plan n'existe pas ; ce n'est qu'une apparence. 
Les forces agissent nécessairement, aveuglément, et de leur con- 
cours résultent les êtres. Croire que la nature agit selon un plan 
sériel serait une erreur. La série est un résultat et non une idée 
de la nature : elle est la nature elle-même. 

• Cependant l'esprit aperçoit avec la plus grande évidence que 
si les forces de l'univers agissaient continuellement sur le globe 
de la même manière pour modifier les organismes, leur œuvre de* 
vrait constituer une série complète et parfaitement graduée. • 






,*5^' 



DESTINÉE DES ËTKES DANS LA NATURE 169 

une foule de créations non conformes à leur but et 
contraires au sens commun. En effet, il nous serait' 
facile, en nous plaçant sur le terrain de la tératologie, 
de montrer, par des faits nombreux et évidents, que 
la nature a créé des êtres non conformes à leur 
but, et que, si elle est troublée dans ses procédés 
par des accidents extérieurs, elle commet les 
fautes et les absurdités les plus étranges. D'a- 
bord, personne ne peut nier que la nature, dans 
son instinct aveugle et nécessaire de créer, n'ait 
produit quantité de créatures et d'organisations dont 
on ne peut reconnaître le but, et qui sont plus pro- 
pres à troubler l'ordre naturel des choses qu'à le 
favoriser. C'est pour cela que les théologiens et les 
partisans des idées religieuses ont vu, de tout temps, 
avec dépit l'existence des animaux appelés nuisibles, 
et qu ils se sont torturés de toutes les façons et de la 
manière la plus comique pour prouver le droit de 
ces êtres à l'existence. Le peu de succès des sys- 
tèmes religieux, qui assignent pour cause à cette 
anomalie la chute de l'homme ou le péché, prouve 
l'insuffisance de leurs raisons. Selon les théologiens 
Meyer et Stilling {Journal des vérités supérieures) 
les reptiles nuisibles et les insectes venimeux sont 
l'effet de la malédiction de Dieu frappant la terre 
avec ses habitants. Les formes souvent monstrueuses 
de ces êtres doivent représenter l'image du péché et 
de la perdition. On admet en même temps que la nais- 
sance de ces animaux doit être relativement récente, 
parce que leur existence dépend de la consommation 



4 



170 FORCE ET MATIÈRE 

de matières végétales et animales ! ! L'ancien paga- 
inisme des Germains dépeint ces animaui, comme des 
démons (Eben) causant toutes les maladies et qui 
doivent leur existence au culte diabolique dans la pre- 
mière nuit de mai. Ces singuliers essais d'interpréta- 
tion prouvent combien on était loin et combien on Test 
encore, de pouvoir se rendre compte de l'utilité et du 
but de ces êtres nuisibles, incommodes et dégoûtants. 
On sait aussi que des animaux nullement nuisibles ou 
même très-utiles ont péri entièrement sans que la na- 
ture ait trouvé moyen de les conserver. Parmi les ani- 
maux qui se sont éteints dans les temps historiques 
il faut citer le cerf gigantesque {Megaceros hiberni- 
cvrS), le lamantin de Steller (Manutus horealis), le 
dodo inepta, etc. Plusieurs autres animaux utiles 
vont en diminuant d'année en année, et peut-être 
s'éteindront-ils entièrement. D'un autre côté d'au- 
tres animaux très-nuisibles (par exemple la souris des 
champs) ont une telle fécondité, qu'on ne peut espé- 
rer de les voir disparaître. Les sauterelles, les ra- 
miers voyageurs (columha migratoria) forment des 
volées qui obscurcissent le soleil et portent le ravage, 
la mort et la famine dans les malheureuses contrées 
où ils s'abattent dans leur passage. « Qui ne cherche 
que sagesse, but, causes finales dans la nature^ dit 
GiEBEL, peut employer sa perspicacité à étudier les 
vers solitaires. Toute l'activité de ces animaux con- 
siste à produire des oeufs propres à se développer, et 
cette activité ne peut s'exercer que par les souf- 
frances des autres animaux; des millions d'œufs 



DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 171 

périssent sans but; quelques-uns seulement se 
développent ; l'embryon change et se transforme 
en un scolex qui ne fait que sucer et engendrer; 
les petits de ce scolex reproduisent des œufs qui 
pourrissent dans les excréments d'autres animaux. 
Dans ce procédé il n'y a ni beauté, ni sagesse, 
ni conformité au but, selon l'idée humaine. » A quoi 
bon, demandons-nous en outre avec raison, les ma- 
ladies, le mal physique en général *? Pourquoi ce 
nombre infini de cruautés, d'atrocités, qijie la nature 
commet chaque jour, à chaque heure sur ses créatures? 
L'être qui a donné au chat, à l'araignée leur cruauté 
et qui a doué l'homme, ce chef-d'œuvre de la créa- 

' 4 . Des théologiens et des naturalistes orthodoxes affirment sou- 
vent (Voyez Klenke : Lettres du dimanche d*un naturaliste à sa 
pieuse amie, 1855, page 280), que la maladie n'a rien de normal 
dans la nature, qu'elle n'y est qu'une apparition artificielle et 
qu'elle n'est que la suite du péché moral et de la corruption du 
genre humain. Une telle assertion n'est que l'aveu d'une ignorance 
complète de la nature et de l'histoire. La maladie est aussi ancienne 
que la vie organique. La paléozoologie connaît beaucoup d'osse- 
ments d'animaux changes par la maladie, et les inscriptions de 
monuments de la plus haute antiquité font mention de maladies. 
La médecine moderne sait fort bien que la maladie n'a rien d'in- 
dépendant, d'individuel, rien qui soit hostile, étranger, extérieur 
à l'organisme; elle n'est qu'un procédé vital modifié par des 
causes extérieures et anormales^ une métamorphose de matière, 
suivant les mêmes procédés que toute formation normale, et 
par conséquent une suite nécessaire des lois physiologiques. On 
ne peut se figurer la formation normale sans de semblables dévia- 
tions, c'est-à-dire, sans, maladie. Plus un peuple est jeune, simple, 
moins ce peuple est cultivé, plus il est sujet aux ravages des plus 
affreuses maladies. L'histoire et la géographie des maladies en ren- 
dent partout le plus irrécusable témoignage. Le paradis, ce lieu 
où l'on était à l'abri des maladies et des maux, est pour le natu-* 
r^iliste éclairé un mythe inventé dans l'enfance des peuples^ 



•I 



172 FORCE ET MATIÈRE 

tion, d'un naturel qui le rend souvent si cruel et si 
barbare — cet être, en agissant ainsi, peut-il être 
bon et bienveillant selon l'idée téléologique? — 

Les couleurs des fleurs, dit-on, sont créées pour 
charmer nos yeux. Mais pendant combien de siècles 
s'épanouirent des fleurs que jamais homme n'a vues, 
et combien n'en fleurit-il pas aujourd'hui qu'aucun œU 
ne verra jamais. Depuis qu'on a inventé la cloche 
à plongeur, nous écoutons avec surprise la descrip- 
tion d'une flore aux couleurs éclatantes cachée au 
fond de la mer, et d'un monde animal non moins 
merveilleux. On voit fourmiller dans cette plaine 
sous-marine des coraux du dessin le plus délicat et 
aux couleurs les plus vives, avec une population 
animale variée et à l'infini. — A quoi bon ces cou- 
leurs, ces beautés, cette vie dans un abîme où ne 
pénètre que l'œil du plongeur ? 

L'anatomie comparée, comme nous l'avons dit 
dans un autre chapitre, s'occupe principalement de 
la recherche de la conformité dans la structuro'des 
difierentes espèces d'animaux; elle fait voir dans 
chaque espèce ou genre, le principe fondamental de 
son organisation. Basée sur ces données, cette science 
nous montre dans chaque ordre d'animaux un grand 
nombre de formes, d'organes, etc., qui leur sont tout 
à fait inutiles, non conformes à leur but et qui ne 
semblent être que la forme primitive de sa consti- 
tution ou les rudiments d'une disposition ou d'une 
partie du corps qui a atteint d.ms une autre espèce 
un développement propre à rendre à Tindividu qui 



DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 173 

en est pourvu, certains services déterminés. La co- 
lonne vertébrale de l'homme se termine en une pe- 
tite pointe qui ne lui est d'aucune utilité et que bien 
des anatomistes regardent comme le rudiment de 
la queue des animaux vertébrés. La structure du 
corps des animaux et des plantes offre une foule 
d'arrangements non conformes au but. Personne 
ne sait à quoi servent l'appendice vermiculaire, la 
glande mammaire de l'homme, l'os claviculaire du 
chat, les ailes de certains oiseaux incapables de vo- 
ler, les dents de la baleine. — Vogt dit qu'il y a 
des animaux qui sont de véritables hermaphrodites ; 
ils ont les organes des deux sexes et ne peuvent 
pourtant pas se reproduire eux-mêmes; il faut pour 
cet accouplement deux individus. A quoi bon^ de- 
mande-t-il avec raison, une telle organisation? La 
fécondité de certains animaux est telle, qu'aban- 
donnés à eux-mêmes, ils rempliraient en peu d'an- 
nées toutes les mers et couvriraient la terre à la 
hauteur d'une maison. — A quoi une telle orga- 
nisation sert-elle ? L'espace et la matière ne suffisent 
pas à une telle quantité d'animaux. — Dans quel 
but la nature fait-elle croître une glande mammaire 
sur l'épaule d'un homme de 34 ans, phénomène 
décrit récemment par le docteur Klob à Vienne? 
Pourquoi donne-t-elle trois seins complètement for- 
més à une femme que le docteur S. Johnson a vue 
en 1861 (Lancet et Gaz. des hôpitaux y n° 81). A 
quoi servent dans une ruche des milliers de frelons 
qui n'existent que pour être tués par leurs sœurs 



m FORGÉ ET MATIÈRE 

ouvrières? Il y a des animaux qui ne nagent jamais 
et dont les pattes sont pourtant pourvues de mem- 
branes pour la natation, tandis qu'il y a des oiseaux 
aquatiques importants dont les pattes n'ont qu'une 
étroite membrane. L'aiguillon de l'abeille ou de la 
guêpe ne sert qu'à causer la mort de l'insecte, s'il 
en fait usage, etc. « Le dessein d'un créateur tout- 
puissant et souverainement sage, dit Tuttlb, de- 
vrait toujours pouvoir se laisser interpréter d'une 
manière rationnelle ; donnerait-il des organes inu- 
tiles aux animaux, s'il était ainsi ? Dans quel but et 
de quelle utilité sont les formes transitoires du fœtus 
dans lesquelles les mammifères ressemblent aux 
poissons et aux reptiles avant d'atteindre leur forme 
complète ? A quoi servent au fœtus humain les arcs 
branchiaux avec leurs ouvertures? Pourquoi tous 
les mammifères ont-ils des organes rudimentaires 
qui ne sont développés que dans les reptiles ? » 

Un des faits les plus importants qui dément les 
causes finales dans la nature, c'est l'existence des 
monstres. Le simple bon sens pouvait si peu concilier 
ces êtres avec la croyance d'un créateur agissant à ses 
fins, qu'on les a considérés dans un âge plus reculé 
comme les signes de la colère des dieux ; et encore 
de nos jours les ignorants les regardent souvent 
comme une punition du ciel. Nous avons vu dans 
le cabinet d'un vétérinaire une chèvre nouvellement 
née qui était parfaitement bien formée dans toutes 
ses parties, mais elle était sans tête. Y a-t-il quel- 
que chose de plus absurde et de plus contraire au 



« r 

DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 175 

but, que d'achever en toute perfection la forme d'un 
animal dont l'existence est d'avance impossible et de 
permettre qu'il vienne au monde ' Le professeur 
LoTZE de Goettingue a dit avec beaucoup de raison 
en parlant des monstres : « Si un fœtus manque de 
cerveau, la seule chose conforme au but serait 
la mort, puisque rien ne peut compenser cette 
lacune. Mais que les forces créatrices, en conti- 
nuant à produire, contribuent à ce qu'un être si 
contraire au but et si misérable puisse exister 
quelque temps d'une manière contraire à l'idée 
de l'espèce, ce fait nous semble une preuve évi- 
dente que la conformité au but final dépend tou- 
jours d'une disposition de forces mécaniques et 
déterminées, dont le cours une fois réglé va direc-^ 
tement à son but , sans réflexion et à l'aveugle, 
autant que le permet la loi de l'inertie, et qu'elle ne 
trouve pas d'obstacle, etc. » 

Voilà qui est assez clair, et il est inconcevable 
que le même auteur puisse soutenir dans un autre 
passage, « que la nature pleine de défiance contre 
l'esprit aventureux de l'âme a doué le corps de cer- 
taines conditions mécaniques, » qui font qu'un corps 
étranger, par exemple, est expulsé de la glotte par 
la toux, S'il était possible que de telles opinions 
philosophiques fussent généralement adoptées, il 
faudrait renoncer à toute étude sérieuse de la nature 
et se convertir à une foi indolente. Les deux argu- 
mentations si diamétralement opposées sur un mémo 
sujet et émises par un écrivain d'ailleurs estimé et 



^» 



A 




176 FOHCÊ ET MATIÈRE 

faisant autorité^ prouvent le peu de solidité de la 
philosophie de notre temps. Si la nature, comme le 
dit LoTZB, avait raison de se défier de l'esprit aven- 
tureux de Tâme, elle aurait infiniment plus d'occa- 
sion de prendre des précautions pour certaines 
éventualités; elle aurait pu faire en sorte que les 
balles rejaillissent du corps et que les épées portent 
des coups sans blesser. — Un corps étranger dans 
la glotte en est peut-être rejeté par la toux ; mais 
un corps étranger dans l'œsophage peut, par la sur- 
excitation des nerfs du larynx, causer la sufibcation. 
Quelle organisation absurde ! Est-ce aussi en vertu 
de ses appréhensions contre l'esprit perturbateur 
de l'âme que la chirurgie a inventé les pinces 
et la sonde œsophagienne ? — Chaque jour, à 
chaque heure, le médecin peut se convaincre par 
les maladies, les blessures et les avortements, etc., 
de l'abandon dans lequel la nature laisse ses créa- 
tures, et de ses efforts de guérison souvent con- 
traires au but. A quoi bon les médecins, si la 
nature agissait conformément à son but? Elle 
choisit l'inflammation, la gangrène, Tulcération 
des tumeurs et autres résultats, là où elle aurait pu 
parvenir au but et à la guérison par des voies 
moins détournées. Est-il conforme au but qu'un 
fœtus s'attache et se développe hors de la matrice, 
c'est-à-dire, hors de la place qui lui convient natu- 
rellement ? — accident assez fréquent dans les gros- 
sesses appelées extra-utérines et causant souvent la 
mort de la mère d'une manière misérable, Ëst*il 



^\p 



■^ 4 
V 






.■ -^ 



DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 177 

également conforme au but que dans ces grossesses 
extra-utérines, des douleurs, c'est-à-dire des efforts 
pour expulser l'enfant, se produisent dans la ma- 
trice, après la durée normale de la grossesse, tandis 
qu'il n'y a rien à expulser? Il n'existe pas de 
forces curatives dans la nature, dans le sens qu'on 
attache ordinairement à ce mot, comme il n'y a 
point de force vitale. L'organisme, dans le déve- 
loppement progressif et formel que la nature lui a 
prescrit, fait cesser quelquefois des perturbations. 
D'autres fois il fait tout le contraire et par suite de 
son activité indépendante il s'égare dans une foule 
de complications irrémédiables et inutiles. On en- 
tend souvent les partisans de la téléologie invoquer, 
comme un témoignage irrécusable, l'existence de 
certains spécifiques pour certaines maladies. Il n'y 
a point de remèdes qui guérissent les maladies avec 
certitude et dans toutes les circonstances, et qui 
puissent passer, en quelque sorte, pour être prédes- 
tinés à ces maladies. Tous les médecins judicieux 
nient aujourd'hui l'existence des prétendus spéci- 
fiques dans ce sens, et aflSrment au contraire, que 
l'effet des remèdes ne dépend pas de la neutralisa- 
tion spécifique des maladies, mais qu'il est le ré- 
sultat d'autres circonstances, la plupart dépen- 
dantes du hasard ou d'une longue série de causes 
combinées. Il faut, en conséquence, renoncer à 
l'idée que la nature ait fait croître certaines herbes 
pour certaines maladies, idée qiii impute au créateur 
le ridicule d'avoir créé un mal avec un spécifique 



■A. 



178 FORGE ET MATIÈRE 

pour le combattre au lieu de renoncer à la création 
de tous les deux. De tels enfantillages sont indignes 
d'un créateur intelligent. 

Pour revenir encore une fois aux monstres, nous 
avons oublié d'ajouter qu'on peut en produire arti- 
ficiellement en faisant une lésion à l'œuf ou au 
fœtus. La nature n'a pas de remède pour réparer 
ce mal. Elle suit, au contraire, l'impulsion reçue, 
continue à agir dans la fausse direction qu'elle a 
reçue et engendre — un monstre. Y a-t-il quelqu'un 
qui puisse méconnaître l'absence totale d'intelli- 
gence et le pur mécanisme dans ce procédé? — 
Peut-on admettre l'idée d'un créateur intelligent 
gouvernant la matière à ses fins, en présence d'un 
tel phénomène ? Serait-il possible que la main créa- 
trice de cette intelligence se laissât arrêter ou égarer 
par la volonté arbitraire de l'homme? Il importe 
peu que cette main opère dans un temps plus reculé 
ou plus récent; et on ne gagne rien en admettant 
que la nature n'a reçu du dehors que cette impul- 
sion primitive des causes finales et qu'elle opère 
maintenant d'une manière mécanique. Cette impul- 
sion aurait dû produire son résultat. Où faudrait-il 
chercher cette impulsion conforme au but, connais- 
sant parfaitement les conditions naturelles sous les- 
quelles naquirent les êtres primitifs^ et ne trouvant 
nulle part, dans les faits, les traces d'une main opé- 
rant et créant elle-même? Du reste, nous avons 
aussi les preuves que déjà dans les temps les plus 
reculés des rapports terrestres, la nature a commis 



DESTlflÉB DE^ ÊTK'ES DAÇï^ i.A NATURE 179 

* ■ 

^' les iDiêmes ;fautes oa de^ fautes sepablab^eis à celles 
,que i^ous yenons de relever. EUe n'a jpas eu la pré- 
caution ^e placer chaque fois le? .êtres Qjrganiques 
dans les lieu^t Qii les conditions .extériej;ire.s conve- 
naient le n^eux à leur bien-être. Dajçis r^tiquité 
il n'y avait point de chevaux en Aratjie, .où ^existe 
aujourd'hui la plus belle race de ces animaux; en 
Afrique, où le chameau, ce « navirç ,d^ désert^ * : . 
ren(l ^eul à l'homme le séjour pos^ible^ il n y avait* •f-^ 
point d^e chçiineauf ; l'Italie u' avait jpoint d'olivierjs,. .. 
Je J^hin pas de vig^içs ! :— Est-il cqpibrfljie au Ij^ïxU " 
pour nous servir aussi,d'un exemple du (Ça^crocosn^e, 
que la lumière^ ms^lgré ^ vitesse prodigieuse, tra- 
verse si lentement l'univers, qu'il l^ui faut des mil- 
liers d'finnées pour pag?y,enir d'une étoile à l'autre ? 
A quoi bon cep restrictions peu sages dans les jpaani- 
festatiûus d'une yolonté créatrice ? 

Le rapport intéressant entre le règne végétal 'et 
le règne animal est souvent, poi^r celui qui observe' 
superficiellement, la preuve 1^ plus évidente d'une* 
prévoyance agissant à ses fins. Le règne animal ne *'■ 
peut exister sans le règne végétal, puisqu'il n'y a *^ 



que le dernier qui ait la faculté de produire d'élé-^ ^^ 
meîits inorganiques des matières organiques, c'est- *- 
à-dire^ des combinaisons ternaires et quaternaire^. 
Ces combinaisons nourrissent l'animal herbivore, 
celui-ci à son tour l'animal Carnivore; il n'y aurait 
point de vie animale sans cette vertu spécifique des 
plantes. Ce rapport est admirable; mais il ne semble 
pourtant nullement arrangé ; au contraire il e^st le 



180 FORCE ET MATIÈRE 

résultat du fait le plus naturel et n'aurait pu devenir 
autre. Les animaux, en rendant au monde extérieur 
le carbone qu'ils ont retiré des plantes, afin que ce- 
lui-ci serve de nouveau à l'entretien des plantes, et 
continue ainsi son mouvement circulaire et éternel, 
n'obéissent nullement à un ordre surnaturel, mais à 
une nécessité inflexible résultant des choses et de 

; \ ' . leurs rapports réciproques. 

*" .. ., La nature atteint, par de grands et pénibles dé- 
;; ' tours, une foule de prétendus buts qu'elle atteindrait 
^ j aVec infiniment plus de facilité et de simplicité, si 
elle ne tenait qu'à ces buts. Les plus grandes pyra- 
mides d'Egypte et d'autres constructions gigantes- 
ques de ce pays, sont faites de pierre qui doivent 
leur existence aux carapaces calcaires de petits ani- 
maux. La pierre de taille dont presque tous les 
bâtiments de Paris sont construits provient de co- 
qûlDages d'animalcules dont on compte deux mil- 
lions par pied cube. Il faut compter par des millions 
^ de siècles le temps de la formation de ces pierres; 
, 'elles servent aujourd'hui à l'homme et lui paraissent 
^ la preuve d'une providence agissant à ses fins. La 
grande disproportion entre le but et les moyens, est 
trop évidente dans ce phénomène. Ces faits présen- 
tant à nos yeux, d'une manière subite et surpre- 
nante, le produit de la marche lente de milliers 
d'années, semblent aux regards de l'homme sans 
instruction, merveilleux, surnaturels, tandis que l'œil 
du savant n'y reconnaît que le cours nécessaire et lent 
de la nature concourant d'elle-même à sa perfection. 






DESTINÉE DES ÊTRES DANS LA NATURE 181 

L'homme a l'habitude de se regarder comme le 
point culminant de la création, et de croire que la 
terre et toutes ses créatures n'ont été créées que 
pour son utilité et sa demeure. L'homme serait 
plus modeste, s'il jetait un regard sur l'histoire de 
la terre et sur la propagation géographique de son 
espèce. Que de temps la terre a existé sans lui ! 
Que l'extension de l'homme est encore limitée sur 
ce globe, même de nos jours, et cependant elle est 
plus grande qu'elle n'avait été durant des milliensi^ 
d'années. « Les hommes, dit Helmholz, ont cou-.* 
tume de mesurer la grandeur et la sagesse de l'uni- 
vers, à la durée et à l'avantage qui leur en re- 
viennent ; mais l'histoire des siècles passés de notre 
globe montre combien est infiniment petit le moment 
de l'existence de l'homme, par rapport à la durée de 
ce globe. » Et qui voudrait soutenir sérieusement 
que la terre ne pût être mieux disposée pour le séjouc 
de l'homme ? Contre quelles difficultés l'homme n'a- 
t-il pas à, lutter pour rendre un petit espace de terre 
habitable, et combien de vastes contrées ne s'oppo- 
sent-elles pas à toute colonisation par leur sol et par 
leur climat ! Aucun être ne peut être destiné à vivre ' 
pour être utile à l'homme. Tout ce qui vit a le ** 
même droit à l'existence, et ce n'est que le droit du 
plus fort que s'arroge l'homme en asservissant les 
autres créatures ou en les tuant. Il n'y a point de but 
que la nature se propose pour un être privilégié ; 
elle est en elle-même et pour elle-même fin, créa- 
tion, perfection ! 






'* 



•• 



182 FOftCE ET MATIÈRE 

La physique (voyez Helmholz : Sur Faction réci- 
proque des forces physiques, 1854) a calculé que, de 
même qu'il y eut un temps où notre terre était sans 
vie organique, il faudra qu'il arrive un temps, sans 
doute dans un avenir infini et incommensurable, où 
les forces physiques qui existent maintenant s'épui- 
^ . , seront, et où tous les êtres animés seront replongés 
. ■ dans la nuit et dans la mort. Que sont, en présence 
^' de tels faits, toutes les phrases fastueuses d'une 
■'% philosophie parlant de buts généraux de l'univers 
qui s'accompliront dans la création de l'homme, de 
l'incarnation de Dieu dans l'histoire, de l'histoire de 
l'humanité comme la révélation subjective de l'ab- 
solu, de l'éternité de la conscience, de la liberté, de 
la volonté, etc., etc. ? Que sont la vie et les eflfbrts 
d'un homme et de tous les hommes, en compa- 
raison de cette marche éternelle, inexorable, irré- 
fflstible, moitié fortuite, moitié nécessaire de la na- 
* ture ? Ce n'est que le jeu momentané d'un éphémère 

planant sur la mer de l'éternité et de l'infini ! 






%9> 



CERVEAU ET AME 



Les effets du cerveau doivent être en rai- 
son directe de la masse du cerveau. 

LiEBIO. 

Cest par le cerveau que nous nous éle- 
vons 4e la matière à l'esprit. 

TUTTLE. 



« Si la proposition est vraie , dit Molesghott, 
que la combinaison, la forme et la force sont indis- 
pensables l'une à l'autre, que leurs changements 
sont toujours dans un rapport tellement intime, que 
le changement de Tune suppose en môme temps le 
changement immédiat des deux autres ; si cette pro- 
position est aussi applicable au cerveau, il faut que 
des changements constatés dans la substance du cei:- 
veau exercent leur influence sur la pensée. En raison 
inverse, il faut que la pensée se réfléchisse dans les 
dispositions matérielles du corps. » 

Que le cerveau soit l'organe de la pensée, et que 
tous les deux soient dans un rapport tellement immé- 
diat et nécessaire^ que l'un ne puisse exister ni être 
imaginé sans l'autre, c'est une vérité, dont un mé- 



184 FORGE ET MATIÈRE 

decin ou un physiologiste ne peuvent douter. Une 
expérience journalière et des faits nombreux dé- 
montrent cette vérité. Ce n'est donc pas pour le 
médecin que nous écrivons ce chapitre, mais pour 
la grande masse du public pour laquelle les vérités 
les plus simples et les plus claires des sciences natu- 
relles sont encore des énigmes. Il est singulier que 
le public ait fait précisément, sur ce point et en tout 
temps, une opposition opiniâtre à la • puissance des 
faits; les raisons pour lesquelles on persiste dans 
cette opposition, ne sont pas difficiles à deviner. 

Le cerveau est le siège et l'organe de la pensée ; 
sa dimension, sa forme, le mode de sa composition 
sont en raison directe de la grandeur et de la force 
de l'intelligence qui y réside. L'anatomie comparée 
nous en donne les preuves les plus évidentes; elle 
nous montre sur toute l'échelle des animaux jusqu'à 
l'homme que l'énergie de l'intelligence est en rap- 
port constant et ascendant avec la constitution maté- 
rielle et la dimension du cerveau. Les animaux qui 
. n'ont pas de véritable cerveau, mais seulement des 
ganglions ou des rudiments de cerveau, occupent en 
général le dernier degré de l'échelle intellectuelle. 
Au contraire l'homme, l'être supérieur par son intel- 
ligence, a absolument et relativement le plus grand 
cerveau. Si le cerveau de quelques animaux consi- 
dérés les plus grands de la création actuelle, surpasse 
en masse celui de l'homme, cette anomalie appa- 
rente ne provient que du volume des parties céré- 
brales qui, comme organe central du système ner- 









CERVEAU ET AME 185 

veux du corps, président aux fonctions de mouvement 
et de sensation, et qui à cause du nombre et de 
l'épaisseur des cordons nerveux qui s'y réunissent, 
présentent naturellement une plus grande masse, 
tandis que les parties du cerveau qui président prin- 
cipalement aux fonctions de la pensée, n'approchent 
che?? aucun animal, de la proportion de grandeur et 
de forme de celles de l'homme. Parmi les animaux 
mêmes, ceux dont le cerveau est le plus développé 
sont connus de tout temps, comme les plus intelli- 
gents (éléphant, dauphin, singe, chien, etc.). Dans 
toute la série des animaux nous trouvons le déve- 
loppement graduel de l'intelligence toujours en 
rapport direct avec la grandeur et la forme du cer- 
veau. BiBRA, naturaliste consciencieux de notre 
temps, a fait des recherches sur les cerveaux 
d'hommes et d'animaux, en les pesant exactement. 
Le résultat général de ces opérations démontre 
que l'homme se trouve au premier degré de Téchelle 
des êtres, que la diminution du cerveau des animaux 
augmente en descendant cette échelle et que les 
animaux qui occupent le dernier échelon, tels que 
les amphibies et les poissons, ont le cerveau le plus 
petit. Cette loi du développement graduel du cer- 
veau, dans toute la série des animaux, en ligne 
ascendante et descendante, est trop évidente et trop 
profonde pour être contestée ou restreinte par quel- 
ques faits contradictoires en apparence. Ces excep- 
tions apparentes et isolées sont le plus souvent le 
résultat d'une observation mal faite ou d'une fausse 



iËe FORGE ET MÂÎIBIRE 

iatétptéi^thû otl tcp^csifinm dé ôéd faite. On omet 
frêqtaPettrtùetit daitïs éeS observations que, pout déter- 
miner Tintelligenée dTnn côrveati, il ne- s'âgif pas 
seulement d'en considérer la gt^ndeuf et le poids 
mais aussi Torgônisiatrôn, paff conséquent la forme, 
la sti^cture, là Conformation de ses anfrâctuosités 
et là composition chimique. VALENtm dit (Gours 
dé physiologie) : « Ce n'est pas seulement la quantité, 
tùsâÀ aussi là qualité des fibres nerreuséô, et par là, 
Tintensité des forces et Tactîvité réciproque de cha-- 
qtie élément qui décident dé l'excellence des facultés 
intellectuelles. « Il sef peut qu'une ànbmalie appa- 
rente d'une part soit compensée par le développe- 
ment d'une auti'e partie. Quant à cette dernière 
stïpposition j nous n'avons malheurejjsement que trop 
pétt dé données établies pÈft la ècienée. Cependant 
lé même Bîbèa a fait une analysé comparée de la 
Composition chimique dés cerveaul de différents 
ânîmàti:*. Il résulte de ces recherches qne les cer- 
vétttbt des animaux d'un ofdre supérieur ont en 
g'^érttl plus dé graissé et par conséquent aussi plus 
dé phôiSphore (qui se troiïVe en combinaison avec 
Ift grâi's^ du cerveau) que led cerveaux des animaux 
d'un ordfe Inférieur *. Le cerveau du fœtus et du 
nduveaû-né k cônsidéi*ablement mdns dé grftisse 

4. Il résulte des dernières recherches de Borsarblli que le con- 
tenu lAoyen de phosphore dans le cerveau est beaucoup plus grand 
qti't)n ne lè croyait jusqu'à présent, et qu'entre tous les orgailes 
du corps c'est le cerveau qui en contient le plus. Il y en a par exemple 
le double de ce qui se trouve dans la substance musculaire. 

Note de la ée édition. 



CERVEAU ET AME 187 

que celui de l'homme adulte; mais le cervesftt de 
l'enfent renferme une très-grande quantité d'eau. 
Le cerveau du nouveau-né a déjà plus de graisse 
que celui du fœtus, et la graisse semble, selon Bibra, 
augmenter assez vite en: quantité avec l'âge. Le 
poids de la graisse du cerveau des animaux qu'on 
laisse sans manger, ne diminue en rien, preuve évi- 
dente que les fonctions du cerveau exigent une 
certaine quantité de graisse. De très-petits cerveaux 
d'animaux (par exemple celui du cheval, du bœuf) 
contiennent, en raison de leur petit volume, une très- 
grande masse de graisse, de sorte que, selon Bibra, 
la quantité semble compensée par la qualité -^rap- 
port indiqué et déterminé encore par d'autres faits. 
ScHLossBERGER a trouvé que le cerveau d'un enfant 
mâle, nouveau-né, contenait beaucoup plus d'eau 
et moins de graisse que celui des adultes. Cepen- 
dant, pour apprécier le degré d'intelligence du cer- 
veau, il nous faut, outre les rapports chimiques^ 
considérer surtout les proportions de sa fortiàe. Il y 
a longtemps que l'attention s'est portée sur les an** 
fractuosités de la superficie cérébrale, et l'on a es-* 
sayé, à plusieurs reprises, d'y découvrir un rapport 
avec l'activité du cerveau ou de l'âme. Ce rapport 
a été démontré récemment par les recherches de 
M. le professeur Husghkjs de la manière la plus 
évidente. Husghkb a trouvé qu'une espèce ani- 
male était supérieure et plus intelligente, en 
proportion que les anfractuosités du cerveau mon- 
traient plus de sinuosités, plus de profondeur dans 



Itô FORGE ET MATIÈRE 

les sillons^ plus d'empreintes et de ramifications, 
d'asymétrie et d'irrégularité. (Selon le procès-verbal 
de dissection du docteur J. Wagner, le cerveau 
du grand Beethoven présentait des anfractuosités 
une fois plus profondes et plus nombreuses que celles 
d'un cerveau ordinaire.) 

La môme loi que nous indique le développement 
du cerveau dans l'échelle des animaux, paraît éga- 
lement dans l'histoire du développement de l'homme 
lui-même. Avec le développement successif et ma- 
tériel du cerveau l'intelligence de l'homme s'accroît, 
pour diminuer à mesure que cet organe se déforme 
par l'âge. Selon les recherches exactes de l'Anglais 
Pbagogk, le poids du cerveau de l'homme va en 
augmentant continuellement et très-vite jusqu'à 
l'âge de 25 ans, reste à ce poids normal jusqu'à 50, 
et décroît sans discontinuer. Selon Sims, le cerveau 
qui augmente en masse jusqu'à l'âge de 30 ou 
40 ans, n'atteint le maximum de son volume qu'entre 
40 et 50 ans. Le cerveau des vieilles gens s'a- 
trophie, il se ratatine, et il se forme des cavités 
entre les anfractuosités qui étaient auparavant juxta- 
posées. En même temps la substance en devient 
plus tenace, la couleur plus grisâtre, le sang moins 
abondant, les sinuosités plus étroites, et la consti- 
tution chimique du cerveau du vieillard se rap- 
proche, suivant Sghlossberger, de celle de l'en- 
fant en bas âge. C'est un fait connu de tout le 
monde que l'intelligence diminue avec l'âge, et 
que les vieilles gens tombent en enfance. Le grand 



CERVEAU ET AME 189 

Newton , génie auquel les sciences naturelles doi- 
vent les plus grandes et les plus importantes dé- 
couvertes, s'occupait dans sa vieillesse du prophète 
Daniel et de l'Apocalypse de saint Jean ^ ! L'âme de 
l'enfant ne se développe qu'insensiblement et au fur 
et à mesure que se perfectionne l'organisation ma- 
térielle de son cerveau. La substance cérébrale de 
l'enfant est plus fluide, plus semblable à de la bouil- 
lie, contenant plus d'eau et moins de graisse que 
celle des adultes ; les différences entre la substance 
grise ou blanche, les particularités microscopiques 
du cerveau n'en ressortent qu'insensiblement; les 
stries, très-visibles sur le cerveau de l'adulte, ne se 
montrent pas sur le cerveau de l'enfant. Plus ces 
stries deviennent visibles, plus l'activité intellec- 
tuelle augmente. La substance grise de la superficie 
du cerveau de l'enfant est encore peu développée, 
les anfractuosités sont peu élevées et rares, le sang 
peu abondant. » Le développement histologique de 
beaucoup d'endroits du système nerveux central est 
encore très-imparfait dans le nouveau-né et dans le 
nourrisson. » (Valentin). « Avec le développement 
successif des hén^isphères, dit Voot, se dégagent in- 
sensiblement les diverses facultés intellectuelles. » 

4. c Le plus grand penseur de son siècle, dit Tuttle, peut 
perdre en une heure toute son intelligence, s'il tombe malade; il 
devient enfant pour la seconde fois quand la vieillesse l'atteint et il 
est aussi maladroit, aussi niais que dans son enfance. Avec l'affai- 
blissement du corps la raison s'affaiblit, et avec le dernier souffle 
elle paraît s'éteindre aussi^ semblable à une lampe qui, manquant 
d'huile, jette encore quelques faibles lueurs. » 



4 



Xi'inféi^CMrité ûi^^allactueUe deip Tf^ipam^s à l'ég^Mj^ ^s 
hommes e^t un fait ,€Oii](La. Pjqiaçoge triOjaya que le 
pqi^ç Woyen du peryeau de Thomme était un peu 
pluç eo^sidérab^e que celui de la femme; ^lon 
lui, le poids moyen du cerye^u de Thomme est de 
50 onces, iCt celui de la femme. dç 44 pnces. (Londqn 
journal ç^medic, 1851.) Les recherches de Geist, 
médecin à l'hôpital de Nuremberg, citéep parBiçRA, 
donnent le mêi^e r^ésultat. Geist trouva, e^ même 
temps^ que le cerveau décroiss^iit considérablement 
avec l'fiige. he docteur Hoffmann, qui a pesé de 60 
à 70 cerveaux, dit que ses observations ont donné 
pour résultat que le .cervefiu des fei^mes était en 
moyenne de 2 onces plus léger que celui des hom- 
mes. Laurçnt fL paesuré Jles.têteg de .deux mille per- 
sonnes ; le résultat moyen a été qu^ le diamètre ,^e 
la circonférence des têtes de ,femmes, ainsi qqe celui 
.4e différents autres endrpits de la, tête, était toujoiirs 
moindre que celui des homm^. ^j^n cop[^ps\rant, squs 
le rapport de l'intelligence, les ceirvea^ix hujflains 
entre eux dans leur état de panté ou.de malade, 
nous aurons le même résultait. Le pqids norms^l d'^n 
ceryeau humain ^t à peu prèg de 3 livrep à 3 livres 
et 1/2; au contraire, celui du célèbre naturaliste 
CuviER a pesé plus de 4 livres. Tiedemann, pesant 
les cerveaux de trois idiots adultes (faiblesse d'esprit 
congénitale ou accidentelle) a trouvé que le poids en 
variait entre une et deux livres. Laurent a mesuré les 
têtes d'idiots et il a trouvé que la moyenne, tant celle 
des hommes que des femmes, était bien au-dessous de 



CERVEAU ET AME 191 

celle des têtes normales. Les hommes dont la tôte 
n'a pas 16 pouces de circonférence, sont idiots. 
« Une petitesse anormale du cerveau est toujours un 
signe d'imbécillité. ♦ (Valentin.) Le célèbre poëte 
Lbnau, dont l'esprit était dérangé, est mort en dé- 
mence ; son cerveau, atrophié par la maladie, ne 
pesait que 2 livres 8 onces. Selon Parghappb, la 
diminution successive de l'intelligence, dans l'état 
de démence, est en rapport direct avec celle du 
cerveau. Il a pris la moyenne de 782 cas, et 
prouve par des chiffres que la diminution du poids 
du cerveau est en raison du degré de la démence. 
(Compte rendu du 31 juillet 1848.) Hauner, mé- 
decin à l'hôpital des enfants de Munich, prenant 
pour base ses expériences, dit : « Par l'examen 
minutieux que nous avons fait depuis nombre d'an- 
nées du crâne des enfants, nous avons acquis la 
conviction que la petitesse anormale de la voûte du 
crâne, si elle n'a pas toujours pour résultat le 
crétinisme et l'idiotisme avec les maladies qui 
en sont la conséquence, conduit infailliblement à 
l'affiaibUssement des facultés intellectuelles, à moins 
que cette anomalie ne devienne bientôt l'origine 
d'une maladie mortelle, tandis que la grandeur 
anormale du crâne coïncide beaucoup plus rarement 
avec un dérangement de l'esprit. » Les vivisections 
et les expériences de Flourens, si intéressantes et si 
importantes pour le progrès de la physiologie, sont 
si concluantes qu'elles ne laissent point de réplique. 
Flourens a expérimenté sur des animaux dont les 



191 FORGE ET MATIÈRE 

dispositions corporelles les rendaient propres à sup- 
porter de graves blessures au crâne et au cerveau. 
Il enleva successivement et par couches les parties 
supérieures du cerveau, et Ton n'exagère pas en 
rapportant que les facultés intellectuelles dimi- 
nuèrent peu à peu et par couches, et disparurent 
entièrement à la fin. Des poules sur lesquelles Flou- 
rens avait opéré de la sorte, tombèrent dans une 
telle faiblesse intellectuelle que toute fonction céré- 
brale, toute faculté de percevoir les impressions des 
sens cessèrent complètement, et la vie continuait 
néanmoins. Ces animaux restaient immobiles à la 
place où on les mettait, comme ensevelis dans un 
profond sommeil ; ils n'éprouvèrent aucune impres- 
sion extérieure et ils furent nourris artificiellement; 
ils menèrent pour ainsi dire une vie végétative. Ils 
se conservèrent ainsi des mois et des années, gran- 
dirent de corps et augmentèrent en poids. » Si Ton 
enlève par couches les deux hémisphères cérébraux 
d'un mammifère, dit Valentin, l'activité intellec- 
tuelle diminue en raison du volume de la masse en- 
levée. Quand on parvient aux ventricules, l'animal 
perd toute connaissance. » Peut-on demander une 
preuve plus éclatante, pour démontrer la connexité 
absolue de l'âme et du cerveau, que celle que nous 
fournit le scalpel de l'anatomiste enlevant Tâme 
pièce à pièce ? On trouve, dans presque toutes les 
vallées profondes et humides des grandes chaînes 
de montagnes, une malheureuse race d'hommes, ou 
pour mieux dire de demi-hommes, dont l'existence 






CERVEAU ET AME 193 

ressemble plutôt à celle des brutes qu'à celle des 
hommes. Ce sont des êtres dégoûtants, sales, diffor- 
mes, dont la tête est petite ou extrêmement grosse ; 
ils sont pourvus de mâchoires et de dents très-fortes, 
ils ont le crâne mal formé, angulaire, semblable à 
celui des singes, le front bas et étroit, le ventre gon- 
flé, les jambes grêles, le port affaissé ; ils ont très- 
peu de sensibilité et sont rarement capables de pro- 
férer des sons articulés. Us ne sentent que la faim 
et le penchant du sexe, leurs organes digestifs et 
sexuels sont seuls développés. Qui n'a vu, en voya- 
geant dans les montagnes, les crétins accroupis au 
bord d'un chemin ou devant les portes des cabanes, 
et fixant leurs regards stupides sur un objet quel- 
conque? L'origine de cette hideuse anomalie du 
genre humain provient presque toujours d'une défor- 
mation congénitale du cerveau. Une commission- 
nommée par le gouvernement sarde fit un rapport 
exact et détaillé sur les crétins qui montra que cette 
anomalie provenait d'un vice de conformation du 
crâne, ou du développement défectueux du cerveau. 
« Chez les crétins, dit Fœrster (Cours d'anatomie pa- 
thol,), le cerveau est toujours, dans les grands hémis- 
phères, au-dessous de l'état normal, le crâne a tou- 
jours une conformation anormale, et prend diverses 
formes qui se caractérisent en général par la petitesse, 
l'asymétrie et la difformité de la voûte crânienne. » — 
Le docteur BLnolz a fait l'observation que les crétins 
restaient enfants toute leur vie et qu'ils faisaient 
habituellement ce que font les enfants. « En étu- 

43 



*M FORCK KT MATIÈRE 

(liant en détail les traits caractéristiques du déve- 
loppement des crétins, dit Baillarqer, j'ai trouvé 
que les formes générales de leur corps et de leurs 
membres continuaient à rester celles de très-jeunes 
enfants, qu'il en était de môme de leurs désirs et 
de leurs penchants qui sont et restent ceux de Ten- 
fance. » Vrolik d'Amsterdam communique le ré- 
sultat de la dissection *d'un enfant mâle crétin de 
neuf ans, mort à Abendberg. (Diesertation de l'A- 
cadémie royale des sciences, 1854.) Le développe- 
ment intellectuel de ce garçon était si faible qu'il ne 
savait que quelques mots. Son crâne était petit et 
oblique, le front bas, l'occiput aplati ; de plus les 
anfractuosités du cerveau peu nombreuses et im- 
parfaites , peu de profondeur dans les sillons , 
asymétrie du cerveau , développement croisé et 
imparfait du cerveau et du cervelet , dilatation des 
ventricules latéraux par du sérum. 

Les différences corporelles et intellectuelles des 
races humaines entre elles sont généralement con- 
nues; nous n'en dirons que quelques mots. Qui n'a 
vu, en image ou en nature, le crâne d'un nègre sans 
le comparer au crâne plus volumineux de la race 
caucasienne ?^Quelle différence entre cette noble forme 
et ce crâne au front bas, étroit, cette tête petite et sem- 
blable à celle du singe ! Qui ignore l'infériorité in- 
tellectuelle de la race éthiopienne et son état d'enfance 
en comparaison de la race blanche? Infériorité- qui 
durera toujours ! Le cerveau du nègre est beaucoup 
plus petit que celui de l'Européen et surtout plus sem- 



GERVEAU ET AME 105 

blable à celui des animaux ; les anfractuosités en 
sont moins nombreuses. Un écrivain d'un esprit très- 
pénétrant dépeint admirablement, dans la Gazette 
universelle^ les nègres sous le rapport de leur carac- 
tère et de leurs facultés intellectuelles^ il les compare 
« à des enfants. » Le comte (jœrtz (Voyage autour 
du monde) dit des nègres de Cuba : « Ils sont d'un 
caractère très- vil et n'ont point de sentiment moral ; 
un instinct bestial ou un calcul rusé est le mobile de 
toutes leurs actions. Ils regardent comme faiblesse 
la générosité et l'indulgence des blancs ; il n'y a 
que la force qui leur impose, mais elle excite aussi 
leur haine qui finirait par devenir mortelle, s'ils 
ne sentaient pas leur faiblesse. Le fouet est la seule 
punition eflSlcace. Ils aiment à fomenter la discorde ; 
ils sont adonnés au vol et à la vengeance, privés de 
tout sentiment religieux, mais livrés à la plus gros- 
sière superstition ; ils ont le corps bien développé et 
vigoureux, le crâne d'une épaisseur extraordinaire, 
les dents éclatantes de blancheur, les jambes grêles: 
ils digèrent comme les bêtes fauves, etc. » « J'ai 
souvent essayé, dit Burmeister, de jeter un regard 
dans l'âme du nègre, ce fut toujours peine perdue, 
le résultat fut que le nègre est doué de peu d'intel- 
ligence, et que toutes ses pensées et actions portent 
le cachet du dernier degré de la culture humaine. » 
Il en est de même des autres races inférieures à la 
race caucasienne. Les indigènes de la Nouvelle- 
Hollande, qui sont presque privés des parties supé- 
rieures du cerveau, manquent de toute aptitude 



196 FORCE ET MATIÈRE 

intellectuelle; ils n'ont ni sentiments artistiques ni 
facultés morales. On peut dire la môme chose des 
Caraïbes. Tous les essais des Anglais pour civiliser 
les habitants de la Nouvelle -Hollande ont échoué. 
Les Indiens de l'Amérique au crâne petit et singu- 
lièrement formé, d'un naturel sauvage et féroce, 
résistent, d'après toutes les relations, à tout essai de 
civilisation; les progrès des Européens ne servent 
qu'à les exterminer. 

Passons de ce résumé des faits que nous fournit 
l'anatomie à ceux de la physiologie, pour démontrer 
le rapport nécessaire et intime du cerveau et de 
l'âme. Par le système nerveux qui rayonne du cer- 
veau et qui préside, en quelque sorte, à toutes les 
fonctions organiques, le cerveau domine toute l'or- 
ganisation et fait rejaillir aux différents points de 
cette dernière les impressions, soit matérielles, soit 
spirituelles, qu'il reçoit du dehors. C'est ainsi que 
les effets des mouvements de l'âme parviennent à 
notre connaissance. Nous pâlissons de frayeur, nous 
rougissons de colère ou de honte. La joie fait briller 
nos yeux, le pouls bat plus fort par une émotion 
joyeuse. La frayeur cause des évanouissements su- 
bits, la colère des débordements de bile. La seule 
pensée d'un objet dégoûtant peut produire à l'instant 
des vomissements; la vue d'un mets appétissant ac- 
célère la sécrétion du suc gastrique et en augmente 
la quantité. Par de grandes émotions le lait d'une 
mère peut s'altérer en peu de temps au point de 
causer le plus grand dommage à son nourrisson. 



CERVEAU ET AME 197 

Une expérience intéressante nous apprend que le 
travail de l'esprit ne contribue pas seulement à sti- 
muler l'appétit, mais à augmenter encore, suivant 
les observations de Davy, la chaleur animale. Les 
hommes d'un tempérament sanguin vivent moins 
longtemps et plus vite que d'autres, parce que leur 
système nerveux, excité plus fortement par le sang, 
accélère la.métamorphosedes substances et consume 
la vie en moins de temps. C'est tout à fait le con- 
traire pour les flegmatiques. Les hommes qui ont le 
cou court sont vifs, passionnés ; ceux qui ont le cou 
long sont plus calmes, parce que les flots de sang 
i qui se portent au cerveau, ont à faire un plus long 
parcours à partir du cœur, foyer et cause de la circu- 
lation. Parry parvint à faire cesser les accès de folie, 
par la compression de la veine jugulaire et, selon les 
expériences de Fleming, le même traitement, appli- 
qué à des individus bien portants, produisit aussitôt 
le sommeil avec des songes fiévreux. (Brit. Rev. 
Avril 1855.) Les difi*érences de caractère basées sur 
la plus ou moins grande longueur du cou sont encore 
plus frappantes chez les animaux que chez les hom- 
mes ; c'est par là qu'on apprécie les chevaux et les 
chiens. Une grande somme de savoir et une grande 
force d'esprit exercent une influence puissante sur 
les forces et la conservation du corps, et Alibert 
rapporte que les observations constantes des médecins 
ont constaté que le nombre des vieillards est incom- 
parablement plus grand parmi les savants. En raison 
inverse, les diverses dispositions du corps réagissent 



198 FORCE KT MATIÈRE 

immédiatement sur Tftme. De quelle puissante in- 
fluence n'est pas la sécrétion de la bile sur les disposi- 
tions de l'esprit ! La dépravation des ovaires produit 
la satyriase et la nymphomanie ; des maladies des 
organes génitaux poussent quelquefois irrésistible- 
ment au meurtre et à d'autres crimes. Que de fois ne 
voit-on pas la dévotion et le libertinage étroitement 
unis ! 

Enfin la pathologie fournit une foule de faits évi- 
dents; elle nous apprend que, si les parties du cer- 
veau qui président aux fonctions intellectuelles sont 
atteintes d'une maladie grave, elles ne laissent pas 
de causer des perturbations analogues dans l'esprit. 
Si pourtant il y a des cas exceptionnels, il faut en 
attribuer la cause à celui des deux hémisphères qui 
a été préservé du mal et qui a fonctionné pour l'hé- 
misphère malade. Il faut traiter de fables les récits 
ot Ton nous dit que des hommes n'ont pas éprouvé 
d'atteintes mentales, malgré la perturbation du cer- 
veau des deux hémisphères. Une inflammation céré- 
brale cause le délire et la frénésie, un épanchement 
du cerveau l'étourdissement et la privation complète 
des sens, une pression continuelle sur le cerveau la 
faiblesse d'esprit et l'imbécillité, etc» Qui n'a pas vu 
le triste spectacle d'un enfant hydrocéphale ! Les 
aliénés souffrent toujours du cerveau; tantôt par 
une maladie de cet organe, tantôt par la réac- 
tion d'autres orgaties malades sur le cerveau. Le 
plus grand nombre des médecins et des psycholo- 
gues médecins sont aujourd'hui d'accord que toutes 



CERVEAU ET AME 190 

les maladies mentales ont leur cause dans une per- 
turbation du cerveau, ou qu'elles doivent s'y rap- 
porter, quoiqu'on ne Tait pu encore constater 
dans tous les cas, à cause de l'imperfection de 
nos moyens diagnostiques. Ceux même qui no 
partagent pas entièrement cet avis avouent pour- 
tant qu'il n'y a pas de maladie mentale sans 
une profonde altération des fonctions du cerveau. 
Mais de telles perturbations ne peuvent se pro- 
duire sans des changements matériels, qu'ils soient 
permanents, passagers ou imperceptibles. Romain 
Fischer a donné les résultats de 318 dissections 
de cadavres d'aliénés à l'hôpital des fous de Pra- 
gue. De ces 318 cadavres, il n'y en avait que 32 qui 
ne montrassent pas d'altérations pathologiques au 
cerveau et à ses membranes, et 5 n'offraient aucun 
changement pathologique quelconque. (L'ouvrage 
a paru à Lucerne en 1854.) Aucun médecin à la 
hauteur de la science actuelle ne doutera que ces 
5 cadavres n'aient subi aussi des altérations maté- 
rielles et pathologiques, quoique non visibles. Le 
docteur Follet a fait la dissection de 100 cada- 
vres d'aliénés; il conclut de ces observations que la 
masse cérébrale d'un individu, jouissant de quel- 
ques facultés intellectuelles, doit être d'une certaine 
épaisseur et que plus cette première diminue en 
densité et plus les ventricules se dilatent, plus la 
mémoire et les facultés intellectuelles s'affaiblissent. 
Selon l'opinion de ce médecin, les maladies mentales 
sont les suites d'une perturbation de l'équilibre de 



>C0 FORCE ET MATIÈRE 

rinnervation des deux hémisphères du cet veau. 
« Toutes les perturbations intellectuelles, dit le doc- 
teur Waghsmuth, proviennent des maladies qui 
ont leur siège dans le cerveau, organe de l'intel- 
ligence, et dont nous connaissons les causes par 
les faits pathologiques. » Des lésions au cer- 
veau produisent souvent des effets surprenants 
dans l'esprit. C'est ainsi qu'on raconte, sur des 
témoignages dignes de foi, qu'à l'hôpital de Saint- 
Thomas à Londres, un homme grièvement blessé 
à la tête avait parlé une langue étrangère après 
sa guérison. Cette langue était celle de son pays 
natal de Galles qu'il avait parlée autrefois, mais 
qu'il avait oubliée pendant un séjour de 30 ans à 
Londres. On a fait Texpérience que des aliénés 
avaient quelquefois recouvré la conscience et en par- 
tie la raison, peu de temps avant leur mort. On 
allègue souvent ce fait, pour le faire valoir en fa- 
veur d'une opinion en opposition avec la nôtre. Au 
contraire ce phénomène extraordinaire, loin d'infir- 
mer nos arguments, peut être invoqué en leur fa- 
veur lorsqu'on admet que l'approche de la mort, 
amenée par une longue maladie et un épuisement 
général, délivre le cerveau des influences gênantes 
et morbifiques du corps. 

Les faits que la pathologie offre, à l'appui de 
notre opinion, sont si nombreux qu'on en pourrait 
remplir des livres. Aussi tous les grands penseurs 
n'en ont jamais méconnu l'importance, et l'évidence 
en est telle que tout le monde peut s'en convaincre 



CERVEAU ET AME SOI 

par une observation journalière. « Si le sang, dit 
Frédéric le Grand dans une de ses lettres à Vol- 
taire en 1775, circule avec trop de précipitation, 
comme dans l'ivresse ou dans les fièvres aiguës, il 
trouble Tesprit et bouleverse les idées; s'il se fait 
une légère obstruction dans les nerfs du cerveau, 
elle cause la folie ; si une goutte d'eau se répand 
dans le crâne, il en résulte la perte de la mémoire ; 
si une goutte de sang débordée des vaisseaux fait 
une pression sur le cerveau et les nerfs de l'intelli- 
gence, nous avons la cause de l'apoplexie, etc. » 

Une loi rigoureuse et incontestable nous apprend 
que le cerveau et l'âme se supposent nécessaire- 
ment, de sorte que le volume du premier, ainsi que 
sa forme et sa substance matérielle, sont dans un 
rapport déterminé et proportionné à l'intensité des 
fonctions intellectuelles, qufe l'esprit lui-même réa- 
git essentiellement sur le développement et la for- 
mation successive de l'organe qui le sert, et que cet 
organe croît en force et en masse par l'exercice de 
l'activité intellectuelle, de la même manière qu'un 
muscle croît et se fortifie par l'usage. Albbrs 
de Bonn rapporte qu'il a disséqué les cerveaux de 
quelques personnes qui s'étaient livrées à un grand 
travail intellectuel pendant plusieurs années; il a 
trouvé que la substance de tous ces cerveaux était 
très-ferme, la substance grise et les anfractuosités 
très-sensiblement développées. Il est intéressant de 
comparer les anciens crânes, trouvés dans des fouil- 
les, et les statues de l'antiquité avec les tôtes des 



m* FORGE ET MATIÈRE 

générations actuelles. Il en résulte que la forme du 
crâne des Européens a grossi depuis les temps his- 
toriques. L'abbé Frère de Paris a fait d'intéressan- 
tes et importantes études sur ce sujet ; elles prou- 
vent que plus un type humain est ancien et primitif, 
plus le crâne est développé dans la région occipi- 
tale, et plat dans la région frontale. Les progrès de 
la civilisation semblent avoir eu pour résultat d'éle- 
ver la partie antérieure du crâne et d'aplatir la par- 
tie occipitale. La riche collection de l'abbé Frère 
montre les diverses phases de ce développement * . 
( En présence de tels faits, on ne jugera plus im- 
possible que le genre humain se soit élevé gra- 
duellement dans un espace de 80,000 à 100,000 ans 
et môme au delà, de son état primitif grossier et sem- 
blable à celui des brutes, à sa perfection actuelle.) 
La comparaison de la forme du crâne des hautes et 
des basses classes de la société actuelle fournit un 
résultat semblable. Les chapeliers savent que la 
classe cultivée a besoin de plus grands chapeaux 
que la classe ignorante. Nous remarquons de môme 
journellement que le front et ses parties latérales 
sont moins développées (Jans les classes inférieures 
que dans les classes élevées. Pour infirmer la dé- 
pendance proportionnelle de l'intensité intellectuelle 
de la substance matérielle du cerveau, on entend 
souvent dire qu'il se trouve des gens intelligents 

4. La collection a ëtë transférée au nouveau Musée d'anthropo- 
ogie à Paru. 



CBEYEAU ET AME %» 

qui ont la tdte proportionnellement petite^ et des 
gens stupides dont la tête est en proportion très- 
grosse. Le fait n'est pas douteux, mais l'interpréta- 
tion en est fausse. Nous avons démontré, au com- 
mencement du chapitre, qu'il ne suffit pas de déter- 
miner la grosseur du cerveau, pour apprécier la ca- 
pacité intellectuelle, mais qu'il faut en même temps 
tenir compte de sa forme et de sa composition, 
de sorte que le manque d'un côté est compensé 
par un excès de l'autre, et en raison inverse. Mais 
ce qui opère de plus grandes modifications dans 
l'homme que ce rapport ce sont les influences 
de l'éducation et de la culture. Un homme doué 
des meilleures dispositions peut paraître stupide, 
tandis qu'un autre d'une organisation cérébrale 
faible et médiocre peut en réparer ou cacher le 
manque originaire par l'étude, par l'application ou 
par la culture. Cependant un observateur attentif et 
exercé ne manquera pas de trouver toujours la juste 
proportion de ces rapports originaires. 

Toute l'anthropologie, toute la science de l'homme 
n'est qu'une preuve continuelle en faveur de ce 
rapport nécessaire du cerveau et de l'âme, et tout 
le verbiage des philosophes psychologues, pour 
prouver l'indépendance de Tesprit de l'homme de 
son organe matériel, n'a aucune valeur en pré- 
sence des faits. Nous ne trouverons donc point 
d'exagération dans les paroles de Friedreigh, au- 
teur distingué par ses écrits psychologiques, disant : 
« La force est inconcevable sans une base matérielle. 



104 FORGE ET MATIÈRE 

Si la force vitale de Thomme doit manifester son 
activité, elle ne peut le faire que par sa base maté- 
rielle, les organes. Plus ces organes sont variés, 
plus les manifestations de l'activité de la force vitale 
seront variées et diverses, d'après la diversité de cons- 
truction de la base matérielle. En conséquence, la 
fonction intellectuelle est une manifestation spéciale 
de la force vitale, déterminée par la construction spé- 
cifique de la substance du cerveau . La même force 
qui digère par l'estomac, passe par le cerveau, etc. » 
On a fait valoir, contre le rapport du cerveau et de 
l'âme, la simplicité matérielle de l'organe de la 
pensée, eu égard à sa forme et à sa composition. Le 
cerveau, dit-on, forme dans sa plus grande partie 
une masse égale et molle qui n'offre rien de remar- 
quable ni dans la complication de sa structure ou 
de sa forme, ni dans les propriétés de sa composi- 
tion. Gomment serait-il possible que cette matière 
uniforme et simple fût la seule et unique cause d'un 
mécanisme intellectuel si subtil et si compliqué, tel 
que nous le présente l'âme animale et humaine? 11 
est manifeste,dit-on, que ce rapport intime du cer- 
veau et de l'âme n'est que très-imparfait , presque 
accidentel; des forces infiniment compliquées ne 
peuvent naître que de substances infiniment com- 
plexes. Donc l'âme existe par elle-même, indépen- 
damment des substances, et n'est liée qu'accidentel- 
lement, et pour peu de tfimps, à l'ensemble matériel 
que nous appelons cerveau. Cette objection, très-lo- 
gique en apparence, découle de fausses prémisses. En 



CERVEAU ET AME SOS 

efet la théorie qui regarde l'âme comme le produit 
de Tactivité matérielle, est forcée de convenir que 
Teifet doit répondre à sa cause, et que des effets 
compliqués doivent aussi supposer à un certain de- 
gré des combinaisons de matières compliquées. Or, 
nous ne connaissons, dans tout le monde organique, 
aucun organisme qui ait des formes plus délicates et 
plus merveilleuses, qui soit plus fine et plus caractéris- 
tique de structure et vraisemblablement aussi de 
composition chimique, que le cerveau. Ce n'est que 
l'ignorance ou une connaissance superficielle qui nous 
ont portés à ne pas apprécier ces faits comme ils le mé- 
ritent. « Pour l'observateur superficiel, ditH.TuTTLE, 
il ne présente qu'une masse moelleuse homogène, mais 
un examen plus approfondi nous apprend que la struc- 
ture de son organisation est de la plus grande déli- 
catesse et d'u^e perfection accomplie. » Malheureu- 
sement les connaissances exactes que nous en avons 
sont encore très-défectueuses et très-incomplètes. 
Cependant nous savons en premier lieu que le cer- 
veau ne forme pas une masse uniforme , mais qu'il 
est composé, en grande partie , de filaments ou de 
petits cylindres creux , appelés filaments élémentai- 
res, extrêmement délicats, singulièrement cons- 
truits et pourvus d'une matière oléagineuse qui se 
coagule facilement. Ces filaments, dont chacun est 
la millième partie d'une ligne, s'entrelacent et se 
croisent de la manière la plus singulière. On n'a pu 
encore examiner en détail les ramifications de ces 
filaments, à cause de la grande difficulté que pré- 



M6 ê POAGË ET MATIÈRE 

fiente la masse du cerveau à l'examen macroscopique 
et microscopique. On ne Ta fait jusqu'à présent que 
pour les moindres parties et c'est pour cela que l'a- 
natomie des parties les plus délicates du cerveau 
est encore malheureusement une terre inconnue. 
Le cerveau est composé d'une multitude d'éléments 
merveilleusement entrelacés, dont la valeur physio- 
logique est encore une énigme ^. La superficie 
du cerveau présente une série d'anfractuosités pro- 
fondes, dans lesquelles se rencontrent les deux 
substances principales, la substance grise et la 
blanche, avec un grand nombre d'anastomoses, 
et dont la qualité et la formation plus particu- 
lières se trouvent également, selon l'examen de 
l'anatomie comparée, comme nous venons de le 
voir, en un rapport constant avec les fonctions in- 
tellectuelles. Le second élément higtologique de 
la masse cérébrale est constitué par les globules 
ganglionnaires; on les trouve notamment dans la 
substance grise du cerveau et de la moelle épinière. 
Ils montrent aussi des singularités et des variétés de 
construction ; ils sont en partie entourés de fila- 
ments primitifs et communiquent, en partie, par des 
espèces de ponts avec ces derniers qui, à leur tour , 
semblent eux aussi sortir de la môme façon des 

4. « Nous trouvons, dans le cerveau, des montagnes et des 
vallées, des ponts et des aqueducs, des poutres et des voûtes, 
des pinces et des boyaux, des gritfes et des ammonites, des arbres 
et des gerbes, etc. Personne n'a deviné la signification de ces for- 
mes singulières. » (Huschke, dans son célèbre ouvrage : Crâne, 
cerveau et âme de Thomme.) 



GERVEA0 ET AME m 

cellules voisines. A vrai dire, il n'est pas un seul 
organe dans Tanimal qui approche du cerveau par 
la délicatesse et la variété de ses éléments. Les or- 
ganes des sens pourraient, tout au plus, lui être 
comparés ; mais ceux-ci ne sont eux-mêmes que les 
expansions du système nerveux central, du cerveau. 
Enfin le cerveau est de tous les organes celui qui 
reçoit, comme nous le savons par expérience, le plus 
de sang du cœur, et dans lequel s'opère la métamor- 
phose des substances avec la plus grande vitesse et 
la plus grande activité. Aussi, pour répondre à ce 
besoin, les dispositions anatomiques des vaisseaux 
sanguins du cerveau sont-elles très-singulières et 
très-compliquées. La chimie nous apprend d'ailleurs 
que la composition chimique du cerveau n'est pas 
aussi simple qu'on l'a cru jusqu'à présent, mais 
que cet organe renferme des corps constitués d'une 
façon très-particulière, dont l'analyse n'a pas encore 
fait connaître la nature, et qu'on ne trouve en 
aucun autre tissu organique; telles sont la céré- 
brine et la lécithine. On dit môme que la cons- 
titution chimique des nerfs , et surtout celle de la 
masse cérébrale, n'est pas , comme cela a lieu dans 
les autres tissus organiques, partout la même ; mais 
qu'elle est au contraire, sur divers points, essentiel- 
lement différente et qu'il faut en conclure que le cer- 
veau est un mélange de plusieurs ou de beaucoup 
d'organes de compositions chimiques très- variées. 
Nous avons déjà indiqué au commencement de ce 
chapitre quel rôle essentiel paraissent jouer les ma- 



10g FORCE ET MATIÈRE 

tières grasses du cerveau. L'importance du phos- 
phore n'est pas moindre dans la constitution du cer- 
veau, et les clameurs qu'on a poussées à propos de 
l'axiome connu de Molesghott : Sans phosphore 
point de pensée ! ne prouvent que l'ignorance 
scientifique des crieurs. Il résulte de tous ces faits, 
que la substance matérielle du cerveau, quelque peu 
qu'elle nous soit connue, ne présente, dans sa compo- 
sition chimique et anatomique, aucun caractère qui 
nous empêche de la considérer comme le siège de 
l'âme. Il y a encore une autre considération qui pour- 
rait nous confirmer dans notre opinion, quand même 
la simplicité apparente des substances matérielles du 
cerveau serait en contradiction avec la merveilleuse 
complexité de ses fonctions. La nature sait produire 
avec les moyens les plus insignifiants et avec les 
mômes moyens des effets très- variés, suivant qu'elle 
dispose d'une manière ou de l'autre des parties les 
plus subtiles des substances. Les corps appelés iso- 
mères présentent toujours la même composition 
chimiques; ils affectent souvent môme des formes 
appartenant au môme système cristallin , et ils 
ont pourtant des propriétés différentes et des rap- 
ports différents, dans la combinaison d'autres corps. 
Parmi les alcaloïdes, substances végétales cris- 
tallisables d'une action vénéneuse extrêmement 
énergique, il y en a quelques-uns qui présentent 
une composition chimique parfaitement égale ; mais 
ils produisent sur l'organisme animal des effets 
tellement différents, que quelques-uns sont regardés 



CERVEAU ET AME 209 

comme des contre-poisons. Des recherches minu- 
tieuses sur la propriété qu'ont les corps isomor- 
phes de réfracter la lumière ont montré que les 
atomes de ces corps doivent être placés les uns con- 
tre les autres de la manière la plus diverse, et que 
la 'différence des couches des substances les plus 
subtiles produit la différence de leurs propriétés. Si 
des causes en apparence si légères peuvent produire 
des effets si divers, pourquoi ne pas admettre un 
rapport semblable entre le cerveau et l'âme ? C'est 
ainsi que Tanatomie ne peut distinguer les globules 
ganglionnaires de la substance corticale du cerveau 
qui jouent un rôle dans les procédés psychologiques , 
de ceux qui se trouvent dans les ganglions du bas- 
ventre, et pourtant il est possible et il faut que ceux-là 
produisent des effets bien différents de ces derniers. 
« Les phénomènes de la polarisation de la lu- 
mière et de la chaleur , dit Valentin, les rapports 
magnétiques et diamagnétiques prouvent que les 
masses les plus homogènes en apparence présentent 
intérieurement des différences essentielles dans le 
groupement des atomes. La nature travaille partout 
avec une infinité de forces infiniment petites, etc. » 
Les contagiums (matières contagieuses de certaines 
maladies) tirent sans doute leurs propriétés des con- 
ditions matérielles tout à fait distinctes des substan- 
ces organiques qui leur servent de véhicule ; pour- 
tant ni la chimie ni le microscope n'ont pu jusqu'à 
présent rendre compte de ces conditions, et distin- 
guer, par exemple, un pus infecté d'un conlagiura 

44 



âlO FORGE KT AIATIËRE 

spécifique d'un pus normal. Qu'on songe en môme 
temps au fait remarquable de la transmission des 
qualités intellectuelles et corporelles, des dispositions 
maladives ou du caractère des parents aux enfants, 
transmissions qui se font remarquer en des circons- 
tances où l'on ne peut alléguer les influences de Fé- 
ducation, de la vie en commun, etc. La substance 
matérielle qui sort du père pour féconder le germe 
de l'enfant, substance qui se présente toujours selon 
la même forme et la même composition à nos appa- 
reils diagnostiques, est infiniment petite. Cependant 
l'enfant ressemble au père et montre les qualités 
corporelles et intellectuelles de ce dernier. Les rap- 
ports moléculaires de la substance infiniment petite 
qui contient ces futures dispositions intellectuelles 
et corporelles * doivent être infiniment subtils , et 
restent jusqu'à présent inaccessibles à nos sens. — 
Enfin nous ne devons pas oublier dans notre réplique 
à l'objection précédente que, malgré les données qui 
nous sont fournies par la chimie et par le micros- 

4. Avant la découverte des animalcules sper ma tiques (petits 
êtres microscopiques très-mobiles, dont la forme rappelle celle des 
têtards» qui constituent Télëment fécondant du sperme et qui^ en 
s'unissantàTœuf émané de Tovaire, donnent naissance à l'embryon), 
on pouvait admettre le fait remarquable de la transmission des 
dispositions intellectuelles comme une preuve favorable à l'exis- 
tence d'une âme immatérielle. Mais cette prétendue preuve s'est 
évanouiedevant les découvertes de la science actuelle. L'animalcule 
spermatique s'introduit dans l'ovule et devient par là la base maté- 
rielle, déterminée des dispositions intellectuelles transmises par 
lui; ce fait réfute, par des raisons solides, l'admission que ce qui 
est spirituel pourrait aussi se transmettre autrement que par la 
voie matérielle. 



CERVEAU ET AME 2ff 

cope sur la composition des corps organisés, nous 
n'en connaissons pourtant que les contours les plus 
grossiers ; quant aux rapports intimes des éléments 
infiniment petits les uns avec les autres, nous pou- 
vons à peine les pressentir ; nous ignorons donc com- 
plètement les efltets qu'ils peuvent produire. Le 
médecin peut se convaincre de la difficulté de cet 
examen, lorsqu'il cherche à approfondir le carac- 
tère de certaines maladies; tous les appareils dia- 
gnostiques lui font défaut. Personne n'est à même 
de distinguer un sang infecté d'une certaine sub- 
stance morbifique d'un sang pur, et pourtant aucun 
médecin raisonnable ne doute que des altérations 
matérielles ne soient la cause de cette maladie dont 
les effets sont capables de détruire tout l'organisme. 
Et si l'ignorance de ces faits ne peut nous autoriser à 
supposer l'existence de forces inconnues et indépen- 
dantes de la matière, la simplicité apparente de la sub- 
stance cérébrale ne peut en aucune façon nous faire 
rejeter les aptitudes intellectuelles du cerveau. On 
a prétendu de même que la ménjoire, faculté émi- 
nemment complexe^ ne pouvait dépendre de la com- 
binaison matérielle des éléments cérébraux; car, 
disait-on, la mémoire persiste toute la vie, tandis 
que la matière cérébrale change et se transforme 
incessamment . Mais ces changements montrent mieux 
que toute autre chose l'influence de l'agrégat matériel 
sur fe production et la conservation des souvenirs. 
Aucune autre qualité intellectuelle ne souffre avec 
autant d'intensité les effets des atteintes matérielles 



M FORCR ET MATIÈRE 

da cerveau que la mémoire. On sait que presque 
toutes les souffrances qui se font sentir, après lagué- 
rison des maladies causées par de graves lésions trau- 
matiques ou par les affections internes du cerveau, 
attaquent principalement la mémoire, l'affaiblissent 
et peuvent même la supprimer complètement. En 
effet, on a vu, après la trépanation, la lésion de 
certaines portions du cerveau entraîner la déchéance 
partielle ou absolue de la mémoire. Il est constaté 
en outre que la mémoire des choses concrètes s'affai- 
blit à mesure que la nutrition du cerveau devient 
moins complète et moins active. La vieillesse, comme 
chacun le sait, fait perdre presque entièrement la 
mémoire. Sans doute les substances du cerveau chan- 
gent, mais le mode de leur composition doit être 
permanent pour déterminer le mode de la cons- 
cience individuelle. Si les conditions du phénomène 
nous échappent, les faits n'en sont pas moins cons- 
tants. Qui nous dira pourquoi les maladies se trans- 
mettent de l'aïeul au petit-fils, sans attaquer le père? 
Ce phénomène n'est -il pas plus extraordinaire que le 
rapport du cerveau et de la mémoire? Et pourtant 
aucun médecin éclairé ne doute aujourd'hui que ce 
phénomène ne soit le résultat de conditions maté- 
rielles, dont les lois sont tout à fait inconnues et 
seront peut-être toujours un mystère. 

En présence de tels faits nous n'avons aucune 
raison de nous méfier de la matière et de lui contes- 
ter la possibilité d'effets prodigieux, quand môme 
sa forme ou sa composition seraient encore moins 



CERVEAU ET AME 213 

complexes qu'elles ne le sont en réalité. En jugeant 
de ce point de vue et en nous fondant sur les faits 
que nous venons d'énumérer, il ne nous sera pas 
difficile de nous convaincre de la possibilité, si sou- 
vent contestée, que l'âme est le produit d'une com- 
position spécifique de la matière. Nous n'en admirons 
les effets que faute d'avoir sous nos yeux l'ensemble 
des ressorts qui les produisent. Une locomotive dans 
sa course mugissante ne nous fait-elle pas quel- 
quefois l'effet d'un être vivant^ doué de raison 
et de réflexion? Les poètes ne nous parlent -ils 
pas d'un coursier à vapeur, d'un coursier de feu? 
Cette singulière combinaison de matières et de 
forces ne nous fait-elle pas sentir, malgré nous, 
la vie dans la macbine? Une montre, œuvre mé- 
canique de la main de l'homme, a, comme on a 
coutume de dire, sa propre volonté, elle marche, 
elle s'arrête quelquefois, il nous semble qu'elle 
agisse à sa fantaisie. Qu'elle est pourtant grossière 
et simple, la combinaison de matières et de forces 
dans ces machines, en comparaison de la complica- 
tion de composition mécanique et chimique de l'or- 
ganisme animal ! La comparaison pèche sous bien 
des rapports, elle ne peut rien prouver ; elle ne peut 
que nous faire pressentir l'idée de la possibilité de la 
formation de l'âme de combinaisons matérielles. 
Quant au fond de la question, peu nous importe de 
savoir si un tel rapport est possible , il nous suffit 
d'avoir démontré par des faits que l'esprit et la ma- 
tière, l'âme et le corps sont inséparables, et que tous 



2i4 FORCE ET MATIERE 

les deux se trouvent dans un rapport nécessaire. 

Cette loi est absolue pour tout le règne animal. Le 
plus petit infusoire sent et se meut; il a donc une 
sorte d'âme. Un rayon de soleil dessèche son corps 
et le fait mourir, c'est-à-dire, fait disparaître l'effet 
de son organisation qui a besoin d'eau pour sa conser- 
vation. Il peut rester des années entières dans cet 
état, jusqu'à ce qu'une goutte de pluie, tombée par 
hasard, réveille cet être par la mobilité et la vitalité 
de la matière, jusqu'à ce que la sécheresse lui enlève 
de nouveau la vie. Quelle serait alors cette âme qui 
vivrait et qui agirait indépendamment de la matière ! 
Où était-elle lorsque la matière était ensevelie dans la 
mort? — Quelque incompréhensible que soit pour 
nous ce rapport de l'âme et de la matière, aucun 
homme raisonnable ne peut nier le fait. 

Les philosophes et les psychologues se sont effor- 
cés de réfuter ces faits évidents par des voies bien 
diverses — et toujours, à ce qu'il nous semble, avec 
très-peu de succès. Quelques-uns, tout en admettant 
le rapport, prouvé par les faits, de l'âme et de la 
matière, ont prétendu que le corps n'est qu'une 
annexe entièrement subordonnée à l'âme. Ces sortes 
de phrases qui embrouillent les questions, au lieu de 
les résoudre, ont peu profité à leurs inventeurs. Le 
rapport de l'âme et du corps est, en général, assez 
bien établi ; et s'il nous semble quelquefois que l'es- 
prit domine sur le corps, une autre fois le corps sur 
l'esprit, ces différences ne peuvent être générale- 
ment considérées qu'au point de vue individuel. 



CERVEAU ET AME 215 

Chez celui-ci la nature spirituelle l'emporte, chez 
celui-là la nature matérielle; on pourrait comparer 
celui-là aux dieux, celui-ci aux brutes. De l'animal 
à l'homme le plus parfait il y a une échelle non in- 
terrompue de qualités intellectuelles. Cependant les 
deux natures se supposent toujours; mais de telle 
manière qu'elles excluent toute comparaison directe ; 
on peut seulement affirmer que l'une et l'autre sont 
inséparables. Quels que soient les contradictions et 
les problèmes difficiles que le dualisme intérieur 
puisse faire naître dans la conscience de chacun, 
cela importe peu dans une question de fait. 



LA PENSÉE 



La pensée est :an moavement de la 
matière* 

MOLESCHOTT. 

11 y a le même rapport entre la pensée 
ei les vibrations électriques des filaments 
du cerveau qu'entre la couleur et les vi- 
brations de Téther. 

HlISCHKE. 



Le sujet de ce chapitre nous a été fourni par 
Taphorisme connu de Vogt : il y a le même rapport 
entre la pensée et le cerveau qu'entre la bile et le 
foie ou Turine et les reins — expression qui a pro- 
voqué tant d'injureô, et que Vogt lui-même fait 
précéder de ces mots : pour m'exprimer en quelque 
sorte crûment. Sans nous associer à ces savants, à 
ces journalistes et à ces théologiens qui ont fulminé 
une condamnation générale contre son auteur, nous 
ne pouvons pourtant nous empêcher de dire que la 
comparaison n'est pas heureuse. Malgré le plus 
scrupuleux examen, nous ne pouvons trouver une 
analogie entre la sécrétion de la bile ou celle de 
l'urine et le procédé par lequel se forme la pensée 



LA PENSEIl!; 217 

dans le cerveau. L'urine et la bile sont des matières 
palpables, pondérables, visibles, et de plus des ma- 
tières excrémentielles que le corps a usées et qu'il 
rejette. La pensée, l'esprit, Tâme au contraire n'a 
rien de matériel, n'est pas une substance, mais un 
enchaînement de forces diverses formant une unité, 
reflfet du concours de beaucoup de substances douées 
de forces et de qualités. Si une machine faite par la 
main de l'homme produit un effet, met en mouve- 
ment son mécanisme ou d'autres corps, frappe un 
coup, indique l'heure ou quelque chose de semblable, 
cet effet considéré en lui-même est pourtant quelque 
chose d'essentiellement différent de certaines ma- 
tières excrémentielles qu'elle produit peut-être du- 
rant cette activité. La machine à vapeur a en quel- 
que sorte de la vie; elle produit, comme résultante 
d'une combinaison particulière de substances douées 
de force, une action combinée dont nous faisons usage 
sans pouvoir voir, sentir, toucher cette action. La 
vapeur rejetée par la machine est une chose acces- 
soire, n'a rien de commun avec le but de la machine 
et peut comme matière être vue et sentie. Personne 
cependant ne s'aviserait de dire, que la nature de la 
machine à vapeur est de produire de la vapeur. De 
même que la machine à vapeur produit du mouve- 
ment, de même l'organisation du corps animal com- 
posée de substances douées de forces produit, d'une 
manière analogue, un ensemble d'effets que nous 
appelons dans leur unité esprit, âme, pensée. Cette 
réunion de forces n'a rien de matériel, ne peut être 



2!8 FORGE ET MATIÈRE 

perçue immédiatement par les sens, pas pluS que 
toute autre force simple telle que le magnétisme, 
Télectriçité, etc., et Ton ne peut l'étudier que dans 
ses manifestations. Nous avons défini la force une 
propriété de la matière et nous avons vu que force 
et matière sont inséparables; pourtant l'idée que 
l'on se fait de chacune d'elles est très-dissemblable 
et comme en opposition. Nous ne saurions, du moins, 
définir Tesprit, la force, que comme des phénomènes 
immatériels, des effets de la matière qui n'ont eux- 
mêmes aucune des qualités de la matière et qui 
existent en dehors d'elle quoique produits par elle. 
La bile, l'urine ne se révèlent pas par des effets 
immatériels, mais sont des corps composés de sub-- 
stances douées de forces et sorties elles-mêmes de 
substances douées de forces; il faut que le foie, les 
reins cèdent des matières pour produire ces sécré- 
tions. Le cerveau, au contraire, ne fournit point de 
substances pour l'esprit, quoique cet organe change 
continuellement sous l'influence d'une action réci- 
proque. Le cerveau aussi produit une substance 
matérielle; il sécrète une quantité minime de ma- 
tière liquide qui s'attache aux parois de ses cavités 
intérieures, quantité qui, dans l'état maladif, peut 
augmenter beaucoup. Mais cette sécrétion n'a pas 
la moindre part directe à l'activité de l'âme, et per- 
sonne ne s'avisera aujourd'hui d'y trouver la cause 
de la pensée ou seulement une analogie avec elle ^ 

1. Kant a cherché le siëge de Tâme dans Feau contenue dans 
les ventricules du cerveau. 



LA PENSÉE 219 

Au contraire cette sécrétion produite en trop grande 
quantité se montre absolument hostile à l'activité 
de Tâme. C'est ainsi que le cerveau est le principe 
et la source, ou pour mieux dire. Tunique cause de 
l'esprit, de la pensée, mais il n'en est pas pour cela 
l'organe sécréteur. 11 produit quelque chose qui n'est 
pas rejeté, qui ne dure pas matériellement, mais qui 
se consume soi-même au moment de la production. 
La sécrétion du foie, des reins a lieu à notre insu, 
d'une manière inaperçue et indépendante de l'acti- 
vité supérieure des nerfs; elle produit une matière 
palpable; l'activité du cerveau ne peut avoir lieu 
sans la conscience entière, elle ne sécrète pas des 
substances, elle produit des forces. Toutes lés fonc- 
tions végétatives, la respiration, la pulsation du cœur, 
la digestion, la sécrétion des organes excréteurs 
ont lieu tout autant dans le sommeil qu'à l'état de 
veille ; mais les manifestations de l'âme sont sus- 
pendues au moment où le cerveau, sous l'influence 
d'une circulation plus lente, est enseveli dans le 
sommeil. Cette circonstance montre en même temps 
que la comparaison dont il est question n'est pas 
admissible. Aucun autre organe ne dort comme le 
cerveau, aucun autre ne se fatigue dans son activité 
comme celui-ci, aucun n'a besoin d'un temps de 
relâche et de repos, particularité qui marque une 
différence essentielle non-seulement entre ces orga- 
nes, mais encore entre l'activité psychique et méca- 
nique. Le cœur bat aussi longtemps qu'il reçoit du 
sang; la machine travaille aussi longtemps qu'on 



no FOHCE ET MATIÈHK 

Tentretient ; ni Tun ni l'autre ne se fatiguent. La 
fonction cérébrale ne peut soutenir son activité qu'un 
certain temps ^ elle s'affaiblit et périt dès que le 
changement et le repos lui font défaut. Il en est de 
même de ces organes que le cerveau met en mou- 
vement par le système nerveux de la vie animale, 
c'est-à-dire, par les muscles dépendants de la vo- 
lonté. 

D'après les recherches toutes récentes, c'est l'é- 
lectricité, cette force dont on n'avait observé jusqu'à 
présent les effets remarquables que dans le monde 
inorganique, qui joue un rôle essentiel dans les pro- 
cédés physiologiques du système nerveux. Des cou- 
rants électriques circulent continuellement autour du 
nerf en repos. Ces courants cessent ou s'affaiblissent, 
aussitôt que le nerf est excité ou mis en mouvement, 
de quelque manière que ce soit. Les nerfs ne sont 
donc pas les conducteurs mais les créateurs de l'é- 
lectricité. Cette action cesse par l'activité des nerfs, 
c'est-à-dire, dès qu'il y a sensation ou volonté. 
Gomme une conséquence de ces faits on a défini 
l'activité intellectuelle une électricité latente et le 
sommeil une fonction dégagée de l'électricité des 
nerfs. Peut-être le flambeau allumé par les investi- 
gations expérimentales conduira-t-il un jour sur la 
voie qui fera connaître la nature des fonctions psy- 
chiques. 

Cependant ces recherches changent de caractère, 
si nous examinons l'idée plus vraie et plus profonde 
(jui se trouve dans l'aphorisme de Vogt. C'est cette 



LA IMCNSFÎK m 

idée que nous croyons avoir élucidée par des faits 
nombreux dans le chapitre précédent — c'est cette 
idée qui nous révèle la loi, que l'esprit et le cerveau 
se supposent mutuellement d'une manière nécessaire 
et qu'ils se trouvent dans un rapport inséparable. 
Gomme il n'y a pas de bile sans foie, point d'urine 
sans reins, de môme il n'y a point de pensée sans 
cerveau; l'activité de Tâme est une fonction de la 
substance cérébrale. Cette vérité est simple, claire, 
facile à démontrer par les faits, et incontestable. Les 
acéphales naissent avec un cerveau rudimentaire. 
Ces misérables créatures qui sont une protestation 
éclatante contre la théorie des causes finales, sont 
incapables de toute activité et de tout développement 
intellectuels et meurent bientôt, car ils sont privés 
de l'organe essentiel à l'existence et à la pensée de 
l'homme..* Il n'y a rien de plus certain, dit Lotzm 
lui-même, que l'état physique d'éléments corporels 
peut créer un ensemble de conditions dont dépendent 
absolument l'existence et la forme de notre vie in- 
tellectuelle. » 



SIÈGE DE L'AME 



La physiologie nous enseigne avec la 
plus grande certitude que le eerveau est le 
siège et Torgane des facultés intellectuelles 
et des perceptions sensibles. 

Bbnbke. 



Le cerveau est non-seulement l'organe de la pen- 
sée et de toutes les fonctions supérieures de Tesprit, 
mais il est encore le siège unique et exclusif de 
l'âme. Toute idée prend naissance dans le cerveau, 
toute espèce de sensation et de sentiment ne se forme 
qu'en lui; toute espèce d'activité volontaire et de 
mouvement spontané ne procède que de lui. 

Cette vérité si simple, si claire, si irréfutable, 
démontrée par les faits innombrables de la physio- 
logie et de la pathologie, n'a été reconnue que bien 
tard, et de nos jours il est même difficile d'en prou- 
ver l'évidence au plus grand nombre de ceux qui 
ne sont pas médecins. 

Déjà Platon plaçait l'âme dans le cerveau ; tan- 
dis qu'AniSTOTE la plaçait dans le cœur. Heraclite, 



SIÈGE DE L'AME 'Éiâ 

Critiâs et les Juifs la cherchaient dans le sang ; 
Epicurb dans la poitrine. 

Parmi les modernes, Figinius, adoptant l'opinion 
d'Aristote, la plaçait dans le cœur, Desgartes dans 
la glande pihéale, ce petit organe impair placé dans 
Fintérieur du crâne et rempli d'une matière appelée 
sable du cerveau. Soemmering la trouvait dans les 
ventrigiles du cerveau, Kant dans Teau contenue 
dans les cavités du cerveau. Puis on chercha 
longtemps à découvrir l'âme dans quelque partie 
isolée du cerveau , . sans penser qu'elle ne pou- 
vait résider que dans l'activité de cet organe tout 
entier, 

Ennemosbr parmi les modernes fit, par voie spé- 
culative, l'ingénieuse découverte que l'âme était 
répandue dans tout le corps; tandis que le philoso- 
phe Fischer ne doute nullement qu'elle ne soit 
inhérente à tout le système nerveux. 

Les philosophes sont des gens singuliers. Ils par- 
lent de la création du monde comme s'ils avaient 
été présents; ils définissent l'absolu, comme s'ils 
étaient restés, pendant des années, en tête-à-tête 
avec cette abstraction; ils parlent du néant et de 
l'existence, du moi et du non-moi, de l'universalité 
et de l'individualité, de la dissolubilité, des notions 
pures et simples et de l'inconnu X, etc., etc., avec 
une aussi grande assurance , que si un plan céleste 
leur avait fourni les détails les plus exacts sur ces 
choses et ces idées, ils torturent et embrouillent les 
notions et les définitions les plus simples et les 



^24 FOltCE ET MATIÈRE 

ensevelissent sous un tas de mots ampoulés et 
* savamment arrangés, mais vides de sens et inintel- 
ligibles, de sorte qu'un homme de bon sens ne sait 
plus où donner de la tète. 

Cependant, malgré la hauteur métaphysique où 
ils se placent, ils ne s'éloignent que trop souvent de 
la science positive, et à tel point, qu'ils commettent 
les erreurs les plus amusantes; cet inconvénient 
leur arrive le plus souvent dans les questions où la 
philosophie se rencontre avec les sciences naturelles, 
et lorsque ces dernières menacent de renverser 
l'échataudage de leurs spéculations métaphysiques. 
C'est ainsi que presque tous les psychologues philo- 
sophes ont repoussé, avec une énergie égale à leur 
ignorance, l'opinion que le siège de l'âme était dans 
le cerveau, et ils continuent leur opposition malgré 
les progrès des sciences empiriques. Fortlage, au- 
teur d'un gros Système de psychologie soi-dîsant 
expérimentale, qui a paru en 1855, dit : « Il 
y a certaines erreurs inhérentes à l'esprit de 
l'homme, etc. Au nombre de ces erreurs il faut en- 
core compter aujourd'hui celle qui place le siège de 
Tâme dans le cerveau. » — Si M. Fortlage avait 
seulement pris la peine de parcourir superficielle- 
ment le premier manuel de physiologie, il se se- 
rait bien gardé d'énoncer un tel jugement. 

Le philosophe Fischer de Bâle dit : « La preuve 
que l'âme est immanente à tout le système nerveux, 
c'est qu'elle sent, perçoit et agit dans toutes les 
parties de ce système. Je ne sens pas la douleur à 






SIÈGE DE L'AME Îi5 



un point central du cerveau , mais au lieu et à la 
place où existe la cause de la douleur. » 

Cependant le fait que Fischer veut contester est 
indubitable. Les nerfs ne ressentent pas la sensation 
en eux-mêmes, mais ils font naître les sensations par 
les impressions qu'ils reçoivent du dehors, en les 
transmettant au cerveau. Nous ne ressentons pas la 
douleur à la partie qui a reçu le coup ou la blessure, 
mais au cerveau. Si l'on coupe quelque part le fila- 
ment du nerf sensitif entre le cerveau et la périphé- 
rie, toute faculté de sensation cesse immédiatement 
pour la partie du corps dont ce nerf dépend, et par 
le seul motif de l'interruption du conducteur qui 
met en communication cette partie du corps avec le 
cerveau lui-même. Nous ne voyons pas par l'œil ou 
par le nerf optique , mais par le cerveau. Si l'on 
coupe le nerf et si Ton détruit sa faculté de trans- 
mettre les impressions, il n'y a plus de vision. Le 
même effet a lieu quand on enlève à un animal vi- 
vant la partie du cerveau appelée tubercules qua- 
drijumeaux, quoique les yeux de l'animal soient 
parfaitement conservés. 

Ce n'est que l'habitude et l'apparence qui nous 
ont donné la fausse idée, que nous sentons à la par- 
tie du corps impressionnée par les agents extérieurs. 
La physiologie désigne ce rapport remarquable par 
la dénomination de « loi des effets excentriques. » 
Nous reportons à tort, suivant cette loi, les sensations 
perçues par le cerveau à l'endroit où nous les voyons 
agir. C'est pourquoi il est presque indifférent qu'un 

45 



%i6 FORCE KT MATIÈRE 

nerf soit atteint en un point quelconque de sou tra- 
jet, puisque nous ne ressentons cette irritation qu'à 
Textrémité périphérique du nerf. Si nous nous heur- 
tons les nerfs du coude^ nous ne ressentons pas la 
douleur au coude mais aux doigts. Si une exostose 
comprime un des nerfs de la face à sa sortie de la 
cavité du crâne, le malade ressent les plus cruelles 
douleurs à la figure, quoique les i^erfs périphé- 
riques de la face soient parfaitement sains. Quand 
on enlève une partie de la peau du front et qu'on la 
place sur le nez , l'individu qui a subi cette opéra- 
tion, croit sentir l'impression au front, quand on lui 
touche le nez. Si Ton excite le nerf optique d'un 
œil extirpé, la personne qui a été opérée éprouve 
la sensation de lumière , quoique son œil ne 
puisse plus voir. Les personnes qui ont subi une 
amputation ressentent toute leur vie, aux change- 
ments de température, des douleurs à la jambe ou 
au bras amputé, quoiqu'elles soient privées de ces 
membres ; souvent elles y portent machinalement la 
main, parce qu'elles y ont ressenti quelque sensa- 
tion pénible. Supposons qu'on ampute tous les mem- 
bres à un homme, il ne les sentirait pas moins 
tous. 

D'après ces faits il ne peut plus être douteux qu'il 
existe dans l'intérieur du cerveau une certaine 
topographiey grâce à laquelle les sensations si di- 
verses des nombreuses parties du corps sont perçues 
séparément. Toutes les parties douées de sensilûlité 
sont reliées au cerveau par des éléments déterminés 



SIÈGE DE L'AME W 

qui ont pour objet de transformer les impressions en 
sensations. Il arrive assez souvent qu'une irritation 
transmise à un point central, par le nerf qui sert de 
médiateur, ne s'arrête pas à ce point seul, mais 
qu'elle se communique aussi à quelques autres cen- 
tresi de sensation qui en sont les plus proches. C'est 
ainsi que naissent ce que nous appelons les sympa- 
thies. Si quelque personne a mal à une dent cariée, 
elle ressent la douleur non-seulement à cette dent, 
mais à la joue entière. 

Ce que nous disons des sensations, peut égale- 
ment s'appliquer aux actes de la volonté. Ce n'est 
pas dans les muscles, mais dans le cerveau seul que 
la volonté excite un mouvement quelconque, et ce 
n'est que dans cet organe que se forment les actes 
de la volonté. Les nerfs sont les médiateurs de cette 
irritation, ils sont, pour ainsi dire, les messagers qui 
transmettent aux muscles les ordres du cerveau. Si 
l'on détruit cette communication, toute action volon- 
taire cesse. L'apoplexie est causée par Fépanche- 
ment d'une plus ou moins grande quantité de sang 
dans le cerveau. Dès qu'une extravasation sanguine 
est assez abondante pour arrêter les fonctions du 
cerveau à cet endroit, toute sensation et toute vo- 
lonté sont abolies complètement dans la partie du 
corps dont les nerfs se rendent à la portion lésée de 
l'organe central. Qui n'a vu le triste état d'une 
personne frappée d'apoplexie? — Une section de la 
moelle épinière opérée artificiellement sur des ani- 
maux vivants produit le même résultat et paralyse 



228 FOUCK ET MATIÈRE 

toutes les parties du corps placées au-dessous de cette 
section. Gomme les nerfs sensitifs^ les nerfs destinés 
à être excités par la volonté doivent être distribués 
dans le cerveau, à leur origine, selon une certaine 
topographie, afin d'être mus par Timpulsion de la 
volonté. On a comparé ce rapport avec beaucoup de 
justesse aux touches d'un piano. Tel que le pianiste, 
la volonté a besoin d'un long exercice et d'une lon- 
gue habitude, pour apprendre le jeu, pour pro- 
duire, en frappant des touches distinctes, des mou- 
vements distincts. Souvent elle ne réussit pas, elle 
frappe plusieurs touches en même temps, et produit 
de cette manière les mouvements accidentels. Nous 
voulons, par exemple, mettre un doigt en mouve- 
ment, et tous se meuvent à la fois. Les grimaces en 
parlant sont dues à la même cause. Les petits en- 
fants offrent de nombreux faits du même genre. Ces 
petites créatures n'ayant pas encore appris à isoler 
leur activité volontaire, exécutent les mouvements les 
plus simples en faisant remuer tout le corps. 
Écoutons les objections d'un autre philosophe : 
Le professeur Erdmann à Halle dit dans ses Let- 
tres psychologiques : « L'opinion que l'âme siège 
dans le cerveau, poussée à ses dernières conséquen- 
ces, aurait pour résultat que si la tête était séparée 
du tronc, l'âme pourrait continuer à y exister ! » 

Ce phénomène se produirait sans aucun doute, si 
nous étions à même de perpétuer artificiellement, 
dans une tête séparée de son tronc, la circulation du 
sang, action dont dépend l'alimentation et la con- 






SIÈGE DE L'AME 2S9 

servation du cerveau; mais toute circulation, c'est-à- 
dire, toute alimentation du cerveau par le cœur 
cesse naturellement par cette séparation ; et par con- 
séquent toute conscience, toute fonction du cerveau, 
toute activité de l'âme; en un mot la vie, est 
anéantie. 

Nous avons quelques rares exemples de compres- 
sions de la moelle épinière par la luxation des ver- 
tèbres cervicales. Chez ces individus, la circulation 
et la respiration persistant encore, la nutrition du 
Cerveau s'accomplissait tant bien que m^. Mais la 
sensibilité générale était abolie ainsi que les mouve- 
ments volontaires, par suite de la rupture des rela- 
tions du cerveau avec la moelle. La tête seule et les 
organes des sens conservaient leur sensibilité et 
leurs fonctions. Dans ces cadavres à demi animés, 
l'activité cérébrale n'était point détruite, mais elle 
était considérablement limitée dans ses manifesta- 
tions par l'abolition de la sensibilité générale et par 
la paralysie musculaire. 

L'opinion que le cerveau est le siège de l'âme est 
confirmée aussi par l'étude des monstruosités, dont 
la classification repose en partie sur ce principe fon- 
damental. Un monstre à deux têtes et un corps, 
compte pour deux personnes et un monstre à deux 
corps et une tête, ne compte que pour une personne. 
Les monstres sans cerveau, c'est-à-dire, les acépha- 
les, n'ont pas de personnalité. 

M. Ennemoser enfin a trouvé que l'âme était 
immanente à tout le corps. Si M. Ennemoser avait 






w 



230 FORGE ET MATIÈRE 

été, une seule fois en sa yie, dans la nécessité de se 
faire amputer une jambe, il aurait fait l'expérience, 
à sa grande surprise et à ses dépens, que son &me 
n'avait rien perdu en qualité ou en étendue. 

On a essayé de nos jours de modifier dans les 
sciences physiologiques l'opinion généralement adop- 
tée du siège unique et exclusif de Tâme dans le cer- 
veau, en attribuant à la moelle épinière quelque 
participation à la sensation et aux mouvements vo- 
lontaires. Ces essais ont été appuyés sur des expé- 
riences faites sur des animaux. Ces expériences ner 
sont pas suffisamment convaincantes et ^es raisons 
du contraire sont si fortes et si concluantes que la 
science n'a pas cru jusqu'à présent devoir admettre 
cette restriction. 

Enfin nous ne pouvons passer sous silence qu'on 
a prétendu de difi<érents côtés que l'âme pouvait 
quelquefois, et dans des cas tout à fait particuliers, 
quitter le cerveau, et se placer pour peu de temps 
dans une autre partie du système nerveux ; qu'une 
de ces places était notamment le plexus solaire, cet 
entrelacement du grand sympathique, situé au bas- 
ventre. Ce nerf longe la colonne vertébrale en nom- 
breux entrelacements et ramifications ; il ne com- 
munique que par quelques filaments aU système des 
nerfe cérébro-spinaux, et présente dans toutes ses 
fonctions une telle indépendance physiologique que 
les organes dont il entretient l'exercice sont, dans 
leur état normal, entièrement indépendants de l'in- 
fluence de l'âme, et que leurs fonctions s'exercent 



*»^ 



SIÉQE DE L'AME 231 

indépendamment de la conscience et de la volonté. 
Ce nerf n'a pas le moindre rapport avec l'activité de 
Fâme, et la physiologie n*a pu constater en aucun 
cas son influence dans les actes psychologiques, soit 
chez l'homme, soit chez l'animal. 

Néanmoins, on n'a pas hésité à rendre cet inno- 
cent nerf complice des péchés mystiques et spécula- 
tifs de notre siècle et à lui attribuer une partie des 
phénomènes qu'on a coutume d'appeler la vie noc- 
turne de l'âme. C'est ce nerf qui donne aux som- 
nambules la faculté de lire des lettres fermées ou 
d'indiquer l'heure de la montre qu'on leur met dans 
le creux de l'estomac. — Nous sommeis obligés d'en- 
trer dans quelques détails sur les principaux phéno- 
mènes de cette nature, non-seulement pour soutenir 
l'opinion que le cerveau est le siège et l'organe exclu - 
sih de l'âme, mais pour d'autres raisons encore. On 
s'est servi d'une partie de ces phénomènes, notam- 
ment de la clairvoyance, pour prouver l'existence 
de forces et de phénomènes surnaturels et spirituels; 
on y a voulu trouver le point de jonction certain, 
quoique obscur, entre le monde spirituel et le monde 
matériel. Quelques-uns ont poussé la folie ou le 
charlatanisme jusqu'à affirmer qu'on pouvait de la 
sorte pénétrer dans le monde des esprits et assister 
à la vie d'outre tombe. Tous ces phénomènes ne sont 
aux yeux clairvoyants de la science, que de vaines 
illusions qui attestent le penchant irrésistible de la 
nature humainOj dépourvue d'instruction suffisante, 
vers le merveilleux et le surnaturel. Ce penchant a 



♦• 



ê 
232 FORCE £T MATIÈRE 

déjà produit les égarements les plus bizarres de l'es- 
prit humain. Quelquefois, au moment où l'on croit 
que les progrès de la science ont posé une digue à 
ses débordements, il reparaît tout à coup du côté où 
Ton s'y attendait le moins et avec une violence 
extrême, comme s'il voulait se dédommager de son 
long repos. Les événements des dernières années 
prouvent cette vérité jusqu'à l'évidence. La croyance 
aux sorcières et aux magiciens, au diable, aux pos- 
sédés, au vampirisme et autres manies semblables 
ont reparu de notre temps sous les noms de magné- 
tisme animal, de spiritisme, etc., et enfanté dans 
l'imagination troublée des adeptes de cette magie 
transformée la croyance aux tables tournantes, aux 
esprits frappeurs, à la psychographie , au somnam- 
bulisme et autres billevesées du même genre. Les 
personnes éclairées se figurent quelquefois que la 
croyance aux choses merveilleuses et surnaturelles 
est le partage de la classe ignorante, mais l'his- 
toire de la fluidomanie a dû les détromper. On n'a- 
vait pas besoin de cette preuve. Que de gens instruits 
refusent de prendre place à une table où il y a treize 
couverts ! Que de personnes regardent le vendredi 
comme un jour néfaste, ou voient un mauvais au- 
gure dans la rencontre de certains animaux ! Quels 
succès n'obtiennent pas dans toutes les classes de la 
société les magnétiseurs, les clairvoyants, les char- 
latans, etc. 

Parmi les phénomènes qui constituent ce qu'on 
appelle la vie nocturne de l'âme, on compte : 



SIÈGE DE L'AME 283 

Les envies des femmes enceintes ; le magnétisme 
animal avec les phénomènes qui l'accompagnent; ]a 
lucidité ou clairvoyance ; les circonstances particu- 
lières du sommeil telles que le somnambulisme et 
l'état somnolent, les pressentiments, ]a seconde vue^ 
les apparitions des esprits, enfin les cures sympa- 
thiques ou les cures merveilleuses. 

Les envies des femmes enceintes ne méritent pas 
de nous arrêter, ce sont des fables reconnues telles 
par les autorités les plus compétentes de nos jours. 

Le sommeil magnétique qu'on provoque tantôt 
par des passes plus ou moins prolongées et qui 
apparaît quelquefois sans cause extérieure et déter- 
minée, dans l'idio-somnambulisme, est, comme on le 
prétend, un état d'extase de l'âme, sans conscience 
individuelle ; cet état produit quelquefois chez certains 
individus privilégiés, surtout chez les femmes, la clair- 
voyance. Dans l'extase, ces individus ont la faculté de 
déployer des forces d'esprit supérieures et qui ne leur 
sont pas naturelles, de parler avec facilité des 
langues étrangères ou dialectes qu'ils ne connais- 

# 

sent pas et de discourir sur des choses qui leur sont 
souventcomplétement inconnues après leur réveil. Le 
magnétisé doit avoir, dans sa figure, quelque chose 
d'éthéré, de transfiguré, et rappeler dans tout^ sa 
personne les rapports qui existent entre lui et le 
monde idéal. Sa voix doit être harmonieuse et so- 
lennelle. Si l'extase va en progressant jusqu'à la 
clairvoyance, on prétend voir des phénomènes qui 
sont hors de la portée naturelle des sens; on lit des 



S84 force: et matière 

lettres fermées, on indique les heures de la montre 
placée dansUe creux de l'estomac, on devine les 
pensées des autres, on dévoile l'avenir et Ton porte 
la vue à une distance infinie, etc. Enfin ces per- 
sonnes nous renseignent quelquefois sur les choses 
célestes et sur l'autre vie, elles dévoilent les arcanes 
du ciel et de l'enfer, notre manière d'être après la 
mort, etc. Il faut cependant remarquer que les révé- 
lations de ces somnambules concordent toujours 
singulièrement avec les articles de foi de la religion 
ou des prêtres, dont l'influence se fait trop souvent 
sentir dans ces pratiques. 

La clairvoyance est une production de notre 
temps, dans sa forme actuelle mais non dans son 
essence. La Pythie des Grecs prophétisant sur le 
trépied, et à laquelle on soufflait ses réponses de la 
même manière qu'on le fait à nos somnambules 
modernes, n'était qu'une clairvoyante selon le mode 
antique. Le moyen âge, dans ses excès de démence 
religieuse, montre de pareils phénomènes d'inspira- 
tion. L'histoire si populaire des exaltés du Langue- 
doc offre un exemple intéressant de ce genre. 

La science ne doute point que tous les cas de 
prétendue clairvoyance ne soient les effets de jon- 
glerie et de collusion. La lucidité, c'est*à-dire la 
faculté de voir au delà de la portée des ®ehs est, par 
des raisons naturelles, une impossibilité. Il est dans 
les lois de la nature, et personne ne peut les en- 
freindre, qu'on voie avec les yetix, que l'on entende 
avec les oreilles, et que les effets des sens soient 



SIÈGE DE L'AME 2%( 

bornés à certaines limites de l'espace sans pouvoîi" 
les franchir. Personne n'a la faculté de lire une 
lettre close, qui n'est pas transparente, ni de voir 
d'un point de l'Europe ce qui se passe en Amérique, 
ni de deviner les pensées des autres, ni de voir, 
avec les yeux fermés, ce qui se passe autour de soi. 
Ces vérités sont basées sur des lois naturelles im- 
muables, et dont on peut dire par analogie aux lois 
physiques qu'elles sont sans exception. Tout ce que 
nous savons, nous le savons par nos sens, et chaque 
notion particulière est acquise par un sens déterminé. 
Si l'activité de ce sens est suspendue, toute connais- 
sance qui en résulte est détruite. Il n'y a point de 
choses ni de facultés surnaturelles et il n y en a ja- 
mais eu nulle part. Il ne peut même pas y en avoiir. 
De même qu'une pierre dans sa chute ne prend 
jamais une direction opposée au centre de la terre, 
de même un homme n'est jamais capable d'observer 
sans se servir des sens. Aucun homme sensé et 
exempt de préjugés n'a pu constater un seul fait qui 
ait enfreint les lois immuables de la nature. Il n'y a 
que les enfants, les niais et les superstitieux qui 
aient vu des esprits, des revenants et des miracles. 
Tout ce qu'on a raconté de l'intervention d'un 
monde spirituel ou surnaturel dans notre vie ter- 
restre, ou de l'existence d'âmes de trépassés^ n'a 
pas le sens commun, jamais un mort n'est revenu. 
Il n'y a ni esprits dans les tables, ni esprits d'au- 
cune espèce. Le naturaliste judicieux, guidé par 
l'observation et par l'expérience, n'a point le moin- 



•* 



«36 FORCE ET MATIÈRE 

dre sujet de douter de ces vérités ; la nature et ses 
lois dont il fait une étude continuelle, Tout pleine- 
ment convaincu, que ces lois n'admettent point 
d'exception. Il est vrai que le plus grand nombre 
des hommes jugent autrement, et ce n'est que l'ins- 
truction qui pourra les guérir. 

D'accord avec les opinions généralement sanc- 
tionnées par la science, tous les observateurs com- 
pétents et exempts de prévention, après avoir examiné 
tous les phénomènes de prétendue clairvoyance, les 
ont attribués à Tartifice et à l'illusion. On sait que 
la Faculté de médecine de Paris a soumis, il y a 
quelques années, un certain nombre de ces phéno- 
mènes à un examen scientifique. Il fut prouvé qu'ils 
étaient le résultat de l'artifice. On ne put constater 
un seul cas de vision surnaturelle. La même Faculté 
a proposé, en 1837, un prix de 3000 francs pendant 
trois ans, à celui qui pourrait lire à travers une 
planche. Personne ne put gagner le prix. Dans une 
des dernières années, on a nommé à Genève une 
commission scientifique, pour faire des expériences 
avec M. Lassaigne et Madame Prudence Ber- 
nard, très-célèbre clairvoyante de Paris; toutes 
ces expériences échouèrent complètement. Dès qu'on 
prit les précautions nécessaires pour se prémunir 
contre l'artifice, la clairvoyance cessa. Il est notoire 
que le célèbre clairvoyant Alexis de Paris qui tourne 
la tête à tant de gens en vidant leur bourse, entre- 
tient dans tous les hôtels des agents qui l'instruisent 
de la position sociale des étrangers qui y descen- 



• X 







SIÈGE DE L'AME 237 

dent. L'auteur de ces lignes a eu l'occasion d'exa- 
miner lui-même une clairvoyante, dont on racon- 
tait des merveilles, et dans des circonstances qui ne 
permettaient pas de supposer de collusion avec le 
magnétiseur. Cette dame n'eut aucun succès dans 
son rôle de clairvoyante; toutes ses indications 
étaient ou fausses ou tellement ambiguës qu'on ne 
pouvait rien en conclure. Elle alléguait toujours les 
excuses les plus ridicules pour ses méprises. Enfin 
fatiguée du mauvais succès de la clairvoyance, elle 
préféra entrer en extase et se mettre en rapport 
avec le ciel; dans cet état' elle parlait à son « ange » 
et récitait des vers religieux ; elle eut le. malheur de 
rester court et recommença la strophe pour aider 
sa mémoire. Bien loin de montrer dans son extase 
des facultés supérieures, son élocution était com- 
mune, ses expressions gênées et peu cultivées. L'au- 
teur de ces lignes s'en alla avec la conviction que 
cette personne était une fourbe qui trompait son 
patron. Il y eut pourtant plusieurs messieurs qui ne 
furent pas convaincus de la fourberie de cette 
femme. 

De nombreux faits de ce genre se trouvent con- 
signés dans les annales de la médecine judiciaire et 
ont occasionné des enquêtes pour cause d'imposture 
et de charlatanisme contre de prétendues somnam- 
bules. L'examen judicieux de tous ces faits avait 
toujours pour résultat que les gens avaient été dupes 
de l'artifice et de l'illusion. Louise Braun, la cé- 
lèbre « fille miraculeuse » de Berlin, qui attirait la 



S38 FORCE ET MATIÈRE 

foule en 1849, et qui avait étô appelée môme à une 
cour pour rendre la vue à un roi aveugle^ fut con- 
damnée quatre ans après (1853) par les assises, pour 
escroquerie. Le docteur Wittgkb (Journal de mé- 
decine de Henke) raconte l'histoire d'une som- 
nambule d'Erfurt qui a été condamnée à un an 
de réclusion et à l'exposition publique par un tri- 
bunal inférieur, sur l'avis d'un collège de médecins, 
pour de nombreux actes de supercherie commis au 
moyen de la clairvoyance et du somnambulisme. Le 
tribunal supérieur de la province cassa le jugement, 
en se fondant sur le manque de preuves suffisantes, 
sur quoi le scandale recommença de plus belle. La 
personne gagna beaucoup d'argent, et après un nou- 
vel examen long et minutieux, le docteur Wittckb 
la déclara coupable de simulation et de four- 
berie. Cette femme, simple paysanne, prétendait 
parler des langues étrangères et un dialecte plus 
recherché, le haut allemand, faire des sermons, etc.; 
et en etfet il y eut des personnes qui furent dupes 
de ces manœuvres. Après un examen sérieux il fat 
démontré que tout reposait sur l'artifice. 

Tous ces faits prouvent qu'il n'y a point de fa- 
cyltés surnaturelles, qu'il n'y en a jamais eu, et que 
le prétendu voyage de l'âme cérébrale dans le 
grand sympathique et les phénomènes qui en résul- 
tent sont absolument controuvés. « Il n'y a point 
d'absurdité, dit Hirsghel, dont un Allemand n'ait 
fait une théorie. » 

Les cures sympathiques ou miraculeuses ne sont 



SIÉr.E DE L'AME 239 

dues qu*à Tartifice ou à l'illusion. Elles embrassent 
le monde et datent du commencement de l'histoire. 
Ce serait offenser le bon sens du lecteur que de vou- 
loir entrer dans des détails et d'en démontrer l'im- 
possibilité. 

Il en est de même de l'apparition des esprits, 
quelle que soit la forme sous laquelle ils apparais- 
sent, revenants, esprits de tables ou démons de 
Weinsberg. 

Le somnambulisme (état lunatique, somnambu- 
lisme naturel) est un phénomène dont malheureuse- 
ment nous n'avons que des observations très-inexac- 
tes, quoiqu'il fttt à désirer que nous en eussions des 
notions précises, à cause de son importance pour la 
science. Cependant, ^ans avoir des données certaines 
à ce sujet, on peut reléguer parmi les fables tous les 
fsûts merveilleux et extraordinaires qu'on raconte des 
somnambules. Il n'est pas donné à un somnambule 
d'escalader les murs, de parler des langues qu'il 
ignore ou de faire un travail de tôte au-dessus de sa 
portée, etc. 

« Qu'on nie donc encore, dit Ule, que la per- 
ception des sens ne soit la source de toute vérité et 
de toute erreur, que Tâme humaine ne soit le pro- 
duit de la métamorphose de la matière! » 



IDÉES INNÉES 



Nihil est in intellecta, qaod non fnerit 
in sensa. — 

H n'y a dans notre entendement rien 
qoi n'y soit entré par la porte des sens.— 
L'homme pensant est le produit de ses 

sens. 

MOLKSCHOTT. 



La question de savoir s'il y a des notions innées, 
des idées innées (Voltaire), « innate ideas » (Locke), 
a été agitée il y a déjà bien longtemps^ et cette 
question est, à notre avis, une des plus importantes 
à résoudre pour le philosophe naturaliste. En effet, 
il s'agit de savoir si l'homme, produit d'un monde 
supérieur^ n'est qu'une forme, qu'une enveloppe 
matérielle superposée à une entité spirituelle préexis- 
tante et indépendante; ou si l'être humain, produit 
du monde qui l'entoure, est relié au milieu extérieur 
par des rapports nécessaires et indissolubles, comme 
, la plante qui cesse d'être quand on l'arrache du sol 
nourricier. La question n'est pas de celles qui peu- 
vent être noyées dans un déluge de phrases nébu- 
leuses et embrouillées; mais elle a de la chair et du 



IDÉES INiNÉËS 241 

sang, s'il nous est permis de nous exprimer ainsi, 
et peut être résolue expérimentalement sans vain 
cliquetis de mots. Voilà pourquoi elle a été surtout 
discutée en France et en Angleterre ; la langue de 
ces deux pays se prêtant moins que la nôtre aux 
divagations puériles et creuses que les Allemands 
qualifient prétentieusement du nom de philosophie 

• 

^t qui exaltent leur vanité au point de leur faire 
prendre en pitié les autres nations. Ce qu'on appelle 
ordinairement la profondeur de Tesprit allemand, 
nous a toujours paru plutôt le trouble des idées que 
la vraie profondeur de l'esprit. On a souvent, et non 
sans raison, donné le conseil de traduire les œuvres 
philosophiques des Allemands dans une langue 
étrangère, pour les débarrasser de tout fatras 
inutile et inintelligible; certes la plus grande partie 
ne passerait pas par le tamis. Rien ne répugne 
autant que de voir cette philosophie affecter des airs 
d'érudition et se vanter de ses théories creuses. 
Maintenant que la philosophie de Hegel est passée 
do mode et qu'elle n'éblouit plus personne, les 
philosophes allemands ont perdu en grande partie 
leur ancienne considération; on ne les écoute plus ou 
on ne les écoute que d'une oreille. 

Desgartës admettait que l'âme entrait dans le 
corps, douée de toutes les connaissances possibles, 
et qu'elle ne les oubliait qu'en sortant du sein ma- 
ternel, pour se les rappeler peu à peu. Locke 
s'éleva contre cette opinion et réduisit au néant la 
théorie des idées innées. En nous fondant sur des 

46 



242 FOHCE KT MATIÈRE 

faits clairs et palpables, nous n'hésitons pas à nous 
inscrire également contre les idées innées. Moles- 
CHOTT appelle l'homme le produit de ses sens, et en 
effet une observation impartiale nous apprend que 
tout ce que nous savons, pensons et sentons n'est 
que la reproduction intellectuelle de tout ce que 

nous avons reçu du dehors par la voie des 
sens. Toute connaissance dépassant la portée du 
monde qui nous entoure et qui est accessible à 
nos sens, toute connaissance surnaturelle absolue, 
est impossible et n'a pas de réalité. L'expérience 
démontre chaque jour, que la vie intellectuelle de 
l'homme ne commence qu'avec le développement 
graduel des sens, et au fur et à mesure qu'il entre en 
relation avec le monde extérieur; quace développe-^ 
ment intellectuel est en rapport avec le développe- 
ment des organes des sens et de la pensée, ainsi qu'a- 
vec le nombre et l'importance des impressions reçues. 
« Tout observateur exempt de préjugés, dit Vir- 
GHOW, s'est convaincu que la pensée ne se développe 
dans l'homme que peu à peu. » L'enfant nouveau-pé 
pense aussi peu, a aussi peu d'âme que le fœtus; 
il ne vit, selon notre opinion, que corporellement; 
intellectuellement il est presque mort. L'homme ou 
l'animal ne se développent dans le corps maternel 
que par degrés et sous la forme première d'une très- 
petite vésicule à peine visible à l'œil aidé du micro- 
scope. Parvenu à une certaine grosseur, le fœtus a 
la faculté de se mouvoir dans le corps maternel, 
mais ces mouvements ne sont pas l'effet d'une fonc- 



IDÉES INNÉES 243 

tion intellectuelle, ils sont involontaires; le fœtus ne 
pense pas, ne sent pas et n'a pas conscience de lui- 
même. Nul souvenir de cet état, dans lequel les 
sens ne sont ni actifs ni développés, ne revient à 
rhomme dans le cours de sa vie ultérieure, pas 
plus que la mémoire de sa sortie du corps ma- 
ternel, pour jouir d'une existence individuelle; 
et cette ignorance parfaite du passé prouve la 
nullité complète de son existence spirituelle à cette 
époque. La cause de ce phénomène ne peut être 
attribuée qu'au manque total d'impressions exté- 
rieures durant la vie intra-utérine, et de plus à ce 
que dans les premiers temps qui suivent cet état, 
les impressions sont tellement incomplètes, que 
^intelligence de l'homme ne peut exister. 

Il est intéressant et presque réjouissant parfois 
de suivre à travers l'histoire la singulière contro- 
verse relative à répo(iue de l'animation du fœtus 
humain, controverse qui devint sérieuse et impor- 
tante, au moins par ses conséquences, lorsqu'on fit 
un crime moral et juridique de l'avortement provo- 
qué. Il s'agissait de savoir à quel moment l'âme 
personnelle prenait son siège dans le fœtus, pen- 
dant la durée du développement de ce dernier, 
puisqu'on n'admettait la possibilité du meurtre que 
sur un être doué d'une âme immortelle et par con- 
séquent après l'animation du fœtus. La difficulté 
scientifique et logique pour déterminer cette époque, 
prouve assez l'absurdité dé la théorie d'une puis- 
sance supérieure soufflant l'esprit et l'âme dans le 



24i FORCE ET MAÏlftRE 

fœtus. Les légistes romains soutenaient à cet égard, 
que le fœtus n'était pas un être individuel, mais une 
partie intégrante du corps maternel, laquelle appar- 
tenait à la mère et était par conséquent à sa dispo- 
sition. C'est pour, cette raison que la loi et la morale 
permettaient aux femmes romaines de tuer le fœtus. 
Déjà Platon et Aristote s'étaient prononcés en fa- 
veur de cet usage. Les stoïciens admettaient que 
l'enfant ne recevait une âme qu'avec la respiration. 
Ce n'est qu'au temps d'ULPiEN qu'on fit une loi 
contre l'avortement volontaire. Le code de Justinien 
fixe l'animation du fœtus à quarante jours après la 
conception. Les jurisconsultes modernes admettent 
la simultanéité de la conception, de l'animation et 
de la vivification — idée contraire à toutes les expé- 
riences de la science. Celui qui a vu sous le micro- 
scope un ovule humain ou animal, avec l'animalcule 
spermatique qui s'y trouve, ne pourra que rire de 
l'âme renfermée dans cet ovule. Il se peut et il faut 
bien que ce germe ait des dispositions corporelles ou 
matérielles qui deviendront plus tard la base du dé- 
veloppement de qualités spirituelles; mais il s'en faut 
de beaucoup que ce germe contienne une véritable 
âme. Les anciens n'avaient pas poussé aussi loin 
que nous les préoccupations métaphysiques et reli- 
gieuses qui nous font souvent juger les choses les plus 
simples à contre-sens. Moïse et les Égyptiens avaient 
la ferme conviction que l'enfant n'avait pas d'âme 
dans le sein de sa mère. Dans plusieurs pays non eu- 
ropéens, on ne sait rien, à ce qu'il paraît, de l'anima- 



IDÉRS INNÉES â45 

tion du fœtus. Williams rapporte que l'avortement 
volontaire et l'infanticide sont très-ordinaires à Ma- ^'^-^ 
dagascar. Il en est de même à Taïti. Cet usage est '' * 
très-commun dans toute la Chine et dans les îles de 
la Société*. Il n'y a que la foi en opposition directe 
avec les faits qui puisse admettre la possibilité d'une 
animation du fœtus dans le sein maternel; aucune 
raison anatomique, physiologique ou psychologique 
n'autorise cette admission. 

Il n'est pas non plus possible d'admettre qu'à la 
naissance ou à la séparation du corps de Tenfant du 
sein maternel, une âme quelconque toute formée et 
épiant ce moment, se précipite pour prendre posses- 
sion de sa nouvelle demeure; au contraire, cette 
âme se développe par degrés et très-lentement, par 
suite des rapports qui s'établissent, par l'éveil des 
sens, entre l'individu et le monde extérieur. Il est 
possible et même quelquefois certain, comme nous 
venons de le voir, que déjà dans le sein maternel et 
par transmission héréditaire, l'organisation corpo- 
relle du nouvel individu] contienne certaines prédis- 
positions qui, excitées par les impressions du dehors, 
donnent naissance au développement de qualités, de 
propriétés spirituelles, etc.; mais jamais une notion 

4. Nous n'entendons pas faire Tëloge de ces coutumes, ni les 
désirer pour la société européenne. Nos recherches n'ont qu'un 
rapport éloigné avec ces questions pratiques. L'état peut avoir de 
nombreuses raisons juridiques et politiques qui l'engagent à garan- 
tir la vie d'un enfant avant ou après la naissance, contre les atta- 
ques du dehors, et personne^ excepté Thomme d'État lui-môme, ne 
peut lui contester ce droit. 



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246 FORCE ET MATIÈRE 

spirituelle, une idée ou quelque connaissance intel- 
>»\ lectuelle ne peut être innée *. 

M. Rodolphe Wagner, un de nos plus distin- 
gués physiologistes, vient de soutenir que la géné- 
ration et la transmission des qualités intellectuelles 
des parents aux enfants démontrent Texistence 
d'une substance intellectuelle, divisible et trans- 
missible. Cette opinion n'est pas admissible, parce 
qu'elle' repose sur la fausse idée que les germes 
des animaux contiennent une véritable substance 
intellectuelle. Une telle substance ne peut se diviser, 
ni se transmettre, ni se léguer. 

Le développement progressif de l'esprit de Ten- 
fant au moyen des sens, et par l'instruction, l'é- 
ducation, l'exemple, etc., toujours sous la condition 
absolue de l'organisation et des qualités du corps, 
explique d'une manière trop claire le mode de 

1. La succion n'est pas le résultai de la réflexion, ni un acte de 
volonté; mais il est constaté que c'est un acte réflexe produit par 
les nerfs, d'une manière mécanique, à l'aide d'un procédé physio- 
logique connu et indépendant de la volonté et de la conscience. 
C'est pourquoi l'enfant ne suce pas seulement les mamelles mais 
aussi le premier objet venu qu'il prend dans la bouche. — 

N'oublions pas non plus que d'après l'opinion plus récente du 
professeur Kussmaul (Sur la vie de l'âme du nouveau-né, 1859) 
l'enfant peut, même avant sa naissance, avoir une certaine expé- 
rience et acquérir certaines aptitudes par le sens du toucher ré- 
veillé au contact de la matrice qui l'entoure, de même que le 
sentiment de la faim ou de la soif peut être excité par le passage 
du liquide amniotique dans la bouche et dans le tube digestif. 
Ainsi déjà à cette époque l'intelligence de l'enfant commencerait 
à .se développer bien que très-imparfaitement. V. aussi nos Etudes 
de science naturelle, p. tW. 

Note de la 8« édition. 



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IDÉES INNÉES 247 

naissance de Tâme pour que des théories opposées , 
puissent l'infirmer. C'est à Taide des sens fortifiés - 
par l'exercice, c'est par les impressions du dehors 
qui s'accumulent et se répètent, que se forme lente- ^ ^ ^ 
ment et peu à peu, un tableau intérieur du monde '"^ \ 
objectif, sur le fond matériel de Torgane présidant à 
la fonction de la pensée, et que naissent les intuitions 
et les idées. Il se passe un long et pénible inter- 
valle avant que l'homme ait toute la conscience 
de lui-même, qu'il apprenne à se servir peu à peu 
de ses organes et de ses membrea^ à des fins déter- 
minées, qu'il distingue sa personne de l'universalité 
(on sait que les enfants ne parlent jamais d'eux- 
mêmes qu'à la troisième personne). L'homme ignore 
en partie cette progression insensible et graduelle de 
la croissance de l'esprit ; aussi plus tard, quand il se 
trouve dans la puissance complète de ses forces in- 
tellectuelles, il est séduit, et se prend à mépriser 
son origine terrestre et à se regarder comme le fils 
immédiat du ciel qui lui a fait don de l'intelligence. 
Mais un regard impartial sur son passé, ainsi que 
sur les malheureux à qui la nature a refusé un ou 
plusieurs sens, le détrompe bientôt de son erreur. 

Que sait l'aveugle-nédes cou leurs, de la lumière, 
de tout l'éclat du monde ? Pour lui , semblable aux 
animaux du dernier degré de l'échelle des êtres qui 
sont privés de la vue , la nuit et les ténèbres sont 
l'état normal de l'existence. C'est pour cette raison 
que les aveugles-nés n'ont presque point de rêves, 
et s'ils en ont, ces rêves ne leur montrent point 



248 FORGE ET MATIÈRE 

• . d'images. Toute idée de Tespace leur est inconnue. 
•f-* Q^^ ^^^ 1® sourd-muet des sons, des langues, des 

* •* «aélodies^ de la musique? Pour lui le monde est tou- 
>^^ s jours silencieux, et il est à cet égard au même ni- 

s^ ' *'veau d intelligence que la mouche privée de Touïe 
-'* "' et qu'aucun bruit n'effraie. Les sourds-muets sont 
de pauvres malheureux dont l'éducation coûte beau- 
coup de peines et de temps, pour les amener à la vie 
intellectuelle. Hirzel parle d'un sourd-muet âgé de 
18 ans qui, malgré beaucoup de dispositions, avait 
une peine infinie à comprendre l'usage du langage. 
Ce sourd-muet apprit d'abord à prononcer le mot 
« Ami, > qui était en môme temps le nom de bap- 
tême d'un aveugle de l'établissement. Toutes les 
fois qu'il prononçait ce mot, l'aveugle était obligé 
de se rendre auprès de lui. C'est avec une grande 
surprise que Meystre s'en aperçut et découvrit 
ainsi qu'à l'aide du langage on pouvait se concerter 
à une certaine distance, Meystre n'avait aucune 
idée de Dieu et confondait toujours Dieu avec le 
soleil, quand on cherchait à lui en expliquer le 
sens. C'est pour cette raison que les lois de tous les 
pays civilisés mettent les sourds-muets en curatelle, 
à cause de la faiblesse de leurs facultés intellec- 
tuelles. Les journaux nous dépeignent assez souvent 
le misérable état de ces malheureux, que l'avarice 
ou la barbarie de certains parents tient à l'écart de 
la société, enfermés dès l'enfance et privés de toutes 
instruction. La vie physique et intellectuelle de 
ces êtres n'est qu'un état végétatif; ils n'ont au- 



IDÉES INNÉES 249 

cune notion générale ni spécifique de l'existence 
humaine. — Où sont donc pour ces hommes les 
notions métaphysiques, s'il y en a? Pourquoi ne se 
développent-elles pas, malgré les cinconstances exté- 
rieures, et pourquoi ne triomphent-elles pas des 
obstacles matériels opposés à leur développement? 
Le célèbre Gaspabd Hauser ne pouvait se faire 
une idée d'un cheval; dès qu'on prononçait ce 
mot, il pensait à un petit cheval de bois qu'il 
avait eu pendant sa réclusion; il ne pouvait se 
figurer par ce mot autre chose que cet objet. Imagi- 
nons un homme privé de tous les sens dès sa nais- 
sance. Serait-il possible que quelque idée, quelque 
conception, quelque faculté intellectuelle se dévelop- 
pât en lui? Certes non. Il serait nourri et élevé ar- 
tificiellement et ne végéterait que matériellement, 
semblable à ces animaux auxquels Flourens enlève 
le cerveau . Des observations analogues ont été faites 
sur des hommes qui ont grandi loin de toute société 
humaine parmi les animaux sauvages. Ils vivaient 
et se nourrissaient à la manière des brutes, n'avaient 
pas d'autre sensation que celle de la faim, ne sa- 
vaient pas parler, et ne montraient aucun indice 
de cette « étincelle divine » que l'on prétend être 
innée. Les véritables maladies mentales, c'est-à-dire 
celles qui se manifestent principalement dans la 
sphère psychique, ne se montrent qu'exceptionnelle- 
ment chez les enfants et sont tout à fait inconnues dans 
les premières années de la vie, par la raison que ce 
qui n'existe pas ne peut non plus être atteint de ma- 






250 FORGE ET MATIÈRE 

ladie. Par une analogie semblable, le nombre des 
maladies mentales décroît considérablement dans la 
vieillesse, par la raison que le cerveau et l'âme ré- 
• trogradent comme nous venons de le voir au cha- 
pitre précédent. 

Le monde animal fournit aussi des preuves irré- 
cusables contre les idées innées, quoiqu'on ait voulu 
précisément invoquer l'instinct àeS animaux à l'ap- 
pui de cette doctrine. Nous essayerons de prouver 
dans un chapitre suivant qu'il n'y a point d'instinct, 
dans le sens qu'on attache ordinairement à ce mot. 
Cette impulsion immédiate et irrésistible qui fait agir 
les animaux n'existe pas, en réalité; ces derniers pen- 
sent, apprennent, distinguent et réfléchissent comme 
les hommes, seulement à un degré bien moindre. Les 
animaux apprennent et se forment tout autant que 
l'homme par l'influence du dehors, des parents, etc., 
bien que les dispositions naturelles de leur corps 
aident encore plus que celles de l'homme au déve* 
loppement de certaines qualités intellectuelles. Les 
chiens de chasse élevés dans la maison ne montrent 
point ce puissant penchant qu'ils ont ordinairement 
pour la chasse. Les animaux féroces ne deviennent 
avides de chair que quand ils en ont une fois goûté, 
comme on peut en faire l'observation sur les chats 
domestiques. Les animaux apprivoisés changent en- 
tièrement de caractère dans l'état de nature, et d'un 
autre côté des animaux féroces s'apprivoisent et se 
familiarisent dans la captivité. Le rossignol ne chante 
pas, quand il est élevé dans la solitude; il n'apprend 



IDÉES INNÉES 351 

à Chanter qu'avec les autres oiseaux. On a remarqué 
que les mômes oiseaux, p. ex. les pinsons, n'avaient 
pas le môme chant dans les différents pays qu'ils ha- 
bitent, et AuDUBON a remarqué que les nids des 
oiseaux de la même espèce étaient d'une forme toute 
autre dans le nord des États-Unis que dans le sud 
du même pays *. On croit généralement que l'abeille 
est forcée par un instinct inné de bâtir ses cellules 
d'une forme hexagonale, mais l'abeille bâtit aussi des 
cellules d'une autre forme, et quand on lui donne 
une ruche d'un système cellulaire artificiel, elle a 
assez d'intelligence et assez peu d'instinct pour ne 
pas faire de cellules et pour porter son miel dans 
celles qui sont toutes prêtes, etc. Pour soutenir la 
thèse des idées innées, on a argué de ce que les 
animaux, malgré la perfection de leurs sens souvent 
supérieurs à ceux de l'homme, restent pourtant des 
animaux. Cette objection est purement spécieuse. Les 

4. J.-G. Fischer (sur la vie des oiseaux) dit qu'il y a une très- 
grande diiTérence dans la voix des oiseaux et dans les différentes 
modulations par lesquelles ils expriment la joie^ la crainte, Ta- 
mour, etc. De plus, leur chant n'est plus le môme dans les difTërents 
pays. D'après Sigismund les oiseaux ne chantent pas d'instinct; 
il faut le leur enseigner. D'après Lungershausen le chant ne 
peut pas être inné chez les oiseaux, parce que les oiseaux élevés en 
cage et seuls, n'apprennent jamais bien le chant de leur espèce et 
qu'ils reproduisent des parties de mélodies d'autres espèces. Ce 
dernier fait arrive aussi aux oiseaux libres. Enfin la mélodie de 
chaque espèce varie beaucoup selon le pays, le climat et l'indi- 
vidu. Il paraît qu'au Nord tous les oiseaux chantent peu ou mal; 
le voyageur et envoyé Anglais Alcock rapporte qu'au Japon les 
oiseaux ne chantent pas du tout. 

Note de la 8* édition. 



252 FORGE ET MATIÈRE! 

sens ne perçoivent pas directeraent, ils ne sont que les 
médiateurs des facultés intellectuelles ; ils transmet- 
tent les impressions extérieures au cerveau qui les 
reçoit, les élabore et les reproduit en raison de son 
énergie fonctionnelle. Cet acte complexe ne peut se 
produire sans les sens, et toute connaissance intel- 
lectuelle a par conséquent son origine dans les sens ; 
mais les sens les plus subtils ne nous donneraient au- 
cune notion s'ils n'étaient reliés au cerveau par 
l'intermédiaire des nerfs. Nous croyons avoir suffi- 
samment démontré le rapport du cerveau de l'ani- 
mal et de celui de l'homme. 11 y a des dispositions 
innées qui dépendent des diverses qualités maté- 
rielles de l'organisation animale; mais il n'y a 
point d'intuitions, d'idées innées. Ces dispositions 
mêmes resteraient toujours sans réalité, sans déve- 
loppement, si les sens n'existaient pas ; ces derniers 
sont aussi essentiels pour produire les idées que 
l'existence d'un corps qui entre en combinaison 
avec un autre corps, pour ^n former un troi- 
sième. Encore faut-il avouer qu'un examen appro- 
fondi démontre que beaucoup et même la plus 
grande partie de ce qu'on appelle dispositions innées, 
talent naturel, est le résultat d'un exercice fréquent 
et précoce de certains sens; tel est le talent delà 
musique, de la peinture, du calcul, de l'observa- 
tion, etc. — Quelle diversité infinie dans les 
degrés de l'intelligence des individus par suite du 
nombre et de la nature des impressions extérieu- 
res ! Quelle supériorité le savant, l'homme instruit 



nVt-ilpas sur rhornme sans culture ou ignorant! 
Plus nos perceptions sont nombreuses, plus le nom- 
bre de nos pensées augmente , plus notre point de 
vue intellectuel gagne en étendue. 

On a fait valoir, pour réfuter la doctrine sensua- 
liste , l'existence de certaines idées intellectuelles 
qu'on trouve dans la vie des individus ainsi que dans 
celle des nations, et qui sont tellement puissantes, 
déterminées et générales qu'on ne peut admettre 
qu'elles soient le résultat de Texpérience mais 
qu'elles sont innées dans l'homme. Au nombre de 
ces notions, il faut principalement compter les idées 
métaphysiques, esthétiques et morales, par consé- 
quent celles du vrai, du bien et du beau. On remar- 
que, dit-on, que l'enfant se révolte à la vue d'une 
injustice avec une force qui témoigne de la puissance 
de ses sentiments, et le plaisir qu'il éprouve à la 
vue de ce qui est beau se manifeste déjà à une épo- 
que ou il n'est pas encore capable de faire lui- 
même des comparaisons. Nous répondrons d'abord 
que ce qu'on entend généralement par le mot idée 
n'est pas le produit direct de l'intelligence d'un 
individu isolé, mais la conquête lente et pénible des 
combats intellectuels du genre humain. L'idée naît, 
quand l'homme choisit dans le monde objectif qui 
l'entoure ce qui est commun à plusieurs objets, s'en 
fait une forme idéale et lui donne pour attribut le 
nom de vrai, de beau ou de bon- Mais ce procédé 
intellectuel s'accomplit d'une manière continue, de- 
puis l'époque où le genre humain est entré dans la 



â$4 FORCE KT MATIÈRE 

période historique ; l'idée prend peu à peu le droit 
de cité et acquiert en quelque sorte une forme objec- 
tive, et l'individu qui vient alors n'a plus besoin de 
recommencer le travail intellectuel de ses prédé- 
cesseurs ; il n'a qu'à s'approprier ce qui existe. Sans 
faire attention à cette origine de l'idée, il la croit 
innée ; cependant jamais l'idée n'eût pu se dévelop- 
per au début de la civilisation sans un rapport dé- 
terminé du monde objectif avec la faculté intuitive 
de l'individu. « L'icfée, dit Œrsted, est l'unité 
intuitive de la pensée; elle a été conçue par la 
raison, mais comme intuition. » Libre à l'homme 
d'employer les idées qu'il acquiert comme individu, 
tantôt immédiatement par ses sens, tantôt par l'in- 
tuition de ce qui s'est passé et de ce qui a été connu 
avant lui, et d'élaborer, de combiner ces matériaux, 
pour en tirer des conclusions générales et même pour 
en construire des sciences^ comme p. ex, les mathé- 
matiques ; et cela indépendamment des impressions 
sensitives. Ces impressions étaient le seul et unique 
moyen qui pût livrer ces matériaux à son élabora- 
tion ; jamais il n'a eu une notion innée, immédiate. 
Œrsted explique l'histoire de l'origine des idées en 
ces termes : « L'homme dut nécessairement con- 
sidérer son semblable comme un être intelligent ; il 
se retrouvait lui-même dans le monde extérieur, etc. 
Le premier qui éveilla des sentiments agréables chez 
son semblable donna naissance à l'amitié ou à 
l'amour; tandis que l'effet contraire provoquait la 
haine. Ces premières impressions firent naître en 



IDÉRS INNÉES 255 

même temps daps l'eisprit de l'homme le sentiment 
du bien et du mal et^ par suite, l'idée du juste et de 
l'injuste. » Il n'y a que les esprits aveuglés par le 
surnaturalisme qui puissent soutenir avec Liëbio que 
nous ignorons « l'origine des idées. » 

En outre, il faut remarquer un fait qui renverse 
entièreipent la théorie des philosophes idéologues 
sur l'origine divine ou surnaturelle des idées innées. 
Si les idées esthétiques, morales ou métaphysiques, 
étaient innées, immédiates, il faudrait qu'elles fus- 
sent partout d'une concordance parfaite, il fau- 
drait qu'elles' fussent identiques ; il faudrait qu'elles 
eussent une valeur absolue. Nous voyons, au con- 
traire, qu'elles sont au plus haut degré relatives, 
et qu'elles montrent dans les individus comme 
dans tous les peuples et à dilférentes époques, la 
plus grande diversité; c'est au point qu'elles diffè- 
rent complètement les unes des autres suivant l'im- 
pression qui les fait naître et le milieu où elles se pro- 
^duisent. L'homme blanc peint le diable en noir, le 
nègre en blanc. Des peuples sauvages se passent 
pour ornements 4es anneaux dans le nez et se pei- 
gnent d'une manière qui répugne à notre goût. Y 
a-t-il rien de plus capricieux que la mode et de plus 
variable sous ce rapport que la fantaisie du public? 
11 en est de l'esthétique comme de la conformité au 
but. Nous trouvons une chose belle, parce qu'elle 
existe de telle façon, mais nous ne la trouverions ni 
moins belle, ni moins conforme au but si elle se pré- 
sentait à nous sous une autre forme. Les Grecs, ce 






256 FORGE ET MATIÈRE 

peuple si éminemment doué du sentiment esthétique ^ 
accouplaient volontiers la forme humaine avec celle 
de certains animaux, ce qui paraîtrait étrange de 
nos jours. Ni eux ni les Romains n'étaient frappés 
comme nous le sommes aujourd'hui, par les beautés 
de la nature. Il en est de même des montagnards 
qui ne songent guère la plupart du temps aux 
splendeurs naturelles qui les entourent. Les Chinois 
trouvent admirable qu'une femme ait le plus d'em- 
bonpoint possible, et qu'elle ait les pieds petits au 
point de ne pouvoir marcher. Les Javanais ne trou- 
vent la beauté que dans un teint jaune et ils se tei- 
gnent les dents en noir, parce qu'il leur semble 
abominable d'avoir, « les dents blanches comme un 
chien, » tandis que nos poètes exaltent dans leurs 
vers la blancheur des dents de leurs amantes. Selon 
les rapports de M. L. G. Sghmarda, les habitants de 
Geylan sont tellement habitués à la vue des dents 
rendues noires par la mastication du bétel, que les 
dents blanches leur inspirent du dégoût; et, selon le 
même auteur, les conquérants chinois de celte île ont 
trouvé le nez long des Ceylanais tellement abomi- 
nable, en le comparant au nez aplati de leurs com- 
patriotes, que dans les lettres qu'ils écrivaient à 
leurs parents ils disaient que les habitants de Gey- 
lan étaient un peuple horrible, portant un bec d'oi- 
seau au lieu de nez. 

Les Batocas de l'Afrique méridionale ont la cou- 
tume d'enlever les incisives de la mâchoire supé- 
rieure à leurs enfants, quand ceux-ci sont en âge 






IDÉES INNÉES 257 

de puberté. Cette opération fait grandir d'autant 
celles de la mâchoire inférieure et donne à leur fi- 
gure un air repoussant et vieux; Toute fille qui n'a 
pas subi cette opération se croit d'une laideur ex- 
trême. Les Taïtiens croient se rendre plus beaux en 
s'^platissant le nez, et selon les récits du D. Krapf, 
les Somalis regardent les cheveux roux dont l'éclat 
nous choque, comme le plus grand ornement, et pour 
faire prendre cette couleur à leurs cheveux, ils les 
frottent de chaux, de beurre, de boue et de matières 
colorantes. 

Les Botocous portent des clous de bois dans 
la lèvre inférieure et dans les oreilles, et ils 
regardent cette prolongation en forme de bec 
comme un embellissement extraordinaire *. Nous 
pourrions citer encore un très-grand nombre d'exem- 
ples pour montrer la diversité des conceptions esthé- 
tiques. Ce qu'il y a de commun dans les idées des 
différents peuples provient de l'usage que tous ont 
fait de l'expérience et de la conformité plus ou 
moins complète du milieu où ils se sont développés. 
Cette influence du milieu se manifeste à chaque 
instant dans les œuvres littéraires et artistiques. 

Les idées morales résultent également d'une 

i. Les femmes de quelques tribus de nègres du sud de l'Afri- 
que se donnent un air repoussant en portant dans la lèvre supé- 
rieure un anneau creux ou de la forme d'un plat. Livingslone en 
demanda la raison à un des chefs qui lui répondit tout ëlonné : 
Eh! c'est pour se faire belles I Les femmes, manquant de barbe, 
n'ont pas d'autre moyen -pour s'embellir t Que seraient-elles sans 

palalé? (nom de cet anneau). 

Noie de la 8^ ddilion. 

17 



158 FORCE ET MATIÈRE 

éducation progressive. Les peuples dans Tétat de 
nature sont dépourvus de presque toutes les qualités 
morales, et commettent des excès et des cruautés 
dont les nations civilisées n'ont pas l'idée ; pourtant 
ami et ennemi trouvent une telle conduite naturelle. 
Quant à l'idée de la propriété, elle n'existe pas pour 
eux ou, si elle existe, ce n'est qu'à un degré extrê- 
mement faible ; de là le grand penchant des sauvages 
pour le vol. Chez les Indiens, un vol bien exécuté est 
Factionla plus méritoire. Selon les récits du capitaine 
MoNTRAVEL, Ics Nouveaux-Calédonieus partagent 
tout ce qu'ils possèdent avec ceux qui en ont besoin 
et donnent au premier venu l'objet qu'ils viennent 
d'obtenir, de sorte qu'un objet d'une grande va- 
leur passe rapidement par des milliers de mains, etc., 
L'idée morale de la propriété est souvent très-faible, 
même chez les peuples qui ont atteint un degré de 
civilisation plus avancée. Nous savons que les Qii- 
nois respectent assez peu la propriété. 

Le vol, l'assassinat et le meurtre par vengeance 
sont très-ordinaires chez certains peuples sauvages. 
U existe même aux Indes une secte célèbre, celle 
des Thugs, pour laquelle l'assassinat est une pra- 
tique religieuse. Les Damaras, peuplade des tro- 
piques (Afrique méridionale) sont polygames et 
incestueux. Anderson (Explorations in South 
Western Africa, London, 1856 j trouva la mère 
et la fiUe ensemble dans le harem d'un des chefe 
de ce peuple. Brehm (Esquisses de voyage du 
nord-est de l'Afrique, 1855) rapporte que les 



\^^ 



IDÉES INNÉES 259 

nègres du Soudan oriental (pays du Nil) pratiquent 
hautement la fraude, le vol et le meurtre et consi- 
dèrent ces crimes comme des actes méritoires qui 
sont l'indice de la supériorité intellectuelle. Le ca- 
pitaine Speke raconte des Somalis, habitants d'un 
canton méridional d'Aden et séparé par le golfe 
d'Aden de la côte de l'Arabie, qu'une fourberie 
bien exécutée leur était plus agréable que toute 
autre manière de gagner leur vie, et que les 
récits de ces exploits faisaient l'amusement prin- 
cipal de leurs entretiens. (Blackwood's Edinburg 
Magazine.) Verser du sang n'est pas un crime 
chez les Fidschis, mais une action glorieuse ; quelle 
que soit la victime, homme, femme ou enfant, 
tuée à la guerre ou par trahison. Passer pour un 
meurtrier est le but de l'ambition eifrénée de ces 
insulaires. Les enfants tuent sans remords leurs pa- 
rents, et les parents leurs enfants. Ils n'ont pas le 
sentiment de la reconnaissance; le capitaine d'un 
vaisseau étranger ayant pris à bord un des indigènes 
qui s'était blessé à la main, le soigna pendant deux 
mois et le guérit. A son départ l'insulaire voulut 
que le capitaine lui fit présent d'un fusil, et ce 
dernier le lui ayant refusé, notre sauvage mit le , 
feu au séchoir et brûla ainsi pour 300 dollars de 
marchandises. Werner Munzinger (Des mœurs et 
du droit des Bogos, Winterthur) raconte des Bogos, 
que les idées du bien et du mal se confondent 
entièrement dans leur esprit, et ne signifient pas 
autre chose qu'utile et inutile. L'intrépidité, la ven- 



260 FORGE ET MATIÈRE 

geance, la dissimulation, la politesse, la fierté, la 
paresse, le mépris du travail, la générosité, l'hos- 
pitalité, l'amour du faste, la prudence sont à leurs 
yeux les marques de l'homme vertueux. Le vol 
à main armée est en honneur, le larcin méprisé. 
Waitz raconte (Anthropologie des peuples dans 
Tôtat de nature, 1859) qu'un sauvage, interrogé sur 
la différence du bien et du mal, avoua d'abord son 
ignorance, mais il ajouta après réflexion : bien est, 
quand nous enlevons les femmes aux autres et mal 
quand les autres nous enlèvent les nôtres. C'est 
ainsi que les enfants qui ont grandi loin de la société 
avec les bêtes des forêts, n'ont aucune idée morale, 
ni aucun autre instinct que le besoin de se nour- 
rir. Nous avons déjà mentionné, dans un chapitre 
précédent, l'absence presque totale de toute idée 
morale chez les nègres. Comme tous les peuples 
dans l'état de nature, ils se servent de leur intelli- 
gence pour le mal plutôt que pour le bien. 

Nous savons aussi par expérience que même chez 
les peuples civilisés, les idées morales diffèrent 
beaucoup et sont tellement relatives, contradic- 
toire^ et dépendantes du milieu et de l'éducation, 
.qu'il a été impossible, et qu'il le sera toujours, 
de trouver une définition absolue de. l'idée du 
bien * . 

4 . Tout le inonde sail qu*on ne peûl définir Tidée du bien. Les 
théologiens ont su se tirer d'affaire en disant : Ce qui est con- 
forme aux commandements de Dieu est bien. — Mais comme ce 
sont eux qui ont fait ces commandements, on voit que leur ré- 
ponse est purement arbitraire. 



IDÉES INNÉES 26i 

Mille exemples de la vie journalière le démon- 
trent. Si les principaux commandements de la mo- 
rale nous semblent, au premier abord, contenir 
quelque chose de fixe, d'invariable, il faut en cher- 
cher la cause dans la forme déterminée des lois ou 
des coutumes sociales que la société a jugées néces- 
saires à sa conservation, et qu'elle a établies peu à 
peu par expérience. Ces lois et ces coutumes varient 
indéfiniment, en raison des circonstances extérieures, 
des temps et des opinions. L'avortement provoqué 
ne semblait pas aux Romains une atteinte à la mo- 
•raie; aujourd'hui les lois le punissent sévèrement. 
Le paganisme glorifiait la haine des ennemis comme 
la plus grande des vertus, le christianisme veut 
qu'on les aime. (Moleschott.) De quel côté est la 
morale? Une foule de choses que les mœurs flétris- 
sent aujourd'hui, étaient autrefois conformes à Tor- 
dre, etc.; l'éducation, l'instruction, l'exemple nous 
familiarisent journellement avec ces préceptes et 
nous font croire à une loi morale innée ; mais un 
examen plus approfondi démontre qu'ils émanent 
des articles du code pénal. De plus, il y a une très- 
grande diflférence entre les lois de l'État et celles 
de la morale, une plus grande encore entre les lois 
de l'État, de la morale, de la religion et celles 
que le sentiment et la réflexion inspirent aux 
individus dans chaque cas particulier. Ces diffé- 
rences ont fourni de tout temps, à l'histoire et à la 
poésie, les plus grands sujets tragiques, et elles les 
fourniront toujours. L'État, la société flétrit souvent 



262 FORGE ET MATIÈRE 

du nom de crime ce que la morale glorifie comme 
une action héroïque. En général cette distinction 
radicale entre ce que nous appelons « juridique » 
« et moral », est le résultat des circonstances, et 
prouve que l'idée du bien n'a pas de valeur absolue. 
La plupart des crimes sont commis par des individus 
*de la basse classe et sont presque toujours les suites 
d'une éducation et d'une instruction défectueuses ou 
d'une faiblesse naturelle des facultés intellectuelles. 
Toute la nature morale de l'homme est intimement 
liée à ses rapports extérieurs. Plus Tinstructiou fait 
des progrès, plus les mœurs se purifient et moins iL 
y a de crimes. 

« Si nous jetons un regard sur l'histoire de la civi- 
lisation des peuples, dit Krahmer, nous voyons que 
dans tous les temps on a pensé très-diverserûent sur 
la vertu, sur Dieu et sur le droit, sans risquer de 
passer pour déraisonnable. » Il est évident qu'on 
ne peut admettre l'idée d'un droit inné. « Tous les 
jurisconsultes, dit Czolbe, admettent pour le droit 
une réciprocité réelle parmi les hommes, sans la- 
quelle le droit est aussi peu concevable que les pro- 
positions de la géométrie sans l'admission de lignes, 
d'angles, de figures ou de corps déterminés. » Si en 
effet il y a un droit objectif, comment se fait-il que 
ce droit se trouve si souvent en opposition avec la 
loi écrite? Enfin l'idée du vrai doit son existence 
et son développement aux progrès des sciences, 
et si les lois de la pensée montrent selon les cir- 
constances une certaine nécessité^ elles sont ana- 



IDÉES INNÉES i63 

logues aux lois de la nature et dépendantes de 
certains rapports fixes. C'est ainsi que les mathé- 
matiques sont basées sur des rapports réels, pal- 
pables, objectifs, sans lesquels leurs lois seraient 
impossibles; c'est pourquoi la plupart des mathé- 
maticiens de nos jours mettent les mathématiques 
au nombre des sciences naturelles, et non pas au 
nombre des sciences philosophiques ou spéculatives. 
Les idées d'espace, de grandeur, d'étendue, de hau- 
teur, de largeur, de profondeur nous viennent de 
l'expérience, des sens, et n'existeraient pas sans la 
perceptiou. Les nombres ne sont pas des notions ab- 
straites, mais des signes arbitraires pour désigner un 
ou plusieurs objets. Les nègres de Surinam ne savent 
pas compter au delà de vingt, et ils se servent des 
doigts de leurs mains et de leurs pieds, et du nom de 
ces doigts pour désigner les nombres. Tout ce qui 
dépasse le nombre vingt n'est plus à leur portée^ 
et s'appelle « viriviri » ou beaucoup. Quant à une 
science métaphysique ou transcendante, il n'en 
existe point, car, tous les systèmes métaphysiques, 
quelque bien imaginés qu'ils aient été, se sont écrou- 
lés dans le cours des siècles. Tous les raisonnements 
philosophiques s'écartant des faits et des objets, de- 
viennent aussitôt inintelligibles et absurdes, et ne sont 
pour la plupart que les résultats arbitraires et sub- 
jectifs d'un jugement obtenu antérieurement par la 
voie empirique ; jeu fantastique d'idées et de mots. 
Que chacun en fasse soi-môme l'expérience en se 
demandant s'il a jamais pu comprendre une propo^ 



f64 FORCE ET MATIÈRE 

sîtion générale, c'est-à-dire une abstraction, sans 
recourir aux exemples, aux objets extérieurs. « Les 
idées les plus élevées, dit Virghow (Les tendances 
à l'unité dans la médecine scientifique, nouvelle 
édition 1855), se développent lentement et graduel- 
lement du trésor croissant de l'expérience, et leur 
vérité n'est reconnue que par la possibilité de trouver 
pour elles des exemples concrets dans la réalité. » 
Quant aux idées générales qui se manifestent sou- 
vent chez l'enfant, nous nions qu'un tel phénomène 
puisse se produire où les influences de l'éducation 
et les impressions extérieures manquent totalement. 
L'idée du juste ne peut se développer chez l'enfant 
que par la vie commune et par la comparaison de 
certains actes avec d'autres qui l'affectent de diffé- 
rentes façons. Le plaisir qu'il éprouve à la vue de 
ce qui est beau, ne peut pas avec plus de raison 
être attribué à l'idée innée de la beauté. Au con- 
traire, nous voyons que le goût des enfants est par- 
fois tellement bizarre, qu'il prête souvent à rire 
aux grandes personnes. Les enfants n*ont qu'une 
idée confuse de la propriété; ils ignorent le mal 
qu'il y a à mentir ou à voler, et le sentiment de la 
pudeur, qui se manifestera plus tard avec tant de 
puissance, leur est complètement étranger. Ce n'est 
que dans un âge assez avancé que l'État admet le 
discernement personnel de l'individu, preuve suffi- 
sante qu'on ne reconnaît pas à l'enfant l'idée innée 
de la justice. Les peuples sauvages sont comme les 
ènfantSj ils n'ont pas de discernement moral, de 



lOËES INNÉES 1^ 

pudeur, etc., ils sont privés de toute idée élevée*. 
Les anciens Grecs eux-mêmes avaient à peine un 
pressentiment de ce que nous entendons par pudeur 
et moralité, dans les rapports du sexe; l'adultère 
et la promiscuité étaient ordinaires, sans qu'ils 
craignissent le blâme ou la publicité. Les Ismaé- 
lites, secte religieuse de l'Orient, n'ont point de 
pudeur ; des doctrines abominables et des pratiques 
d'un cynisme révoltant forment les dogmes fonda- 
mentaux de leur culte*. Soutenir avec Libbig, que 



4. Outre les exemples déjà donnés, il y en a beaucoup d'au- 
tres. Ainsi le docteur Duboc décrit les habitants de la Nouvelle- 
Zélande comme des sauvages tout à fait dépourvus d'habitations, 
ne connaissant rien du mariage, de la famille et de la pudeur. 
L'homme et la femme ne restent que peu de temps* ensemble. 
Semblables aux femelles des animaux, les mères ne s'occupent de 
leurs enfants que dans les premiers temps. Plus tard ce lien de 
famille disparait. Quant à la propriété, il y règne un commu- 
nisme complet. Le voyageur Burton décrit les nègres de Test de 
l'Afrique sous des couleurs encore plus sombres. Leur raison ne 
ressemble en rien à la nôtre et n'offre que des contradictions 
illogiques. Ils ne connaissent ni pitié, ni probité^ ni reconnais- 
sance, ni prévoyance, ni amour pour leurs familles^ ni pudeur, ni 
. bienveillance, ni conscience, ni remords. Ils n'ont pas d'histoire, 
pas de poésie, pas de morale; l'imagination et la mémoire leur font 
défaut presque complètement : leur pensée ne va pas au delà de 
ce qui frappe immédiatement leurs sens. Ils ne se doutent pas 
des grands secrets de la vie et de la mort. Ils sont adonnés à l'i- 
dolâtrie la plus grossière. La mort de leurs parents ne leur cause 
aucune douleur ; les liens de la famille n'existent pas pour eux; au 
contraire, comme chez les animaux, le fils est l'ennemi naturel du 
père. Ils assassinent, dérobent, volent, mentent, boivent, jouent 
et mendient tant qu'ils peuvent. 

Note de la 8« édition. 

2. Les Japonais sont un peuple bien avancé dans la civilisation. 
Cependant leurs notions morales et de convenance diffèrent entiè- 



A- i 



'• l S66 FORGE ET MATIÈRE 



la natare morale de rhomme est éternellement la 
même, c'est montrer qu'on ignore complètement 
les faits qui démontrent le contraire. 

Le sentiment du beau, du juste et du vrai, quoi- 
qu'il soit imposé à chacun de nous par le monde 
extérieur, doit être exercé pour acquérir une cer- 
taine force et une certaine valeur. Quelle diflfë- 
rence entre le jugement du savant habitué à la 
réflexion, et celui de l'homme qui se livre aux 
occupations manuelles! Quelle différence entre le 
jugement de l'historien et de l'artiste et celui du 
jeune homme guidé uniquement par l'impulsion 
naturelle du cœur et de l'esprit! De môme que 
la plante a ses racines dans la terre, de môme les 
racines de notre savoir, de nos pensées, de nos sen- 
timents se trouvent dans le monde extérieur, dont 
l'idée est le reflet lumineux. Dès qu'elle veut sortir 
de la réalité objective, l'intelligence languit et finit 
par être anéantie comme la plante qu'on arrache 
du sol. 

Tous les faits que nous venons de citer et qui sont 
dans un rapport intime prouvent que nous n'avons 
point de science, point d'idée de l'absolu , c'est-à- 
dire de ce qui est au delà des bornes du monde 
sensible qui nous entoure. C'est en vain que les^ 
métaphysiciens ont essayé de définir l'absolu et que 
les religions ont tenté d'en imposer la croyance à 

rement des nôtres et nous paraissent tellement contraires aux 
.bonnes mœurs qu'une comparaison devient tout à feit impossible. 

Note de la 8« édition. 



IDÉES INNÉES Ul 

l'homme par une prétendue révélation divine. En 
réalité l'absolu n'çxiste pas. Toutes nos connais- 
sances sont relatives et dérivent de l'expérience et 
de la comparaison. Nous n'aurions point d'idée de 
l'obscurité sans la lumière, de la grandeur sans la 
petitesse, de la chaleur sans le froid, etc., en un 
mot, nous n'avons point d'idées absolues. Nous 
ne sommes pas capables de nous faire une no- 
tion, môme appro^mative, de l'éternel , de l'in- 
fini, parce que notre esprit, renfermé dans les li- 
mites des sens, par rapport à l'espace et au temps, ne 
saurait franchir ces bornes pour s'élever à cette 
idée. Partout où nous voyons un effet dans le monde 
sensible, nous avons l'habitude d'en rechercher la 
cause, mais c'est à tort que nous concluons à l'exis- 
tence d'une cause première; car cette cause, en 
supposant qu'elle existe, ce qui serait en contradic- 
tion avec les données de l'expérience et de la 
science, est complètement inaccessible à notre es- 
prit. « Tous ces phénomènes de la nature, dit 
CzoLBE, ont, il est vrai, une cause prochaine; mais 
il ne s'ensuit nullement que la nature elle-même 
soit un effet ; car rien ne montre qu'elle ait eu un 
commencement. Tout prouve, au contraire, que le 
monde et l'espace sont éternels. » 

Les phrénologaes soutiennent que les facultés 
morales et intellectuelles ne sont pas uniformément 
répandues, dans la masse cérébrale ; mais que, cha- 
cune d'elles se localisant dans une partie déterminée 
du cerveau, son développement est toujours en rap- 



S68 FORGE ET MATIÈRE 

port avec la structure anatomique de la partie qui 
lui correspond. Cette doctrine vraie au fond, quoi- 
que inexacte dans les termes où elle a été formulée 
par Gall et par ses disciples, semble de prime abord 
en contradiction avec Topinion de ceux qui rejettent 
les idées innées. Mais il n'en est rien. Sons doute le 
cerveau a des propriétés qui lui sont inhérentes; mais 
les idées qui en découlent n'en sont pas moins subor- 
données dans leur développemenî à l'influence des mi- 
lieux. Car toute idée résulte directement d'une impres- 
sion extérieure transmise au cerveau par les sens 
externes. S'il est vrai que les facultés intellectuelles se 
localisent dans certaines parties du cerveau, cela 
tient uniquement à la nature diverse des impressions 
originelles et aux. propriétés spéciales des divers 
éléments qui constituent la masse cérébrale. 11 est évi- 
dent dès lors que ces éléments répondront avec d'au- 
tant plus d'intensité aux excitations sensorielles qu'ils 
seront eux-mêmes plus développés. Mais l'impression 
initiale n'en est pas moins nécessaire et indispensable 
à la production de la pensée. Il se produit entre le cer- 
veau et les impressions extérieures une attraction ana- 
logue à celle qui préside à l'assimilation des aliments 
et à l'action des substances médicamenteuses. Les mé- 
dicaments sont attirés dans certains tissus plutôt que 
dans les autres. Quelques-uns s'adressent spécialement 
au système vasculaire, etc. ; tandis qu'un petit nombre 
manifestent surtout leur action sur certaines parties 
d'un système, sur la moelle par exemple, ou sur un 
élément spécial. La localisation de^ impressions 



IDËlîS INNÉES S69 

extérieures dans les diiférentes parties du cerveau 
se produit d'une façon analogue. Noël dit avec rai- 
son qu'il y a chez les enfants des prédispositions na- 
turelles qui impriment une direction plus ou moins 
déterminée à leur esprit. Mais cela ne veut pas dire 
qu'ils aient des idées innées. Leur constitution céré- 
brale les rend plus ou moins aptes à réagir sur les 
impressions extérieures et à utiliser les notions qui 
leur sont fournies par les sens; ni plus, ni moins. On 
n'a jamais vu une faculté se développer chez un in- 
dividu sans l'intervention de l'expérience. Ainsi, 
l'amour des enfants ou philogéniture ne se montrera 
jamais chez un homme qui n'aura jamais vu d'en- 
fant. De même, la constructivité, la destructivité, 
l'acquisivité ne peuvent se développer qu'en face des 
objets qui ont fait naître une première fois ces pen- 
chants dans Tesprit. On ne parviendra jamais à faire 
d'un sourd-muet un musicien ou un peintre d'un 
aveugle-né. Pour juger il faut comparer et pour 
comparer il faut des termes de comparaison. Du 
resté, s'il est vrai que la masse primitive du cerveau 
est une des conditions de l'activité intellectuelle, il 
est également incontestable que cet organe se déve- 
loppe comme tous les autres par l'exercice et que 
l'activité intellectuelle augmente sous l'influence 
répétée des impressions extérieures. 

Ainsi, il n'y a aucun fait, établi par la science, 
qui puisse faire admettre l'existence des idées innées. 
La nature n'a ni dessein ni but; aucune puissance 
surnaturelle ne lui a imposé des conditions spiri- 






270 FORCE ET MATIÈRE 

tuelles OU matérielles ; du commencement à la fin 
elle s'est développée organiquement de soi-même et 
se développe encore sans cesse. Nous citons en ter- 
minant les paroles de Moleschott qui méritent 
d'être rappelées. « Dans les leçons de logique, on 
a l'habitude de rendre aux jeunes gens la concep- 
tion aussi pénible que possible, parce que le système 
des écoles répugne à former et à développer le ju- 
gement et les notions qui résultent de la réalité de la 
nature. Quel que soit l'insuccès de la méthode, on 
n'en persiste pas moins à inculquer à l'élève qu'il 
doit détourner la vue de Tarbre vert et abstraire la 
pensée de la matière, pour avoir autant d'idées 
abstraites que possible; c'est ainsi que le cerveau 
tourmenté par les entités finit par se mouvoir dans 
un monde fantastique. » 



L'IDÉE DE DIEU 



Dieu est un tableau vide sur lequel il n*y 
a d'autre inscription que celle que tu y 
mets toi-même. 

Luther. 

L'homme se dépeint dans ses dieux. 

Schiller. 

Primus in orbe Deos fecit timor. 

Petronius. 

Dieu est comme rien, il n'est ni ici, ni 
là; plus tu voudrais le saisir, plus il te 
fuit. 

Angélus Silesius (i6S4-77). 



S'il est vrai qu'il n'y a point d'idées innées, il est 
également manifeste que l'idée de Dieu ou l'idée 
d'un être suprême et personnel, qui a créé le monde, 
le gouverne et le conserve, ne peut être innée, et 
que ceux qui soutiennent que cette idée est néces- 
saire et par conséquent irréfutable, sont dans 
l'erreur. Les partisans de cette doctrine allèguent 
qu'il n'y a point de peuple ni d'individu, quel- 
que sauvage ou peu civilisé qu'il soit, chez le- 
* quel on ne trouve l'idée de Dieu ou la croyance 
à un être supérieur individuel. Cependant une 



» 






tn FOKCE ET MATIÈRE * 

connaissance exacte et une observation impartiale, 
tant* des individus que des peuples dans l'état 
de nature, démontrent précisément le contraire. En 
effet, il; n'y a que les gens prévenus qui puissent 
reconnaître, dans le culte que les anciens et les 
modernes ont rendu aux animaux, quelque chose 
d'analogue au dogme de l'existence de Dieu. Si 
nous voyons les hommes se livrer à une adora- 
tion particulière pour les animaux qui leur font 
du bien ou du mal, si l'Égyptien adore la vache 
ou le crocodile, l'Indien le serpent à sonnettes, 
TAfricain le serpent du Congo, etc., ce culte ne 
répond nullement à l'idée que nous nous faisons de 
Dieu. Une pierre, une bûche, un arbre, un fleuve, 
un alligator, un chiffon, un serpent sont les idoles 
des nègres de la Guinée. Un tel culte n'est pas con- 
forme à ridée d'un être tout-puissant et parfait, 
dominant la nature et les hommes et gouvernant 
l'univers; elle montre plutôt une crainte aveugle 
des forces physiques qui paraissent terribles ou sur- 
naturelles à l'homme ignorant, parce qu'il n'est pas 
à même de comprendre Tenchalnement intime et 
naturel des choses. Si, en effet, une sagesse céleste 
avait ineffaçablement imprimé à la nature humaine 
ridée d'un être suprême et personnel, il serait im- 
possible que cette idée se manifestât d'une manière 
si peu claire, si imparfaite, si grossière et si déna- 
turée^ qu'elle l'est dans le culte des animaux. L Ra- 
nimai dans sa nature est inférieur et non supérieur 
à l'homme, et un Dieu sous la forme animale n'est 



^ . 



LIDÉE DE DIEU 273 

plus on Dieu, mais une caricature. Des voyageurs 
anglais dans l'Amérique du Nord (London Athe- 
naeum, juillet 1849), racontent que les idées reli- 
gieuses des Indiens du territoire de TOrégon sont 
très-bornées. Il est douteux qu'ils aient la notion 
d'un être suprême. On essaya d'abord de leur tra- 
duire le mot Dieu, mais les missionnaires et les 
interprètes les plus habiles ne purent trouver un 
mot convenable dans tous les dialectes de l'Orégon. 
Leur principale divinité s'appelle le loup, et paraît, 
selon leur description, une espèce d'être participant 
de la divinité et de l'animal. — Les Galoches, tribu 
indienne, n'ont pas de culte extérieur, et se repré- 
sentent l'être suprême sous l'image d'un corbeau. 
Le lieutenant anglais Hooper dit des Tuscs, peu- 
plade d'un naturel très-doux de la race des Mongols, 
à l'extrémité nord -est du continent de l'Asie : « U 
n'y eut pas moyen de vérifier s'ils ont le pressenti- 
ment d'une puissance divine, une lueur d'un gou- 
vernement supérieur de l'univers, s'ils adorent un 
bon génie ou des démons. » Burmeister rapporte 
que les Gorrados, anciens habitants de la province . 
de Rio de Janeiro, ne semblent pas éprouver le moin- -' ^ 
dre sentiment religieux. Ils passaient furtivement , 
devant les portes de l'église sans tourner la tête ni .,"■ 
ôter leurs chapeaux. Le sauvage ou l'autochthone de 
l'Amérique du Sud n'a aucune idée religieuse ; il . 
se soumet à la cérémonie du baptême, mais il en 
ignore la signification. Les indigènes de l'Océanie, 
ainsi que le raconte Hasskarl (l'Océanie et ses 

18 



«s 



•1 

" il 



» 



274 FORCE ET MATIÈRE 

colonies, 1849) n'ont point d'idée d'un créateur 
ou d'un être moral gouvernant le monde, et toutes 
les tentatives pour les instruire, aboutissent toujours 
à des propos déraisonnables ou à couper court à la 
conversation. Les Bechuanas ou Betjuanes, une des 
tribus les plus intelligentes de l'intérieur de l'Afrique 
méridionale, n'ont pas de notions d'un être suprême, 
et leur langue n'a pas de terme pour exprimer l'idée 
f . d'un créateur (Voyage d'Anderson dans l'Afrique mé- 
ridionale, Londres, 1856). Le missionnaire Moppat 
dit en parlant de ce peuple : « J'ai souvent désiré 
trouver quelque chose qui touchât le cœur de ces 
indigènes; j'ai cherché à découvrir chez eux un 
autel au Dieu inconnu, quelque trace de la croyance 
de leurs ancêtres, l'immortalité de Tâme ou quelque 
autre idée religieuse; mais ils n'ont jamais songé à 
de telles choses. Quand je m'entretenais avec les 
principaux d'entre eux, et que je parlais d'un créa- 
teur qui gouverne le ciel et la terre, — de la chute 
de l'homme et de la rédemption du monde, — de la 
résurrection des morts et de la vie éternelle, — il 
^leor semblait entendre des choses plus fabuleuses, 

^^^^bis insensées et plus ridicules que leurs contes 

* ••^éi3&âgérés de lions, de hyènes et de chacals. Quand 

/jéleur disais qu'il fallait connaître et croire ces 

.jpréceptes de la religion, ils poussaient des excla- 

*^ft jfcations de surprise, comme si cela était trop dérai- 
sonnable pour eux. » Oppermann dit des Cafres, 
race d'une très-bonne constitution et pleine d'intelli- 
gence, qu'ils n'ont pas la moindre idée d'un être 






t . 



L'IDÉE DE DIEU S76 

suprême — leur chef est leur Dieu. L'inoffensif 
peuple des Hottentots reconnaît bien un bon et un 
mauvaîis principe divin, mais il n'a ni temple ni 
culte, excepté les danses solennelles en l'honneur 
de la pleine lune et d'un petit scarabée luisant. Et 
les Boschismans à la taille de nains, race dégénérée 
de ce dernier peuple, n'ont aucune espèce de culte ! 
Quand le tonnerre gronde, ils croient entendre la 
voix des mauvais génies et y répondent par des ma- 
lédictions et des imprécations. Les Indiens Schinuk 
paraissent, d'après les descriptions de Paul Kanb, 
être privés de tout sentiment religieux, comme la 
plupart des autres tribus des Peaux-Rouges. Ils rap- 
portent tout au Grand-Esprit, mais ce Grand-Esprit 
est, selon leurs idées, un être bien vague et nulle- 
ment l'objet d'un culte. Randall raconta aux mis- 
sionnaires sur les indigènes des lies de Kingsmill 
(Micronésie méridionale) : « Ils n'ont pas de véri- 
table religion, ni temples ni idoles. Ils adorent des 
esprits, mais depuis qu'ils ont été décimés par une 
aifreuse épidémie, ils n'y ont presque plus de con-» 
fiance. » Un correspondant de la Revue des Deux 
Mondes dit des Indiens de la Nouvelle-Grenade : 
« Ils ne semblent connaître d'autre religion que 
l'amour de la liberté, et je n'ai jamais pu parvenir 
à savoir s'ils croient sincèrement au Grand-Esprit 
et à l'immortalité de l'âme. Seulement, quand le 
tonnerre gronde, ils lancent des tisons enflammés 
autour d'eux et poussent de grands cris, comme 
s'ils voulaient rendre bruit pour bruit, éclair pour 






276 FORGE ET MATIÈRE 

éclair. » D'après les rapports d'un officier anglais, 
les Karens, dans le royaume de Pegou (Indes), ne 
croient pas en Dieu, ils ne reconnaissent que Tin- 
fluence de deux mauvais génies. Les habitants de 
Tîle de Sumatra n'adorent ni idoles ni autres 
objets extérieurs; ils n'ont pas d'idée d'un être su- 
prême ayant tout créé. Ladislas Magyar n'a pu 
trouver aucune trace de religion parmi les nègres 
d'Oucanyama , une des nombreuses stations de 
l'Afrique méridionale; il paraît qu'ils rendent un 
culte divin à leur roi, et cherchent à se le rendre 
favorable par de nombreux sacrifices d'hommes et 
d'animaux. Les insulaires Fidschis se représentent 
leur Dieu suprême (Ndengei) comme un être qui 
n'est sujet à aucune sensation, si ce n'est à la -faim; 
il vit dans une caverne isolée avec son compagnon 
Uto, mange, boit, répond aux questions que lui 
adressent les prêtres, etc. Toutes les descriptions de 
voyage contiennent des faits semblables ou analogues 
touchant les divers peuples dans l'état de nature. La 
religion primitive de Bouddha n'enseigne ni l'exis- 
tence de Dieu, ni l'immortalité de l'âme. Les deux 
systèmes religieux des Chinois sont aussi athées que 
le bouddhisme, de sorte que, selon Sghopenhauer (De 
la racine carrée de la proposition de la raison suffi- 
sante, deuxième édition, 1842), la langue chinoise 
n'a pas de mot pour désigner : Dieu et : créer. 
Selon le môme auteur, la révélation et l'idée d'un 
Dieu personnel ne dérivent que d'un seul peuple, 
les Juifs, et se sont propagées dans le christia- 



L'IDÉE DE DIEU S77 

nisme et le mahométisme^ tous deux issus du judaïsme. 

Tous^ les voyageurs sont d'accord que les Japo- 
nais ont une excellente morale, beaucoup de mœurs 
et d& bonnes institutions politiques. Cependant ils 
ne croient ni en Dieu ni à l'immortalité. D'après 
l'expression du voyageur américain Burrows, qui 
visita leur nécropole disposée avec magnificeiice, 
c'est une nation d'athées. Cependant le voyageur 
anglais Algogk soutient qu'à l'exception peut-être 
des Chinois, c'est chez eux qu'il y a le plus d'ins- 
truction populaire. 

La société offre les mêmes phénomènes; on ren- 
contre des individus dont l'éducation et l'instruction 
ont été tellement négligées, qu'ils n'ont aucune 
idée d'un être suprême. Les annales de la police 
correctionnelle des grandes villes, telles que Paris 
et Londres, montrent fréquemment des hommes qui 
n'ont pas la moindre idée de Dieu, de l'immortalité, 
de la religion, etc. Le dernier recensement en An- 
gleterre a révélé qu'il y a, dans ce pays, six millions 
d'hommes qui n'ont jamais franchi le seuil d'une 
église, et qui ignorent A quelle secte ou à quelle con- 
fession ils appartiennent. Le sourd muet Meystre 
n'avait aucune idée de Dieu (voir le chapitre pré- 
cédent), et on ne pouvait le lui faire comprendre, 
quelques efforts qu'on se donnât.' Nous avons montré 
dans le même chapitre la nature tout animale et 
l'absence de tojite intelligence des êtres humains 
élevés loin de leurs semblables, et privés de tout 
stimulant intellectuel. Si la nature ne peut pas faire 



•■ 



%« 



278 FORGE ET MATIÈRE 

prévaloir ses droits sans instruction et sans éduca- 
tion, il faut en conclure qu'elle ignore ces idées 
primitives. Si Ton prétendait que Tidée de Dieu est 
innée, il faudrait, pour être conséquent, admettre 
l'idée innée d'un esprit malin doué d'une puissance 
supérieure, d'un diable, de Satan, d'un où de plu- 
sieurs démons. La croyance à des esprits malins, 
hostiles aux hommes, est encore plus généralement 
répandue et a plus d'empire parmi les peuples à 
l'état de nature, que la croyance à un Dieu bien- 
veillant. Toutes ces idées sont le résultat de Tins- 
truction, de notre réflexion ou de la réflexion des 
autres; ce sont des idées traditionnelles, abstraites 
mais non innées. 

Personne n'a mieux expliqué et démontré l'ori- 
gine tout humaine de l'idée de Dieu que Louis 
Feuerbagh; il donne à toutes les idées de Dieu et 
de l'essence divine le nom d'anthropomorphisme, 
c'est-à-dire productions de l'imagination et de la 
conception humaine, portant l'empreinte de son in- 
dividualité. Feuerbagh attribue la cause de cet 
anthropomorphisme au sentiment de dépendance 
et d'esclavage qui se trouve dans l'homme. « Le 
Dieu objectif et surnaturel, dit Feuerbagh, n'est 
rien autre que le moi surnaturel, l'être subjectif de 
l'homme sorti de ses limites et placé au-dessus de 
son être objectif. » En efifet l'histoire de toutes les 
religions est la confirmation continuelle de cette 
assertion, et comment en serait-il autrement? Sans 
la connaissance ou l'idée de l'absolu, sans une rêvé- 



t * 



L'IDÉE DE DIE a 279 

lation immédiate dont toutes les sectes soutiennent 
l'existence, sans pouvoir la prouver, toutes les idées 
de Dieu, de quelque religion qu'elles dérivent, ne 
peuvent ôtre que des idées humaines; et puisque 
l'homme ne connaît pas d'être intellectuel qui lui soit 
supérieur dans la nature animée, les idées qu'il se 
fait de l'être suprême ne peuvent porter d'autres 
empreintes que celles de sa propre personne; ces 
idées doivent représenter l'idéal de son individua- 
lité. C'est aussi par ces raisons que l'état, les vœux, 
les espérances, le développement intellectuel même 
de tout peuple, se reflètent de la manière la plus 
fidèle et la plus caractéristique dans ses idées reli- 
gieuses, et nous avons l'habitude d'inférer du culte 
d'un peuple son ' individualité intellectuelle et sa 
civilisation. 

Qu'on songe au ciel poétique des Grecs, peuplé 
de figures idéales, où les dieux, éternellement jeunes 
et beaux, jouissent^ rient, combattent comme les 
hommes, intriguent et trouvent le plus grand charme 
de leur existence à se mêler personnellement aux 
destinées humaines — c'est ce ciel qui a inspiré à 
Schiller son beau pof'me : Les dieux de la Grèce. 
Qu'on pense au sombre et irascible Jéhovah des 
Juifs, qui punit jusque dans la troisième et la qua- 
trième génération ; au ciel des chrétiens où Dieu 
partage sa toute-puissance avec son fils, et où les 
bienheureux sont rangés dans un ordre hiérarchique 
tout conforme aux idées humaines ; au ciel des ca- 
tholiques, où la Vierge près du Sauveur plaide avec 






280 FORGE ET MATIÈRE 

sa tendresse et son éloquence de femme, en faveur 
des coupables, devant le juge céleste ; au ciel des 
Orientaux, qui promet aux fidèles de nombreuses 
houris d'une beauté inaltérable, une fraîcheur per- 
pétuelle au milieu de cascades ruisselantes et la jouis- * 
sance éternelle des sens; au ciel du Groenlandais, 
où le plus grand bonheur consiste en une grande 
quantité de poisson et d'huile de baleine; au ciel du 
chasseur indien, où une chasse éternellement abon- 
dante récompense le bienheureux ; au ciel des Ger- 
mains qui boivent au Walhalla de l'hydromel dans 
les crânes des ennemis tués, etc. C'est aussi dans le 
culte extérieur que Feuerbagh montre partout l'idée 
tout humaine de Dieu. Le Grec sacrifie à ses dieux 
de la viande et du vin ; le nègre sacrifie à ses idoles 
en leur crachant à la figure les mets mâchés ; l'Os- 
tiaque barbouille ses idoles de sang et de graisse et 
leur remplit le nez de tabac ; le chrétien et le maho- 
métan croient réconcilier leur Dieu par des exhorta- 
tions et par des prières. Partout faiblesses humaines, 
passions humaines, désir de jouissances humaines! 
Tous les peuples et toutes les religions ont coutume 

de mettre les hommes extraordinaires au nombre des 

* 

dieux ou des saints — preuve évidente que l'idée de 
Dieu dérive de la nature humaine ! La remarque de 
Feuerbagh, que l'homme civilisé est un être infini- 
ment supérieur au dieu des sauvages, dont les qua- 
•• *i^ lités spirituelles et corporelles se trouvent en rapport 
Jfj *fr avec le degré de culture de ses adorateurs, est pro- 
ie ^\ fonde et juste. Luther lui-môme doit avoir senti le 



L'IDÉE DE DIEU S8i 

rapport intime qui existe entre ce qui est humain et ce 
qui est divin et la dépendance de ce dernier du pre- 
mier, quand il dit : « Si Dieu était assis seul au ciel 
comme une solive, il ne serait pas Dieu. » Déjà le 
philosophe grec Xénophanes (572 avant J.-G.) 
combat la superstition de ses compatriotes en ces 
termes : « Les mortels semblent croire que les dieux 
ont leur forme, leurs vêtements et leur langage. Les 
nègres adorent des dieux noirs au nez aplati, les 
Thraces des dieux aux yeux bleus et aux cheveux 
roux. Si les bœufs et les lions avaient des mains 
pour faire des images, ils dessineraient des formes 
divines qui ressembleraient à leurs propres figu- 
res, etc. » 

Si le simple bon sens de l'homme n'a pas été à 
môme de se faire une idée pure et abstraite de l'ab- 
solu, l'intelligence des philosophes a été encore plus 
malheureuse dans ces tentatives. Si l'on voulait se 
donner la peine de rassembler toutes les définitions 
philosophiques qu'on a données de Dieu, de l'absolu 
ou de ce que les philosophes de la nature appellent 
Tâme du monde, on aurait un singulier galimatias 
qui, depuis l'origine des temps historiques jusqu'à 
nos jours, et malgré les prétendus progrès des 
sciences philosophiques^ n'offrirait rien d'essentielle- 
ment nouveau ni de raisonnable. Certes on ne man- 
querait pas de belles paroles et de phrases ronflantes, 
mais ces phrases ne suppléeraient pas au manque de 
vérité intrinsèque. « En admettant, comme on le fait 
encore aujourd'hui, la notion du surnaturel, a-t-on 



S8S FORGE ET MATIÈRE 

fait, demande Czolbe, un pas de plus qu'autre- 
fois? Qa'a-t-oa de plus, sinon des mots sans 
valeur. » — « De là résulte, dit Virchow, que 
l'homme ne peut rien concevoir de ce qui est en de- 
hors de lui, et que tout ce qui est en dehors de lui 
est transcendantal. » 

Voici, par exemple, de quelle manière le philoso- 
phe naturaliste Feghner s'exprimait, il y a peu de 
temps, dans son Zendavesta : « Dieu, comme l'en- 
semble de l'existence et de l'activité, n'a pas de 
monde extérieur en dehors de lui ; il est seul et uni- 
que ; tous les esprits se meuvent dans le monde in- 
térieur de son esprit ; tous les corps dans le monde 
intérieur de son corps ; il se meut purement en lui- 
même, n'est déterminé par rien au dehors, se déter- 
mine purement lui-même, en renfermant les motifs 
de détermination de toutes les existences. » Quel 
homme sensé est capable de comprendre une telle 
définition ? un Dieu dans l'intérieur corporel et spi- 
rituel duquel doivent se mouvoir^ tous les esprits et 
tous les corps, et qui ne se meut qu'en lui-même et 
qui n'est plus limité par rien au dehors ! Si tous les 
esprits se meuvent dans l'esprit de Dieu et tous les 
corps dans son corps, s'il n'y a plus de monde exté- 
rieur en dehors de lui, comment peut-il être un Dieu 
personnel individuel, comme le désigne Feghner en 
d'autres endroits ? Dieu n'est plus dès lors que le 
résumé de toute existence corporelle et spirituelle, 
ou le total du monde môme représenté par le philo- 
sophe sous la forme d'une personne ; tandis que le 



L'IDÉE DE DIEU 283 

monde dans sa multiplicité et sa variété infinie est 
précisément la négation de cette personnification? 
Cette notion d'une divinité répandue dans tout l'uni- 
vers, et se manifestant immédiatement dans ses 
œiïvres, a été appelée panthéisme, dans un temps où 
l'on ne pressentait pas encore le dernier mot 
des sciences naturelles. Nos philosophes modernes 
aiment à nous réchauffer de vieux mets, en leur 
donnant des noms nouveaux, pour les servir comme 
la dernière invention de la cuisine philosophique. 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 



Dès le moment de la mort^ le corps 
ainsi que l'àme n'ont pas plus de sen- 
sation qu'avant la naissance. 

Pline. 

Ton meilleur repos est le sommeil. 

Tu rappelles souvent et tu trembles devant la mort. 
Qui n'est rien de plus ! — 

Shakspbarb {Meiure pour mesure). 



Dans un chapitre précédent nous croyons avoir 
démontré par des faits irrécusables l'union intime et 
inséparable de Tesprit et du corps, de Fâme et du 
cerveau; nous avons vu cette âme naître, croître, 
décroître et tomber malade en même temps que le 
cerveau. S'il est au-dessus de notre portée de nous 
rendre compte du mode d'union de ces deux termes, 
les faits que nous avons rapportés nous autorisent à 
déclarer que leur séparation est impossible. De même 
qu'il n'y a pas de pensée sans cerveau, il n'y a 
pas non plus de cerveau d'une forme et d'une gran- 
deur normale qui ne pense pas, et cette loi nous ra- 
mène à l'axiome que nous avons cité en tête de ces 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 285 

études^ Point de matière sans force ! point de force 
sans matière ! « Il est impossible, dit Molesghott, 
qu'un cerveau non endommagé ne pense pas, comme 
il n'est pas possible que la pensée provienne d'une 
autre substance que du cerveau son générateur * . » Un 
esprit sans corps est aussi peu concevable qu'une élec- 
tricité, un magnétisme sans métal ou sans les matières 
dans lesquelles ces forces se manifestent et apparais- 
sent à nos yeux. Conformément à cette opinion, nous 
avons démontré que l'âme animale ne vient pas au 
monde avec des idées innées, qu'elle ne représente 
pas un ensper se^ mais qu'elle est le produit des in- 
fluences des choses extérieures, et qu'elle ne serait 
jamais parvenue à l'existence sans ce monde visible 
qui l'entoure. En présence d'un tel ensemble de faits 
le naturaliste impartial et guidé par la vérité n'hési- 
tera pas à protester avec énergie contre l'idée d'une 
existence personnelle après la mort. Avec le dépé- 
rissement et la perte de l'organe matériel, et en 
sortant de ce milieu par lequel un être spirituel par- 
vient à l'individualité et à la conscience de son exis- 
tence, il faut que cet esprit que nous avons vu gran- 
dir sur ce double terrain et en dépendre entièrement 



4. A la vérité, M. Ringseis nous apprend que des morts 
revenants, c'est-à-dire des esprits, « pensent sans cerveau ! «Pour- 
quoi M. Ringseis n*a-t-il pas ajouté pour confirmer son alléga- 
tion, qu'on a vu la nuit des hommes portant leur tête sous le bras? 
— Les infusoires auxquels on n*a pu encore trouver d*organe 
analogue au cerveau ou au système nerveux, ne peuvent par des 
raisons nombreuses dont la discussion nous mènerait trop loin, 
servir de preuve pour infirmer notre opinion. 



286 FORGE ET MATIÈRE 

cesse d'exister. Toutes les connaissances que cet 
être a acquises, se rapportent à des choses terrestres; 
il ne s'est reconnu, il n'a eu la conscience de lui- 
môme que dans ces choses, avec ces choses et par 
ces choses ; il n'est devenu une personne que par 
son opposition à des individualités limitées et terres- 
tres ; comment serait-il concevable ou possible, que 
cet être enlevé à ces conditions qui lui sont aussi né- 
cessaires que l'air vital, fût capable d'exister plus 

N 

longtemps avec la même conscience et la môme 
personnalité ? Ce n'est pas la réflexion, mais la vo- 
lonté arbitraire, ce n'est pas la science, mais la foi 
seule qui peuvent soutenir l'idée d'une existence 
après la mort. « La physiologie, dit Vogt, se pro- 
. nonce d'une manière péremptoire et catégorique 
contre l'immortalité individuelle, comme en général 
contre toutes les conceptions qui ont rapport à l'exis- 
tence spéciale d'une âme. L'âme n'entre pas dans le 
fœtus, comme le démon dans le possédé ; elle est le 
produit du développement du cerveau, tout aussi bien 
que l'activité des muscles est le produit du dévelop- 
pement des muscles, la sécrétion le produit du déve- 
loppement des glandes. Partout où les substances qui 
forment le cerveau attestent la même disposition, 
elles donnent lieu aux mêmes fonctions, etc. » Nou3 
avons vu que nous pouvons détruire l'activité intel- 
lectuelle, en lésant le cerveau ; il est aisé de nous 
convaincre, en observant le développement de l'em- 
bryon et celui de l'enfant, que l'activité intellectuelle 
se développe en raison du perfectionnement successif 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 287 

du cerveau. On. ne constate point d'activité intellec- 
tuelle chez le fœtus. Ce n'est qu'après la naissance que 
se développe l'activité de l'âme, mais ce n'est aussi 
qu'après la naissance que le cerveau acquiert insen- 
siblement le développement matériel qu'il peut 
atteindre. Dans le cours de la vie, l'activité de l'âme 
subit un certain changement et cesse complètement 
avec la mort de l'organe. » En effet, l'expérience 
et l'observation la plus simple nous montrent jour- 
nellement que l'effet spirituel périt avec la destruction 
de son organe matériel ; l'homme meurt tout entier. 
« C'est la coutume, dit Macbeth, que l'homme 
meure quand le cerveau est dehors. 11 n'y en a 
jamais eu qui puisse nous faire croire ou admettre, 
que l'âme d'un individu mort continue d'exister; 
elle est morte pour ne plus revenir. » « Aucun homme 
raisonnable, dit Burmeister, ne contestera que 
l'âme d'un individu mort ne cesse de se mani- 
fester après la mort. Il n'y a que des gens malades 
ou superstitieux qui aient vu des esprits ou des ap- 
paritions d'esprits. » 

Après avoir donné ainsi des preuves de notre 
opinion, nous ne pouvons nous empêcher de discuter 
quelques-uns des principaux arguments, en faveur 
de l'immortalité individuelle. Nous aurons l'occa- 
sion d'examiner de plus près cette question intéres- 
sante, en la considérant sous quelques points de vue 
empiriques. Le zèle outré avec lequel on s'est 
efforcé de défendre cette doctrine en tout temps, 
peut paraître suspect, surtout quand on voit les 



S88 FORCE ET MATIÈRE 

arguments accumulés avec tant de soin pour la sou- 
tenir. Rarement, en effet, elle a suscité des attaques 
sérieuses. Tant de zèle de la part de ses défenseurs 
semble donc prouver qu'ils ont eux-mêmes conscience 
du peu de valeur de leur hypothèse, puisqu'ils re- 
doutent pour elle le contrôle du bon sens et de l'ex- 
périence. En tout cas, il est étrange que ceux qui, 
de tout temps, ont combattu avec tant de fracas pour 
l'immortalité aient été, en général, les moins dignes 
d'une si longue et si soigneuse conservation. 

C'est d'abord l'école naturaliste qui a essayé d'in- 
férer l'immortalité de l'âme de l'immortalité de la 
matière. Gomme il n'y a pas, dit-elle, d'anéan- 
tissement absolu, il n'est pas non plus concevable 
ni possible que l'âme humaine, une fois qu'elle existe, 
puisse être anéantie ; la raison et les lois de la na- 
ture repoussent une telle idée. On peut objecter 
qu'une analogie pareille n'existe pas entre la matière 
et Tâme quant à leur indestructibilité. Tandis que la 
matière visible et palpable prouve son indestructibi- 
lité d'une manière sensible, il est impossible de sou- 
tenir la môme chose de l'esprit ou de Tâme qui n'est 
pas elle-même matière, mais seulement le produit 
idéal d'une certaine combinaison de matières douées 
de forces. Avec la décomposition de ces matières, 
avec leur dispersion et leur union à d'autres combi- 
naisonsincohérentesentreelles, disparaît aussi ceteffet 
que nous appelons âme. Si nous brisons une montre 
elle n'indique plus les heures, et nous détruisons en 
même temps toute l'idée que nous avons l'habitude 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 289 

de nous faire d'un tel instrument ; nous n'avons plus 
de montre indiquant les heures, mais un amas de 
matières qui ne forment plus un tout. Nous discute- 
rons en détail, au chapitre qui traitera de la force 
vitale, que cette analogie s'applique aussi au monde 
organique qui n'a pas de lois exceptionnelles, 
comme beaucoup aiment à le croire, et qui est 
formé des mômes matières et des mômes forces 
physiques que le monde inorganique. L'expérience, 
d'accord avec ce point de vue, nous apprend que 
l'âme personnelle, malgré sa prétendue indestruc- 
tibilité, n'a pas toujours existé. Si elle était indes- 
tructible , comme la matière , elle serait éternelle 
comme elle. Mais il est loin d'en ôtre ainsi. Où donc 
était l'âme quand le corps dont elle fait partie n'était 
pas encore formé? Elle n'existait pas, car il n'y a 
pas le moindre indice qui annonce son existence, et 
on ne peut l'admettre que par hypothèse. Ce qui n'a 
pas toujours existé, peut aussi périr et ôtre anéanti. 
Il est conforme aux lois de la nature, que tout ce 
qui naît, meure. Si pourtant on voulait inférer l'im- 
mortalité de l'âme, de l'immortalité de la force, on 
confondrait (abstraction faite de l'erreur qui identi- 
fierait les idées de force, d'esprit, d'âme), une forme 
passagère ou une manifestation de force avec la force, 
elle-môme. Dans le mouvement éternel des substances 
et des forces, il n'y a rien de mortel, mais ceci n'est 
vrai que pour l'ensemble; car Tindividualité est sou- 
mise au changement perpétuel de la naissance et de la 

moi t. 11 y a un état qui pourrait nous fournir une 

49 



290 FORCK ET AJATIÉRE 

preuve toute directe et empirique de l'anéantissement 
possible de l'âme individuelle — c'est le sommeil. Par 
suite de rapports corporels, la fonction de l'organe 
de la pensée est suspendue pendant quelque temps 
durant le sommeil, et l'âme en est anéantie. L'es- 
sence spirituelle s'est envolée, le corps existe et vé- 
gète inconscient de sa propre existence dans un état 
analogue à celui de ces animaux, auxquels Flourens 
avait enlevé l'hémisphère du cerveau. Au réveil 
l'âme se retrouve exactement là où elle s'était oubliée 
en s'endormant; le long intervalle du sommeil est 
passé inaperçu pour elle pendant le repos de l'activité 
cérébrale. Ce rapport singulier saute tellement aux 
yeux, que de tout temps on a comparé le sommeil 
à la mort, qu'on les a appelés frère et sœur. Pendant 
la révolution française le fameux Chaumette * fit 
ériger dans les cimetières des statues représentant 
le sommeil et écrire sur les portes de ces lieux 
funèbres : « La mort est un sommeil éternel , » An- 
DREAE, auteur d'une « Descriptio reipublicae chris- 
tianopolitanse, » de 1819, dit : « Cette seule répu- 

4. Chaumette, procureur de la commune de Paris pendant la 
révolution de 4789 et l'un des chefs du parti des Hébertistes, avait 
pris le nom du philosophe grec Anaxagore. Il recommanda les 
bonnes mœurs, le travail, les vertus patriotiques, la raison, supprima 
les maisons publiques, chassa les mendiants et les ûlles publiques, 
établit un asile pour procurer du travail aux pauvres, et fit clore 
le club des femmes qui négligeaient les affaires domestiques pour 
se mêler de politique. Il fit passer à la Commune un arrêté qui 
interdit Texercice de tout culte hors des églises ; il défendit le 
trafic des reliques et la pompe publique du culte et des funérailles, 
et fit planter dans les cimetières des fleurs qui étaient agréables 
à la vue et répandaient de doux parfums. 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 191 

blique ne connaît point la mort ; pourtant elle est 
très-familière chez eux, mais ils la nomment som- 
meil. » Pour infirmer le fait de l'anéantissement de 
l'âme par le sommeil, on allègue les songes, et Ton 
soutient que ces derniers prouvent aussi l'activité de 
Tâme pendant le sommeil, quoique d'une manière 
subordonnée. Cette objection n'est fondée que sur 
une erreur de fait. Il est assez connu que les songes 
ne marquent pas l'état du véritable sommeil, mais 
qu'ils n'indiquent que le temps de transition entre le 
sommeil et la veille, par conséquent une espèce de 
demi-veille. Tout homme qui observe avec attention 
peut le remarquer sur sa propre personne. L'homme 
qui jouit d'une santé parfaite ne connaît pas mdme 
cette transition ; il est notoire qu'il ne rêve pas. Le 
sommeil profond n'a pas de songes, et l'homme 
éveillé tout d'un coup est à l'ordinaire si peu 
maître de ses esprits pendant quelques instants, que 
la loi considère l'action commise dans cet état comme 
faite sans discernement, parce que la transition de 
cet état à l'autre est brusque et inconsciente. A. Maury 
a fait des observations intéressantes sur sa propre 
personne ; il en conclut que le rêve est presque tou- 
jours le résultat d'une perturbation ou du moins 
d'un changement de quelque partie de notre orga- 
nisation et d'une réaction de ces perturbations sur le 
cerveau. L'homme durant le rêve ressemble, selon 
Maury, à un aliéné. 

Une preuve encore plus certaine que le sommeil 
pour démontrer la destructibilité de notre âme, ce 



292 FORCE ET MATIÈRE 

sont certaines affections morbides. Il y a certaines 
maladies du cerveau provenant par exemple de l'é- 
branlement du cerveau, de lésions, etc. , qui dérangent 
tellement les fonctions de cet organe que la cons- 
cience en est complètement anéantie, et que les ma- 
lades n'ont plus le moindre sentiment ni le moindre 
souvenir, ni Tidée de leur existence corporelle ou 
intellectuelle. Cet état d'absence complète de la 
conscience peut durer, suivant les circonstances, 
très-longtemps, môme des mois entiers. Si de tels 
malades ' guérissent , on remarque ordinairement 
qu'ils n'ont aucun souvenir de ce qui s'est passé pen- 
dant leur maladie, et la vie intellectuelle ne recom- 
mence pour eux qu'à partir du moment où ils ont 
repris connaissance ; tout le reste du temps a été 
pour eux un sommeil profond ou une mort intel- 
lectuelle ; ils étaient morts, en quelque sorte, et ont 
reçu la vie pour la seconde fois. Si, au lieu de guérir 
après cette période , l'individu meurt, le moment de 
cette catastrophe ne l'affecte nullement; la mort cor- 
porelle a succédé à la mort intellectuelle , sans que 
pour cela il ait eu la conscience de ce moment ; l'in- 
dividu comme être spirituel est mort auparavant, 
c'est-à-dire, au moment où il a perdu connaissance 
par la maladie. Il serait difficile à ceux qui soutien- 
nent l'immortalité de l'âme d'expliquer ce phéno- 
mène; je crois qu'il leur serait même impossible d'é- 
mettre une conjecture fondée, pour nous apprendre où 
s'est trouvée Tâme dans ces intervalles de temps, et 
ce qu'elle a fait. Il y a un infusoire qui vit dans les 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT W3 

gouttières de nos maisons, qui se dessèche avec 
Técoulement de Teau et cesse d'exister par le fait 
même de la dessiccation. Cette mort apparente dure 
jusqu'à ce qu'une nouvelle pluie le rappelle à un 
nouveau cycle de vie. De tels exemples ne prouvent- 
ils pas que l'âme est un procédé vital, dépendant 
absolument du mouvement de la matière? 

Nous ne protestons pas moins contre l'opinion de 
ceux qui, renonçant à l'âme personnelle, croient de- 
voir admettre une matière spirituelle répandue dans 
tout l'univers, une âme universelle de laquelle sort 
toute âme à sa naissance et à laquelle elle retourne 
à sa mort. De telles idées sont aussi hypothétiques 
qu'inutiles. L'admission d'une matière spirituelle 
renferme en outre une contradiction insoluble. 
« Impondérable matière, dit Burmeister, implique 
contradiction. » La lumière n'est point une matière, 
comme on le croyait autrefois; mais elle nous montre 
la condition caractéristique de la vibration des 
moindres molécules de la matière existante. Par 
conséquent nous repoussons l'idée d'une matière spi- 
rituelle ou d'une substance intellectuelle, comme une 
chimère éprouvée par la logique et par l'expérience. 
En outre, les partisans de l'immortalité individuelle 
ne gagneraient rien â l'admission d'une telle idée ; 
le retour à une âme universelle, avec l'anéantisse- 
ment de l'individualité, avec la perte de la person- 
nalité, par conséquent l'oubli de toute condition 
concrète, serait un état peu différent du néant et 
d'ailleurs sans profit pour nous. 



194 FORGE ET MATIÈRE 

Tout récemment on a môme essayé de se servir 
de la matière spirituelle ou de la substance de l'âme, 
pour prouver l'existence individuelle ou personnelle 
après la mort. Rodolphe Wagner a parlé d'une 
substance immatérielle, individuelle qui , combinée 
avec le corps, pendant la vie, pourrait peut-être, 
après son dépérissement, passer, comme la lumière, 
d'un point de l'espace à l'autre pour retourner en- 
suite sur notre terre. L'inanité d'une telle théorie et 
l'ignorance des lois physiques impliquée par cette 
comparaison grossière entre les vibrations de l'éther 
et la prétendue substance de l'âme, ont permis à 
VoGT de réléguer dans le royaume des fictions spé- 
culatives toute cette prétendue confirmation de l'exis- 
tence personnelle après la mort. (Voyez : Supersti- 
tion et science, 1855 ^). 

La croyance que l'âme humaine ne serait pas 
séparée de la matière après la mort, mais qu'elle 
passerait à^.is un corps plus parfait, plus délicat, 
n'est qu'une hypothèse contraire à tous les faits de 
la physiologie. Ces faits nous apprennent que le 
corps humain est un composé organique tellement 
perfectionné qu'on n'en peut imaginer aucun de plus 
parfait en son genre. 

Si la philosophie a protesté jontre l'anéantisse- 
ment de l'âme après la mort, la morale n'a pas man- 



4 . L'ouvrage de Yogt ne nous est parvenu qu'au moment où la 
première édilion de notre écrit était sous presse. L'analogie que 
le lecteur trouvera dans quelques passages de son œuvre et de la 
nôtre n'est donc que l'effet du hasard. 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 295 

que non plus de faire entendre ses doléances. Voyons 
jusqu*à quel point ces plaintes sont justifiées. On sou- 
tient, par exemple , que l'idée du néant éternel est 
tellement contraire à tous les sentiments de l'homme , 
et le révolte tellement, que cette raison seule suffi- 
rait pour en prouver la fausseté. Sans nous arrêter 
à cet appel au sentiment absolument sans portSe au 
point de vue scientifique, nous pouvons tout d'abord 
constater que l'idée de la vie éternelle a quelque chose 
de plus effrayant et de plus choquant que l'idée du 
néant éternel. Cette idée, en effet, n'a rien d'effrayant 
pour l'homme nourri des principes de la philosophie. 
L'anéantissement, le néant est le repos parfait, la 
délivrance de toute douleur, de toutes les impres- 
sions fâcheuses qui troublent l'être spirituel, par 
conséquent, un tel état n'est pas à craindre. Il ne 
peut y avoir de douleur dans le néant, pas plus que 
dans le repos du sommeil; c'est la pensée seule de 
l'anéantissement qui nous effraie. Cette crainte de 
la mort, qui est naturelle à tous les hommes, aux 
plus malheureux et même aux plus sages, n'est pas 
l'horreur de la mort, mais, comme dit Montaigne 
avec justesse, la pensée d'être mort, pensée que 
celui qui meurt croit devoir persister encore après la 
mort, car il voit en*idée dans le sombre tombeau ou 
autre part, le cadavre qui n'est plus lui-même, mais 
qui est pourtant sa propre personne. Fighte dit avec 
beaucoup de vérité : « 11 est clair que celui qui 
n'existe pas n'éprouve pas de douleur. L'anéantis- 
sèment, s'il a lieu, ne saurait donc être un mal. » 



296 FORCE ET MATIERE 

Au contraire, Tidée de la vie éternelle, la pensée 
de ne pouvoir mourir, est ce que l'imagination de 
l'homme a pu inventer de plus effrayant , et Thor- 
reur que cette idée inspire depuis longtemps, se 
montre dans le mythe du juif errant Ahasvérus. 

Les philosophes de l'école, sentant le peu de fon- 
dement de la doctrine de l'immortalité de l'âme, 
mais voulant cependant concilier la philosophie avec 
la foi dans une alliance contre nature, ont eu re- 
cours à des expédients très^singuliers et très-peu 
philosophiques. « Le désir de notre nature, dit 
Carrière, le penchant irrésistible de connaître la 
solution de tant d'énigmes demande l'immortalité, 
et beaucoup de maux sur la terre feraient une dis- 
sonance choquante dans l'harmonie du monde, si 
elle ne trouvait pas sa solution dans une harmonie 
supérieure, pour que ces maux servissent à la puri- 
fication et aux progrès de l'individualité. Cette con- 
sidération et d'autres de même nature donnent, à 
notre point de vue, la certitude subjective, la con- 
viction du cœur de l'immortalité de l'âme, etc. » 
Chacun peut, il est vrai, avoir des convictions de 
cœur ; mais vouloir les confondre avec les questions 
philosophiques, c'est sortir de la science. Ou une 
chose est conforme à la raison et à l'expérience — 
alors elle est vraie : ou elle y est contraire — alors 
elle n'est pas vraie et ne peut trouver de place 
dans un système philosophique. Il se peut que nous 
Çjoyons entourés de bien des mystères; n'en déplaise 
à maint philosophe allemand, il serait peut-être bien 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT !297 

beau que dans le ciel, comme dans le dernier acte 
d'un drame attendrissant , le dénoûment de la pièce 
finît par une harmonie mélancolique ou par une joie 
et une reconnaissance générale — mais la science 
n'a pas à s'occuper de ce qui pourrait être , mais 
seulement de ce qui existe, et par suite de nom- 
breuses expériences, elle est obligée de conclure que 
rhomme n'existe que pour un temps. La solution 
complète de Ténigme de l'univers, comme Car- 
rière le demande, c'est-à-dire une connaissance par- 
faite, est une impossibilité pour Tesprit humain. Au 
moment bùrhomme serait parvenu à ce point, il serait 
créateur lui-même et pourrait gouverner la matière 
à son gré. Cette connaissance équivaudrait à la dis- 
solution, à la mort, à l'anéantissement, et il n'y a 
point d'être qui puisse la posséder. Point de vie là 
où il n'y a point d'effort ; la vérité entière serait 
une condamnation à mort pour celui qui l'aurait 
comprise, et il périrait infailliblement d'apathie et 
d'inaction. Déjà Lessing, en se rendant compte de 
cette idée, sentit un tel ennui qu'il en fut saisi « d'an- 
goisse et de douleur. » En admettant, dans une autre 
vie, une tendance continuelle vers la dernière so- 
lution du fini et de l'infini de l'esprit humain , on ne 
gagnerait rien, malgré le perfectionnement relatif, 
et l'on n'aurait pas la conclusion ; la seconde vie se- 
rait une répétition augmentée et corrigée de la pre- 
mière, avec les mêmes défauts fondamentaux, avec 
les mêmes contradictions et avec le même manque 
de résultat. Cependant comme le surnuméraire pré- 



298 FORGE ET MATIÈRE 

fère un emploi provisoire à rien, de môme des mil- 
liers d'hommes, dans leur esprit borné, s-attachent à 
la perspective incertaine et problématique d'une 
existence éternelle ou temporaire. 

Enfin ces philosophes, qui n'hésitent pas, quand il 
s'agit de l'immortalité de Tâme, à abandonner tous 
les principes dont ils aiment à faire parade en toute 
autre occasion et à en appeler à un vague surnatura- 
lisme, ne valent guère la peine qu'on les écoute. 
Voici ce que décrète Fichte : « L'existence infinie, 
après la mort, ne peut être expliquée par de simples 
conditions naturelles, et n'a pas besoin de l'être, 
parce qu'elle est hors de toute nature. S'il est im- 
possible de comprendre comment au point de vue 
empirique, une existence éternelle est possible, il faut 
pourtant qu'elle soit possible ; car elle réside en ce 
qui est au-dessus de toute nature. » De telles asser- 
tions n'ont de valeur que pour celui qui croit et veut 
croire, et qui par conséquent n'en a pas besoin ; 
toutes les autres personnes trouveront naturel que, 
dans une controverse, l'homme ait recours à la cri- 
tique et qu'il examine si les arguments sont con- 
cluants, d'après l'expérience, la raison et les faits 
des sciences naturelles. Par l'examen de cette ques- 
tion on trouvera que Fichte avait raison de dire qu'il 
faut renoncer à la raison et à la perception des sens 
pour concevoir l'existence personnelle après la mort. 

Les inventions de quelques philosophes natura- 
listes qui s'imaginent donner, par des hypothèses, 
une base scientifique à la doctrine de l'immortalité 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT S99 

de Tâme n'ont pas plus de valeur que ces oracles 
philosophiques. Ainsi M. Drosbagh a découvert 
que chaque corps contenait un nombre infini de mo- 
nades capables d'avoir la conscience d'elles-mêmes, 
qui parviennent peu à peu au développement de la 
conscience, mais qui retournent à leur origine après 
la mort. Ces monades se réunissent de nouveau, ou 
dans un temps très-éloigné, ou dans d'autres globes, 
et forment un nouvel homme avec le souvenir de sa 
vie antérieure. Ces monades problématiques sont 
trop peu palpables pour qu'on soit tenté de s'en oc- 
cuper. 

Au reste, qu'il nous soit permis de faire une re- 
marque à propos de rimmortalité individuelle; nous 
voulons indiquer seulement la foule d*impossibilités 
impliquées par l'existence éternelle et la réunion en 
un même lieu de ce nombre infini d'âmes humaines, 
dont la culture intellectuelle est si différente et si 
infiniment divergente. La vie éternelle doit être, 
selon les avis assez unanimes, un perfectionnement, 
un développement de la vie terrestre. D'après cette 
donnée, il serait absolument nécessaire que chaque 
âme atteignît sur cette terre, au moins un certain 
degré de culture qui servit de point de départ à des 
degrés plus élevés. Que Ton songe maintenant aux 
âmes des enfants morts en bas âge, ou à celles des 
peuples sauvages ou seulement à celles des basses 
classes de la société européenne! L'instruction vi- 
cieuse du peuple ou celle des enfants doit-elle être 
continuée dans Taulre vie, sur une échelle plus éten- 



300 FORCE ET MATIÈRE 

due? « Je suis las de traîner ma vie sur les bancs de 
Técole, » dit Danton, dans la Mort de Danton par 
George Buchner. Que fera-t-on, demandons-nous, 
des âmes des animaux? L'orgueil humain n'a songé 
qu'à lui-même dans cette occasion, il n'a pas voulu 
voir qu'il convenait de concéder à l'animal le môme 
droit qu'à l'homme. Nous démontrerons dans un 
autre chapitre, que les sciences naturelles no con- 
naissent pas de différence essentielle et marquante 
entre l'homme et Tanimal, mais que dans ce point, 
comme partout dans la nature, il n'y a que des 
transitions insensibles, et que l'âme humaine et l'âme 
animale ne sont au fond que la même chose. Il se- 
rait difficile, nous disons même impossible, aux 
partisans de l'immortalité individuelle qui n'admet- 
tent pas l'existence éternelle de l'âme des animaux, 
de déterminer la différence qui existe à la limite 
entre l'âme humaine et celle de l'animal. Cette 
dernière ne se distingue pas de l'autre en qualité , 
mais en quantité, et la validité d'une loi géné- 
rale de la nature doit être de rigueur pour l'une et 
pour l'autre. « Si l'âme de Thomme est immortelle, 
il faut que celle de l'animal le soit aussi. Toutes 
deux ont les mêmes droits à l'existence après la 
mort, à cause de leurs mêmes qualités fondamen- 
tales. » (BuRMEiSTER.) Si l'ou dcsccud de consé- 
quence en conséquence jusque dans les classes des 
animaux les plus inférieurs, auxquels on ne peut 
pas non plus refuser une âme, toutes les raisons 
morales que l'on a fait valoir en faveur de Timmor- 



r. 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 301 

talité individuelle s'écroulent d'elles-mêmes, et il en 
résulte des absurdités qui renversent tout Tédifice 
de ces belles espérances * . Il suffira d'ailleurs de se 
reporter aux notions établies dans les chapitres con- 
sacrés à l'étude du ciel et à la démonstration de 
l'universalité des lois naturelles, pour comprendre 
l'impossibilité scientifique de Texistence extra-ter- 
restre d'un monde supérieur, où se réuniraient défi- 
nitivement les âmes des morts délivrés à jamais des 
liens de la matière. 

On a enfin soutenu et on soutient encore que 
ridée de l'immortalité de l'âme comme celle de Dieu 
est innée dans l'homme, et par conséquent irré- 
futable; que pour cette raison il n'y a point de 
religion qui n'ait adopté Timmortalité de l'âme 
comme l'un de ses premiers dogmes fondamentaux. 
Nous croyons avoir assez parlé des idées innées, et 
quant aux religions et aux sectes auxquelles l'idée 
de l'immortalité de l'âme était inconnue, elles n'ont 
jamais manqué. Les principales sectes des Juifs ne 
se doutaient point de la prétendue immortalité de' 
l'âme. Selon Righter (Cours sur l'existence indivi- 



i. Le missionnaire Moffat raconle une anecdote intéressanle. 
Un membre de la tribu des Bechuanas (intérieur de l'Afrique 
méridionale) se présenta un jour chez lui et demanda, en montrant 
son chien : « Quelle est la différence entre moi et cette créa- 
ture? Vous prétendez que je suis immortel, pourquoi mon chien 
et mon bœuf ne le seraient-ils pas? Ils meurent^ et voyez-vous 
quelque chose de leurs âmes? Quelle différence y a-t-il entre 
rhomme et l'animalf Aucune, si ce n'est que Thomme est un plus 
grand fourbe. » 



aOÎ FORCE ET MATIÈUË 

duelle après la mort) le plus grand nombre de nos 
théologiens sont d'accord, que, dans les livres du 
Vieux Testament écrits avant l'exil de Babylone, il 
n'y a pas de traces certaines d'une doctrine touchant 
rimmortalitô de l'âme. La doctrine de Moïse ne 
renvoie jamais à une récompense au ciel ou après la 
mort. La religion primitive du grand Gonpucius ne 
dit rien de l'autre monde. Le bouddhisme, qui compte 
deux cent millions d'adhérents, ne connaît pas d'im- 
mortalité et enseigne le néant, comme le but le plus 
élevé de l'affranchissement *. 

La noble nation des Grecs, supérieure à bien des 
titres à notre siècle infatué, ne connaissait qu'un 
empire des ombres, et on sait que dans toute l'anti- 
quité romaine le dogme de l'immortalité n'a eu que 
de faibles racines et de rares partisans. Les voya- 

4. Cette religion remarquable, dont la doctrine fondamentale 
est puisée dans la nature seule, a été instituée 600 ans avant J.-C. 
par un prince royal de Tlnde. (Gautama ou Buddah.) Elle ensei- 
gna Talbéisme et le matérialisme, abolit les castes et les sacrifices, 
prêcha régalité des hommes, et ne pril tous ses principes que 
dans Thomme même; elle conquit tous les cœurs en peu de temps 
et fut professée par presque un tiers des hommes d'alors, jusqu'en 
Tan 800 après J.-G. où la réaction des prêtres ou Bramins Textirpa 
dans rindo^ après les guerres religieuses les plus sanglantes. Se- 
lon cette doctrine, la matière primitive ou Procriti est la seule 
chose existante, divine en soi et par soi. Cette matière contient 
deux espèces de forces qui peuvent effectuer deux manières 
d'être de cette matière, le repos et Tactiviié. En conséquence elle 
reste, d'une part, en repos avec la conscience, dans un état 
absolu et inactif, et c'est l'étal de la béatitude ou du néant- pri- 
mitif (Çunja). Mais d'autre part, la ipatière veut sortir d'elle- 
même, en vertu de son activité. Elle devient active et produit des 
formes passagères. Par cet acte elle perd la conscience, et ce 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 303 

geurs citent un grand nombre de peuples qui ne 
savent rien de la croyance d'une existence indivi- 
duelle après la mort, ou chez lesquels cette croyance 
est tellement vague qu'elle n'a aucune valeur . (Voyez 
Histoire critique des religions parMeiners, 1806 et 
1807.) Le docteur J.-G. Helfer rapporte que les 
Seelongs de • l'Inde croient à de bons et à de 
mauvais esprits qui dirigent les mouvements des 
choses naturelles, qui font croître les plantes, etc.; 



n'est que dans l'homme qu'elle la reprend; il y a donc, de cette 
manière, une conscience primitive et une conscience secondaire. 
La tâche de l'homme est de reproduire cette conscience primiiive, 
de se replonger dans cet état du néant en repos et de s'identiûer 
avec le néant. Parvenu à ce degré, il reconnaît qu'il n'y a rien de 
réel que cette matière primitive et que rien n'existe en dehors 
d'elle. L'homme, en atteignant ce second degré de la conscience, 
s'identifie par son esprit avec le néant qui a la conscience, et lui- 
même devient un bouddah, c'est-à-dire : un homme qui sait, ou 
homme-dieu, etc. — De la doctrine de Bouddah découla, comme 
développement du système^ la doctrine appelée Vaiceseica, qui 
s'accorde dans toutes ses parties avec les résultats des sciences 
naturelles modernes. Le fondateur de cette doctrine s'appelle 
Kanada ou le donneur d'atoiùes. Selon lui, la matière primitive 
n'a pas de conscience. Elle n'est que matière et n'a pas de principe 
spirituel; l'homme seul a la volonté avec la conscience. Ce n'est 
que la combinaison des atomes qui produit la série des développe- 
ments. Le monde est éternel et existe par lui-même ; mais il ne peut 
parvenir à la conscience que dans l'homme. La conscience ne 
s'acquiert qu'au moyen de la perception par les sens. L'âme 
n'est qu'une forme du corps, laquelle dépend des modifications 
des forces résultant de la combinaison des atomes. L'âme périt 
avec la décomposition des atomes ; il n'y a pas d'immortalité in- 
dividuelle. Les écoles principales de cette doctrine sont les 
Tscharvakas et les Lokajatikes. — Le bouddhisme représentant le 
principe de Thumanité par excellence, dégénéra plus tard en di- 
verses sectes dans le pays où il avait dominé. Cependant les prin- 
cipes en sont encore aujourd'hui si puissants dans une partie de 



304 FORCE ET MATIÈRE 

mais qu'ils n'ont point d'idée d'une vie éternelle et 
qu'ils répondent ordinairement à ces sortes de ques- 
tions : Nous n'y pensons pas. 

Parmi les hommes éclairés de toutes les nations 
et de tous les siècles le dogme de l'immortalité de 
l'âme n'a eu qu'un très-petit nombre de partisans, 
bien qu'ils ne cherchassent pas à faire triompher leur 
opinion. Quelles tracasseries Voltaire n'eut-il pas 
à endurer pour avoir osé confesser la fragilité de 
l'esprit humain ! Mirabeau dit sur son lit de mort : 
« Je vais entrer dans le néant ! » et Danton, inter- 
rogé par le tribunal révolutionnaire sur ses qualités 

seâ adhérents que, selon le rappori du docteur J. G. Hblpbr sur 
les provinces du Tenasserim, les bouddhistes qui habitent ces 
pays, n'ont pas la manie du prosélytisme, comme les sectateurs 
d'autres religions, et qu'ils montrent une égale tolérance pour 
toutes les confessions. Ils ne prétendent pas que leur religion soit 
la meilleure ou la seule vraie, mais ils déclarent qu'elle leur con- 
vient le mieux. 

Ceux qui jugent que le dogme de l'immortalité de l'âme est 
nécessaire au maintien de la morale publique, ne seront pas peu 
surpris en lisant la note de l'argument du dialogue du Phédon de 
la traduction de Dacier qui se trouve dans le Système de la nature 
page 280 du premier volume, no 78. La voici : 

< Lorsque le dogme de l'immortalité de l'âme, sorti de l'école de 
Platon, vint à se répandre chez les Grecs^ il causa les plus grands 
désordres et détermina une foule d'hommes mécontents de leur 
sort à terminer leurs jours. Ptolomée Philadelphe, roi d'Egypte, 
voyant les effets que ce dogme, regardé aujourd'hui comme 
si salutaire, produisait sur le cerveau de ses sujets, défendit 
de l'enseigner sous peine de mort. • Un événement analogue 
est arrivé de nos jours. Il s'est formé au commencement de 
notre siècle au Birman (Inde), où domine le bouddhisme, une secte 
déiste qui admet pour créateur du mtfnde un esprit de Nat tout- 
puissant et sachant tout, et qui enseigne une espèce d'immortalité. 
Le roi actuel livra quatorze de ces hérétiques au bûcher et per- 
sécute encore la secte à outrance. 



EXISTENCE PERSONNELLE APRÈS LA MORT 305 

et sa demeure, s'écria : « Ma demeure sera bientôt 
le néant! » Frédéric le Grand avouait qu'il ne 
croyait pas à l'immortalité de Pâme. Celui qui est à 
même d'observer les hommes dans leur famille et 
dans les situations critiques de la vie, peut voir 
combien les idées de la classe éclairée et môme du 
peuple diffèrent des dogmes de TÉglise, et notam- 
ment de celui de l'immortalité de l'âme. Il verra 
souvent les faits en opposition directe avec les idées 
reçues, et il aura souvent occasion d'entendre des 
propos qui lui prouveront que la croyance à l'exis- 
tence après la mort n'a que de très-faibles racines, 
ou qu'elle n'existe point.Toutes les tendances de notre 
temps, tout le travail de la société est contraire à ce 
dogme. « Qui peut méconnaître, dit Feuerbach, 
s'il a des yeux pour voir, que la croyance à l'im- 
mortalité de l'âme est effacée depuis longtemps de 
la vie ordinaire, et qu'elle n'existe plus que dans 
l'imagination des individus, il est vrai très-nombreux 
encore? » — Gomment expliquer la crainte de la 
mort, malgré toutes les consolations de la religion, 
si elle n'était pas la fin des plaisirs passagers de 
cette existence ? 

Écoutons enfin sur ce sujet les paroles aussi belles 
que vraies du philosophe italien Pomponatius, qui 
vivait au commencement du xvi® siècle : « Si l'on 
veut admettre l'immortalité de l'âme, il faut prouver 
avant tout de quelle manière l'âme peut vivre, 
sans avoir besoin du corps comme sujet et objet de 
son activité. Sans les perceptions nous ne saurions 



30d FORCE ET DIATIËRË 

rip.n penser; mais celles-ci dépendent d^i corps et 
de ses organes. La pensée en soi est éternelle et 
immatérielle; mais la pensée humaine est liée aux 
sens, ne reconnaît l'abstrait que dans le concret, 
n'existe pas sans la perception, et est toujours sou- 
mise au temps, puisque les idées viennent et partenj; 
Tune ?iprès l'autre. C'est pourquoi notre âme est en 
effet mortelle, puisqu'il ne nous reste ni la con- 
science ni le souvenir. » 

Ce philosophe ajoute que la vertu qui se pratique 
pour elle-même est plus pure que celle qui vit dans 
l'attente d'une récompense. Cependant on ne peut 
blâmer les hommes politiques qui font enseigner 
l'immortalité de l'âme, pour le bien public, afin que 
les fdbles et les méchants prennent, du moins par 
crainte et par espérance, le vrai chemin que les 
cœurs nobles et libres choisissent par prédilection 
et par amour. Car c'est un mensonge grossier que 
de dire qu'il n'y a que le rebut des savants qui 
aient nié l'immortalité, et que tous les sages esti- 
mables l'aient admise; Homère, Pline, Simonidb, 
et Sénèque n'étaient pas méchants, pour n'avoir 
pas eu cette espérance; c'étaient des hommes libres 
de tout esprit mercenaire. 



FORCE VITALE 



S'il était possible de croire de bonne foi, 
que la vie pût une seule fois suspendre 
arbitrairement les lois physiques, il faudrait 
renoncer à Tétude de toute science natu- 
relle et psychologique. 

Ule. 



De toutes les idées mystiques qui ont fasciné la 
vue des philosophes de la nature, et qui ont pris 
naissance dans un temps où les sciences naturelles 
étaient encore au berceau, il n'y en a pas qui ait 
fait plus de mal aux progrès de la science que celle 
que nous connaissons sous le nom de force vitale et 
que la science moderne, basée sur l'empirisme, a 
reléguée au nombre des fictions. On prétendait que 
cette force organique était l'adversaire des forces 
inorganiques (pesanteur, affinité, lumière, électri- 
cité, magnétisme) et constituait pour les êtres vivants 
des lois exceptionnelles dans la nature, capables de 
se régir par elles-mêmes, de former, pour ainsi dire, 
un État dans l'État, et par lesquelles il serait possible 
à ces êtres de se soustraire à l'influence et à Taction 
des lois générales de la matière. Si un tel principe 



a06 FORCE ET MATIÈRE 

venait à prévaloir, il infirmerait notre thèse de 
l'universalité des lois physiques et de l'immutabilité 
de Tordre mécanique du monde ; nous serions forcés 
de concéder qu'une puissance suprême intervient 
dans le cours de la nature, et. crée des lois excep- 
tionnelles qui se refusent à tout calcul; ce serait une 
brèche dans le plan de l'univers; il faudrait que la 
science désespérât d'elle-même et, comme Ule le 
remarque avec justesse, il faudrait renoncer à l'é- 
tude de toute science naturelle et psychologique. 
Heureusement la science, loin de céder dans cette 
question aux attaques insensées des partisans de la 
dynamique, a partout triomphé de ces derniers; 
elle a amassé un nombre de faits si évidents que la 
force vitale n'est plus qu'une ombre sans corps 
dans les sciences exactes, et n'existe plus que dans 
le cerveau de ceux qui ne sont pas à la hauteur de 
la science. Tous ceux qui font une étude spéciale 
de quelque branche des sciences naturelles, ayant 
quelque rapport avec le monde organique, rejettent 
unanimement la force vitale ; son nom est tellement 
discrédité qu'on l'évite. Gomment en serait-il autre- 
ment ? Personne ne peut plus croire que la vie soit 
sujette à des lois exceptionnelles et qu'elle échappe 
à l'influence des forces inorganiques ; on pense au 
contraire qu'elle n'est pas autre chose que le produit 
de l'action commune de ces forces elles-mêmes. 

En premier lieu, la chimie a été à même de 
constater que les éléments de la matière du monde 
organique et inorganique sont partout les mêmes. 



FORCE VITALE 309 

que par conséquent ces deux mondes sont formés 
des mêmes éléments, et que la vie, dans ses éléments, 
ne peut offrir aucun atome matériel qui ne se trouve 
également dans le monde inorganique, et qui ne 
manifeste son action dans le cercle de la métamor- 
phose. La chimie a analysé de môme les corps or- 
ganiques, a décomposé les substances de ce& corps 
en leurs éléments qu'elle a extraits chacun en par- 
ticulier, comme elle Tavait fait pour les corps inor- 
ganiques. Cette humeur primitive ( Urschleim)^ comme 
on l'appelait, et dont on faisait naître tous les êtres, 
n'est qu'un non-sens chimique. Ce fait seul aurait 
pu suffire pour bannir de la science toute idée d'une 
force vitale. Nous savons que les forces ne sont 
rien autre que les propriétés ou les mouvements des 
matières, ou que chaque particule ou atome d'un 
corps simple possède les mêmes forces ou les mêmes 
qualités d'une manière invariable et inséparable. 
C'est pour cette raison qu'un tel atome, n'importe 
où il se trouve, quelle que soit la combinaison dans 
laquelle il entre, quel que soit le rôle qu'il joue, 
qu'il réside dans la nature organique ou inorganique, 
doit nécessairement se produire partout et dans toutes 
les circonstances de la même manière , développer 
les mêmes forces et manifester les mêmes effets. Les 
qualités des atomes sont indestructibles, comme on 
dit scientifiquement. Or, comme l'expérience jour- 
nalière montre que tous les organismes sont formés 
des mêmes atomes que les corps inorganiques, et 
qu'ils n'en diffèrent que dans la manière de se 



310 FORCE RT MATIÈRE 

grouper, il ne peut y avoir non plus de forces orga- 
niques spécifiques, par conséquent point de force 
vitale. Toute la vie organique, dit Mulder avec 
justesse, s'explique par l'action des forces molécu- 
laires. Il est constaté qu'on ne peut rien importer 
dans la nature mais qu'on doit tout y trouver. 
Mulder compare avec raison l'admission d'une 
force vitale à une bataille livrée par des milliers 
de combattants, comme s'il n'y avait en activité 
qu^une seule force, qui fît tirer les canons, agiter 
les sabres, etc. L'ensemble de cet effet n'est pour- 
tant pas le résultat d'une seule force, d'une « force 
de bataille, » mais la somme des forces et des com- 
binaisons innombrables qui sont en activité dans un 
pareil événement. 

La force vitale n'est donc pas un principe , mais 
un résultat. Une combinaison de substances orga- 
niques, en s'assimilant des substances inorganiques 
qui sont à sa proximité, et en les transformant en 
un état identique à celui de ces substances organi- 
ques elles-mêmes, ne fait pas cette métamorphose 
au moyen d'une force particulière, mais par une 
espèce de contagion qui transmet les rapports molé- 
culaires de ses propres atomes à ces substances à 
assimiler — de la môme manière que nous voyons 
passer, dans le monde inorganique, des forces de 
certaines substances à d'autres substances. 

C'est ainsi que nous sommes à môme d'expliquer 
sans peine la naissance de tout le monde organique 
sans l'aide de la force vitale, mais d'un seul ou 



FORGE VltÀLfi àil 

dé quelques points primitifs, quelque faibles qu'ils 
soieiit. Nous avons démontré, dans le chapitré qtii 
traité de la génération primitive, comment ce com- 
mencement a pu ou a dû avoir lieu. Si doûc il faut 
reconnaître, d'après les principes généraux de la 
philosophie de la nature, qu'il n'y a t)as de lois 
exceptionnelles pour le monde organique, cette vé- 
rité sera encore plus claire et plus manifeste dans 
les cas particuliers ou dans les rapports concrets. 

La chimie et la physique nous offrent les preuves 
les plus claires que les forces connues des substance^ 
inorganiques exercent leur action de la même ma-^ 
nière dans la nature vivifiée que dans la nature 
morte. Ces sciences ont suivi et démontré Taction 
de ces forces, dans les organismes des plantes et des 
animaux, quelquefois jusque dans les combinaisons 
les plus subtiles. Il est à présent généralement con- 
staté que la physiologie ou la science de la vie ne 
peut plus se passer de la chimie et de la physique^ 
et qu'aucun procédé physiologique n'a lieu sans leS 
forces chimiques et physiques. « La chimie, dit 
MiALHE, a sans contredit part à la création, à la 
croissance et à l'existence de tous les êtres vivants, 
soit comme cause, soit comme effet. Les fonctions 
de la respiration, de la digestion, de l'assimilation 
et de la sécrétion n'ont lieu que par la voie chimi- 
que, la chimie seule peut nous dévoiler les secrets 
de ces importantes fonctions organiques. > L'oxy- 
gène, l'hydrogène, le carbone, l'azote entrent sous 
les conditions les plus diverses dans les combinaisons 



312 FORCE ET MATIÈRE 

des corps, s'allient, se séparent, agissent conformé- 
ment aux mêmes lois que quand ils se trouvent en 
dehors de ces derniers. Les corps composés mômes 
peuvent présenter les mêmes caractères. L'eau, qui 
entre pour une si grande part dans la substance des 
êtres organisés, sans laquelle il n'y a ni vie ani- 
male ni vie végétale, qui pénètre, amollit, dissout, 
coule, suivant les lois de la pesanteur; l'eau s'éva- 
pore, se précipite et se forme exactement au dedans 
de l'organisme comme au dehors. Les substances 
inorganiques, les sels calcaires que l'eau renferme à ' 
l'état de combinaisons sont déposés par elle dans les 
os des animaux et dans les vaisseaux des plantes, où 
ces substances affectent la même solidité que dans 
la nature inorganique. 

Dans les poumons, l'oxygène de l'air, par son 
contact, communique au sang veineux de couleur 
noire la même couleur vermeille que l'on obtient 
en agitant du sang dans un vase au contact de l'air. 
Le carbone qui se trouve dans le sang, éprouve dans 
ce contact les modifications amenées par la combus- 
tion, et là, comme partout ailleurs, se change en 
acide carbonique. 

On peut avec raison comparer l'estomac à une 
cornue, dans laquelle les substances mises en con- 
tact se décomposent, se combinent, etc., confor- 
mément aux lois générales de l'affinité chimique. 
Un poison qui est entré dans l'estomac peut être 
neutralisé, comme si l'on agissait au dehors; une 
substance morbifique qui s'y est fixée est neutralisée 



FORCE VITALE 3i3 

et détruite par les remèdes chimiques, comme si ce 
procédé avait lieu dans un vase quelconque, et non 
dans rintérieur de l'organe. Les changements chi- 
miques que les aliments subissent par leur séjour 
dans l'estomac et dans le canal intestinal, ont été 
constatés de nos jours, pour la plupart, jusque dans 
les moindres détails, et leur assimilation aux vais- 
seaux et aux substances du corps a été reconnue. 
On a observé de même que les corps simples des 
aliments sortaient du corps exactement dans la 
même quantité, par différentes voies, qu'ils y sont 
entrés, les uns sans avoir subi d'altération, les 
autres sous d'autres formes ou combinaisons. Rien 
ne se perd dans cette opération, ni aucun atome ne se 
change en un autre. La digestion est un acte de 
simple chimie. L'action des médicaments n'est pas 
autre chose non plus, à moins que d'autres forces 
ne s'y opposent. Tous les médicaments qui sont in- 
solubles dans les parties fluides de l'organisme, et 
par conséquent inaccessibles à l'action chimique, 
doivent être considérés comme entièrement ineffi- 
caces. 

Nous pourrions citer une infinité de ces faits. 
« Ces observations, dit Mialhe, nous apprennent 
que toutes les fonctions organiques ont lieu à l'aide 
de procédés chimiques, et qu'un être vivant peut 
être comparé à un laboratoire chimique, dans lequel 
s'accomplissent les actes qui constituent la vie dans 
leur ensemble. Les procédés mécaniques, déterminés 
par les lois physiques de l'organisme vivant, ne sont 



814 FORGB ET MATIÈRE 

pas moins clairs. La circulation du sang a lieu par 
un mécanisme aussi parfait qu'on puisse Timaginer, 
Tappareil qui la produit ressemble tout à fait aux 
œuvres mécaniques, exécutées par la main de 
rhomme. Le cœur est pourvu de valvules et de 
soupapes, comme une machine à vapeur, et leur jeu 
produit un bruit distinct. L'air, en entrant dans les 
poumons, frotte les parois des bronches et caùise le 
bruit de la respiration. L'inspiration et la respira- 
tion sont le résultat de forces purement physiques. 
Le mouvement ascensionnel du sang, des parties in- 
férieures du corps au cœur, contrairement aux lois 
de la pesanteur, ne peut avoir lieu que par un appa- 
reil purement mécanique. C'est par un procédé mé- 
canique que le canal intestinal, au moyen d'un 
mouvement vermiculaire, évacue les excréments de 
haut en bas; c'est encore d'une manière mécanique 
qu'ont lieu toutes les actions des muscles, et que les 
hommes et les animaux exécutent les mouvements 
de locomotion. La construction de l'œil repose sur 
les mômes lois que la chambre obscure, et les ondu- 
lations du son sont transmises à l'oreille, comme à 
toute autre cavité. » La science, dit Krahmer, ne 
doute plus aujourd'hui de l'impossibilité de désigner 
une qualité physique, qui soit le partage exclusif d'une 
espèce de corps ou d'une autre. On sait de plus que 
les procédés organiques ne sont nullement spon- 
tanés, puisqu'ils s'accomplissent, comme les méta- 
morphoses du monde inorganique, à l'aide du monde 
extérieur et de forcés physiques inhérentes à ce der- 



FORGE VITALE 315 

nier. « La physiologie a donc parfaitement raison^ 
comme le remarque Sghaller, en se proposant au- 
jourd'hui de prouver qu'il n'y a pas de différence 
essentielle entre le monde organique et le monde 
inorganique. » 

Si les effets des combinaisons organiques nous 
causent parfois quelque surprise, s'ils nous semblent 
extraordinaires, inexplicables, en contradiction avec 
les effets ordinaires des forces physiques , cela ne 
tient nullement à leur spécificité, mais uniquement 
à leur extrême complexité. Nous avons vu dans 
un chapitre précédent, comment de telles combinai- 
sons sont capables de produire des effets en appa- 
rence extraordinaires. — Reconnaître ces différentes 
combinaisons, tel eit le but actuel de la physio- 
logie. — Beaucoup de difficultés, dont la solution 
semblait impossible, ont été déjà résolues par la 
science, et l'avenir lui réserve la solution d'un 
plus grand nombre. Le temps approche où, selon 
l'expression de Liebig, la physiologie, aidée de la 
chimie organique, sera à môme de rechercher les 
causes des phénomènes qui se cachent à nos yeux. 
Cependant, parce que dans ces phénomènes beau- 
coup de procédés, la plupart même, sont encore 
inexplicables, parce que leurs rapports intérieurs 
ne sont pas encore dévoilés, parce que la dépen- 
dance des lois chimiques et physiques de chacun de 
ces procédés n'est pas constatée, faut-il en conclure 
que ces phénomènes ne soient pas soumis à ces lois 
et qu'il y ait une force inconnue, dynamique qui les 



316 FORGE ET MATIÈRE 

régit? Un tel raisonnement serait contraire à la 
science. La science nous impose, au contraire, le 
devoir de déclarer, en inférant, selon les lois im- 
muables de l'induction , du connu à l'inconnu , 
qu'une loi universelle, constatée pour une partie 
des phénomènes organiques, s'applique à tous ces 
phénomènes. 

Rappelons seulement les expériences qui ont été 
faites tout récemment, et considérons qu'il n'y a 
que peu de temps que nous connaissons une foule 
de procédés, dont l'ignorance avait été le principal 
argument en faveur des merveilleuses forces vitales. 
Depuis quand connaît-on le procédé chimique de la 
respiration et de la digestion, les procédés mysté- 
rieux de la génération et de la fécondation, qui 
peuvent être comparés aux plus simples actes mé- 
caniques du monde inorganique? Le sperme n'est 
plus, comme on croyait, l'émission liquide d'une va- 
peur vivifiée et vivifiante, mais une matière se por- 
tant en avant d'une manière mécanique, à l'aide dey 
animalcules spermatiques, et ce que l'on prenait 
autrefois pour l'effet de cette vapeur vivifiante, est 
l'effet immédiat et mécanique du contact de l'ovule 
et du sperme. Combien de procédés du corps animal, 
telle que l'excrétion de particules de substance sur 
la membrane muqueuse et en dehors, contrairement 
aux lois de la pesanteur, ont semblé inexplicables, 
et ont contribué à accréditer l'admission d'une force 
vitale, jusqu'à ce qu'on ait découvert l'intéressant 
phénomène du mouvement vibratile, procédé basé 



FORGE VITALE 3*7 

sur des principes purement mécaniques. Ce mouve- 
ment remarquable est indépendant de l'influence de 
la vie, et dure encore longtemps après la mort, pour 
ne finir qu'avec le complet ramollissement des par- 
ties organiques par la putréfaction. On a observé 
sur une tortue, que quinze jours après la mort de 
l'animal, les cellules élémentaires conservaient en- 
core leur mouvement, tandis que la chair se dis- 
solvait en humeur putride. Quelles lumières la 
découverte des cellules sanguines n'a-t-elle pas jetées 
. sur les propriétés du sang ; celle de l'endosmose et 
de l'exosmose sur l'absorption et la résorption ! 
Quelle clarté ne vient pas de répandre aujourd'hui 
la physique sur l'action physiologique la plus mer- 
veilleuse, et en apparence la plus incompréhensible 
du corps animal, l'activité des nerfs? Il en ressort 
toujours avec plus d'évidence le rôle important que 
joue la force inorganique, l'électricité, dans ces pro- 
cédés organiques. 

« Vivre, dit Virghow, n'est qu'une forme parti- 
culière de la mécanique, et même la forme la plus 
compliquée, celle dans laquelle les lois ordinaires 
de la mécanique s'accomplissent sous les conditions 
les plus extraordinaires et les plus variées, et dans 
laquelle par conséquent les résultats définitifs sont 
séparés des commencements de la métamorphose 
par une si longue série de termes intermédiaires qui 
disparaissent avec tant de rapidité que nous n'en 
saurions rétablir la liaison qu'avec la plus grande 
difficulté. » 



ai8 FORGE ET MATIÈRE 

On a objecté, pour montrer la nécessité de la force 
yitale, que la chimie ne pouvait pas créer des com- 
binaisons organiques^ c'est-à-dire ces groupements 
particuliers d'éléments chimiques dans les combi- 
naisons ternaires et quaternaires, dont la composition 
suppose toujours un être organique doué de vie et 
de force vitale ; on leur a opposé en outre le singu- 
lier argument que, s'il n'y avait pas de force vitale 
et que la vie fût le résultat de procédés chimiques, il 
faudrait que la chiinie pût créer des êtres orga- 
niques et faire des hommes. 

A cette objection les chimistes ne sont pas restés 
sans réponse. Us ont montré que la chimie était ca- 
pable de créer immédiatement des éléments orga- 
niques. Les chimistes ont créé le sucre de raisin et 
plusieurs acides organiques. Ils ont créé diflféreiites 
bases organiques et entre autres l'urée, cette subs- 
tance organique par excellence, en réponse aux 
médecins qui leur objectaient leur impuissance à 
créer les produits de l'organisme (Mialhe). Chaque 
jour nous voyons s'accroître la puissance des chi- 
mistes pour créer des combinaisons très-complexes 
avec les éléments des corps simples. Tout récem- 
ment, le chimiste français Berthelot a réussi à faire 
la synthèse des différents carbures d'hydrogène et 
cette découverte a servi de point de départ pour la 
composition artificielle des principes immédiats de 
l'organisme. « Il y a à peine quinze ans, dit le doc- 
teur ScHiEL, dans \xn article qui nous a été commu- 
niqué en manuscrit, qu'on a jugé presque impossible. 



FORCE VITALE 3lft 

non dans le laboratoire de la nature, mais dans celui 
du chimiste, de faire la synthèse de substances orga- 
niques, c'est-à-dire la création de substances orga- 
niques à l'aide de substances inorganiques, et aujour- 
d'hui on fait de l'alcool et de précieux parfums avec 
du charbon de terre, des bougies avec l'ardoise, de 
l'acide prussique , de l'urée, de la taurine et une 
quantité d'autres corps, qu'on croyait autrefois ne 
pouvoir être créés que de substances végétales ou 
animales , avec de simples matières que fournit la 
nature inorganique. Aussi la distinction qu'on fait 
entre les chimies organique et inorganique, n'a- 
t-elle plus aujourd'hui qu'une valeur conventionnelle 
pour la classification; elle ne répond nullement aux 
phénomènes , seulement elle rend leur classification 
plus facile *. Au reste, si l'on voulait admettre que la 
création des combinaisons ternaires et quaternaires 
ne peut s'accomplir qu'à l'aide de la force vitale, il 
faudrait admettre aussi que les êtres organisés, qui 
développent le principe de la vie au plus haut de- 



^ , En 1828 WoEHLER, en produisant Turée d'une manière arti- 
ficielle, renversa l'ancienne théorie qui soutenait que les combi- 
naisons organiques ne pouvaient être formées que par des corps 
organiques. En 4S56M. Berthelot créa Tacide formique avec des 
substances inorganiques (l'oxyde de carbone et l'eau), en chauf- 
fant ces matières avec de la potasse caustique et sans la coopé- 
ration d'une plante ou d'un animal. Bientôt après on parvint à 
obtenir, directement avec ces éléments^ la synthèse de l'alcool. On 
peut même aujourd'hui tirer la graisse artificielle de l'acide oléique 
et de la glycérine, — deux substances qui peuvent être créées par 
la voie purement chimique; c'est là le résultat le plus extraordi- 
naire que la chimie synthétique ait fourni jusqu'à nos jours. 



320 FORCE ET MATIÈRE 

gré, n'oi^t pas de force vitale, puisque les animaux 
n'ont pas la faculté de créer des combinaisons inor- 
ganiques, et qu'ils dépendent absolument du monde 
végétal qui seul peut transformer les substances 
inorganiques en substances organiques. 

Il résulte de toutes ces données, et il n'est plus 
douteux pour celui qui sait apprécier les faits et la 
méthode d'induction, qu'il faut bannir de la science 
l'idée d'une force organique produisant les phéno- 
mènes de la vie d'une manière arbitraire et indé- 
pendante des lois générales de la nature, — que la 
nature, ses substances et ses forces ne forment qu'un 
seul tout sans bornes et sans lois exceptionnelles, 
— et enfin que cette séparation rigoureuse qu'on 
prétend faire «ntre le monde organique et inorga- 
nique, n'est qu'une distinction arbitraire, de sorte 
que ces deux mondes ne diffèrent entre eux que dans 
la forme extérieure et dans le groupement des atomes 
matériels, mais non dans leur essence. 

« C'est une vérité pour qui veut l'admettre, dit 
Krahmbr, que les métamorphoses des corps orga- 
nisés répondent à l'idée d'une classe, d'une espèce 
ou d'un genre, tandis que les métamorphoses des 
corps inorganiques ne sont pas soumises à une pa- 
reille restriction. Si la tôle prend la forme du clou, 
répond-elle à l'idée de tôle? ne répond-elle pas plutôt 
à l'idée de clou? Et pourtant la tôle et le clou sont 
du fer. Si la chenille devient papillon, qu'y a-t-il de 
plus ou de moins dans cette métamorphose, que la 
tôle changée en clou? » La distinction entre les 



FORGE VITALE 32i 

formes organiques et inorganiques, n'est que le ré- 
sultat du premier groupement des molécules qui 
donne naissance à la variété de ces formes. Mais 
la formation du cristal démontre que le monde inor- 
ganique a aussi pour ses formes des lois détermi- 
nées, qui ne peuvent être transgressées et qui se 
rapprochent de celles du monde organique, « Allé- 
guer la force vitale, dit Vogt, n'est qu'une circon- 
locution pour cacher notre ignorance. Elle est du 
nombre de ces portes de derrière si nombreuses dans 
les sciences par lesquelles se sauvent toujours les 
esprits superficiels, qui reculent devant l'examen 
d'une difficulté pour se contenter d'admettre un mi- 
racle imaginaire ». 

La doctrine de la force vitale est aujourd'hui une 
cause perdue. Ni les efforts des naturalistes mys- 
tiques pour ranimer cette ombre, ni les lamenta- 
tions des métaphysiciens conjurant les prétentions et 
rirruption imminente du matérialisme physiolo- 
gique, et lui contestant sa part aux questions philo- 
sophiques, ni les voix isolées qui signalent des faits 
encore obscurs de la physiologie, tout cela ne peut 
sauver la force vitale d'une ruine prochaine et com- 
plète . 



24 



AME ANIMALE 



L'intelligence de Tanimal se manifeste 
de la même manière que celle de l'homme. 
On ne peut admettre une diCFérence d'es- 
sence, mais seulement de degré entre l'ins- 
tinct et la raison. 

Krahmer. 

Le corps humain est une forme modi- 
fiée du corps animal; l'âme humaine est 
une âme animale à une plus haute puis- 
sance. 

BURMEISTER. 

Le grand abtme qu'on admet encore en- 
tre l'entendement et 1 instinct sera comblé 
entièrement, et Tesprit sera soumis à la 
juridiction de lois physiques déterminées. 



Les meilleures autorités en physiologie sont ac- 
tuellement d'accord sur ce point que l'âme des 
animaux ne diffère pas de l'âme humaine en qualité, 
mais seulement en quantité. Tout récemment encore 
VoGT a traité cette question, avec le rare talent 
qu'on lui connaît, et il l'a décidée dans le sens que 
nous venons d'indiquer; nous n'avons donc pas 
grand'chose à ajouter à sa discussion. L'homme n'a 
pas de prééminence absolue sur l'animal, sa supé- 



AME ANIMALE 333 

riorité intellectuelle sur ce dernier n'est que relative. 
Il n'a aucune faculté intellectuelle en privilège; 
ce n'est que la plus grande intensité de ces facul- 
tés et leur union qui lui donnent la supériorité. 
La cause naturelle et nécessaire de la perfection des 
facultés de Thomme se trouve dans le développement 
plus parfait de l'organe matériel de la pensée. De 
même qu'il y a une échelle non interrompue dans 
le développement physique de cet organe, du plus 
inférieur des animaux au plus parfait des hommes, 
de môme il y a une échelle de qualités intellectuelles 
correspondant au plus ou moins grand développe- 
ment de l'organe, depuis le degré le plus inférieur 
jusqu'au plus élevé. On ne peut trouver de diffé- 
rence essentielle, ni dans la forme ni dans la compo- 
sition chimique, entre le cerveau de l'homme et 
celui des animaux; quoique les différences soient 
grandes, elles ne consistent qu'en degrés. Ce fait 
seul, joint à ceux que nous avons rapportés sur la 
dépendance des fonctions intellectuelles, de la forme, 
de la grosseur et du mode de composition du cer- 
veau, pourrait suffire pour prouver cette vérité. 

C'est par une singulière présomption que l'homme 
s'est complu à donner le nom d'instinct aux mani- 
festations intellectuelles des animaux. Mais il n'y a 
pas d'instinct dansle sens qu'on attache ordinairement 
à ce mot ; ce terme ne prouve évidemment, selon 
l'expression du docteur Weinland^ * que notre pa- 
resse d'esprit, et nous épargne les efforts que réclame 
l'étude pénible de l'âme animale « , ou, comme dit 



324 FORGE ET MATIÈRE 

l'Anglais Lewes, » c'est un de ces mots qui cachent 
aux hommes leur ignorance. « Il n'y a pas de né- 
cessité immédiate résultant de l'organisation intel- 
lectuelle, ni de penchant aveugle et arbitraire qui 
fassent agir les animaux, mais une réflexion résul- 
tant de comparaison et de jugement. Le procédé 
intellectuel par lequel a lieu cette opération est le 
môme que celui de l'homme, quoique la force du 
jugement soit plus faible. Sans doute cet acte de 
volonté produit par la réflexion est tellement res- 
treint par les conditions extérieures et intérieures 
que la liberté du choix est souvent nulle ou circons- 
crite dans des limites extrêmement étroites. Mais il 
en est de même des actions de l'homme, et le libre 
arbitre dont il croit jouir dans le sens étendu du 
mot n'est qu'une chimère. On aurait le môme droit 
de dire, en faisant dériver de l'instinct toutes les 
actions des animaux, que l'homme ne suit dans ses 
actions qu'une impulsion instinctive. Mais Tune et 
l'autre de ces conclusions sont fausses. L'animal 
réfléchit, pense, acquiert de l'expérience, se rappelle 
le passé, songe à l'avenir, sent comme l'homme, et 
il n'est pas difficile de prouver que ce qu'on a cru 
un instinct aveugle dans l'animal est le résultat de 
la conscience, de l'intelligence. « L'opinion, dit 
GzoLBE, que les animaux n'ont pas d'idées, de juge- 
ment et de raisonnement, est démentie par l'expé- 
rience. * C'est le comble de la folie, dit le fameux 
Système de la nature, de refuser les facultés intel- 
lectuelles aux animaux; ils sentent, ils ont des idées, 



AME AI^IMALE 325 

ils jugent et comparent, ils choisissent et délibèrent, 
ils ont de la mémoire, ils montrent de l'amour et de 
la haine, et souvent leurs sens sont plus fins que les 
nôtres. » — Ce n'est pas par instinct que le renard 
établit sa tanière avec deux issues, et vole les poules 
de la basse-cour, au moment qu'il sait que le maître 
et les valets sont absents ou à table, mais par déli- 
bératicfti. Ce n'est pas l'instinct qui rend les animaux 
plus âgés plus prudents que les jeunes, mais l'expé- 
rience. Ces exemples, qui sont nombreux et connus 
de tout le monde, prouvent que les animaux ont delà 
réflexion et du jugement. Tous ceux qui ont l'occa- 
sion d'observer les chiens, peuvent raconter des 
choses surprenantes de leur intelligence et de leurs 
ruses ^ Qu'on lise ce que Dujardin raconte de l'in- 

4. M. le professeur HiNRiCHS (La vie dans la nature, etc., 4854) 
croit que Tanimal n'a ni idées ni aperceptions, parce que dans ce 
cas, il pourrait p. ex. se promener seul sans maître et entrer par 
hasard dans quelque auberge. M, Hinrichs, sans doute, n'a pas 
eu occasion d'observer les chiens. Que ces derniers se promènent 
sans maître et entrent dans les auberges qui leur sont connues, 
c'est un fait qu'on peut voir tous le& jours. Il n'y a pas de question 
en histoire naturelle qui montre avec plus d'évidence la position 
fâcheuse des philosophes théoriciens^ que celle de l'activité de 
l'âme animale. Qu'on se donne la peine de lire p. ex. les disserta- 
tions philosophiques de M. Jules Schaller, qui d'ailleurs fait une 
rare exception parmi les philosophes de l'école, dans son livre inti- 
tulé « Corps et âme», 4855, ouvrage qui jouit d'une grande vogue 
et dont on a fait plusieurs éditions. M. Schaller établit la diffé- 
rence entre l'homme et l'animal, en représentant ce dernier comme 
le seul exemplaire de son espèce et l'homme comme individu, 
comme Moi. Quelle objection raisonnable pourrait-on faire, si l'on 
renversait la construction et qu'on dit : l'animal n'a de valeur que 
comme individu, l'homme au contraire comme hotnme ou comme 
représentant de son espèce t 



326 FORGE KT MATJÉRE 

telligence des abeilles, ce que Burdach dit de Tes- 
prit des corneilles, ce que Voax rapporte des dau- 
phins et de rétonnante éducation d'un jeune chien 
par un vieux. Qu'on se rappelle Tanecdote connue 
de l'hirondelle qui, au retour du printemps, trou- 
vant son nid occupé par un moineau, se vengea de 
l'usurpateur, qui se défendait, en se mettant à mu- 
rer rentrée du nid ! Pourquoi les animaui qu'on 
tire à la chasse, notamment les oiseaux (corbeaux, 
moineaux), n'ont-ils pas peur des gens qui ne sont 
pas armés de fusils? Qui ne connaît la belle des- 
cription de VoGT sur le gouvernement des abeilles? 
Qui n'a lu le récit des établissements des chiens dans 
les prairies de l'Amérique du Nord? L'Anglais 
HooKER dit de l'éléphant : « La docilité de ces ani- 
maux était connue de Tantiquité, mais elle perd 
infiniment par le récit ; leur bonté, leur docilité et 
leur intelligence me surprenaient tellement, qu'il 
me semblait que je n'en avais jamais rien lu ni en- 
tendu. Notre éléphant était excellent; il était si 
docile qu'on lui faisait ramasser avec sa trompe 
une pierre ; il la jetait par-dessus sa tête au cava- 
lier qui, de cette manière, n'était pas obligé de 
descendre dans ses excursions géologiques. » — Il 
faut avoir vu et fréquenté certaines classes infé- 
rieures de notre société pour comprendre que l'é- 
chelle intellectuelle de l'animal à l'homme n'est 
nullement interrompue. Sans' parler des races hu- 
maines inférieures, on trouve quelquefois des indi- 
vidus dans la population européenne, dont l'état 



AMË ANIMALE 327 

intellectuel est tel qu'on se demande s'ils sont supé* 
rieurs à un animal intelligent? Un crétin qui est 
aussi une créature humaine, n'est-il pas inférieur à 
ranimai? Quelle différence notable y a-t-il entre le 
nègre et le singe? Nous avons vu, au jardin zoolo- 
gique d'Anvers, un singe qui avait dans sa cage un 
lit complet dans lequel il se couchait le soir et se 
couvrait comme un homme. Il faisait des tours avec 
des cerceaux et des balles et s'adressait aux specta- 
teurs, comme s'il voulait leur parler et leur montrer 
son adresse. On avait remarqué qu'il suivait du doigt 
sa silhouette sur le mur. La vue de cet animal faisait 
naître un sentiment pénible, on ne pouvait se défen- 
dre de l'idée qu'un être pensant, sensible, semblable 
à l'homme, était renfermé dans cette cage. Le nègre 
de son côté, selon Texcellente description de Bur- 
MEiSTER, se rapproche de la manière la plus frap- 
pante du singe, tant dans sa nature intellectuelle 
que physique; il a la môme manie d'imitation, la 
même lâcheté, en un mot les mômes traits de carac- 
tère. L'histoire des nègres les montre, suivant l'ex- 
pression d'un correspondant de la Gazette univer- 
selle, moitié tigres, moitié singes, comme aussi les ha- 
bitants de Taïti. Burmeister dépeint l'homme pri- 
mitif du Brésil comme un animal privé j dans toutes 
ses actions, de toute intelligence supérieure. Hope 
rapporte (Essay on the origin of man, 1831) que dans 
les déserts de l'intérieur de Bornéo et de Sumatra 
et dans les îles de la Polynésie, errent des hordes 
sauvages qui ont une ressemblance parfaite avec le 



¥ 



398 FORGE ET MATIÈRE 

babouin, et dont le corps et Tesprit oflPrent à peine 
quelque supériorité sur ceux de la brute. Ils ont peu 
de mémoire, encore moins d'imagination. Ils sem- 
blent incapables de tout souvenir du passé, de toute 
prévoyance de l'avenir, etc. Rien ne les fait sortir de 
leur apathie, si ce n'est la faim, etc. On ne remarque 
en eux aucune autre faculté intellectuelle que cette 
ruse basse et bestiale qui appartient au singe, etc. » 
On cite souvent le langage comme le trait carac- 
téristique qui distingue l'homme de l'animal, et qui 
ne laisse pas de doute qu'il n'y ait un abîme entre 
les deux. Ceux qui font cette objection ne savent 
certainement pas que les animaux aussi parlent. Il 
y a une foule d'exemples qui prouvent que les ani- 
maux ont, au plus haut degré, la faculté de se 
communiquer leurs idées, môme sur des choses 
toutes concrètes. Dujardin plaça dans la niche d'un 
mur, bien loin des ruches, un vase avec du sucre. 
Une seule abeille qui avait découvert ce trésor, 
imprima à s^ mémoire l'état des lieux, en volant 
autour des bords de la niche et en y heurtant de 
la tête; après cet examen, elle s'envola et revint 
avec un essaim de ses compagnes qui se jetèrent 
sur le sucre. Ces animaux ne s'étaient-ils pas parlé? 
Que d'exemples démontrent que les oiseaux se font 
des communications détaillées, se concertent, etc. 
M. de Frarière, dans son ouvrage sur les abeilles et 
leur éducation, raconte les choses les plus extraor- 
dinaires établies par l'observation la plus minutieuse, 
sur le langage et la faculté de communiquer de ces 






1 



AME ANIMALE 329 

insectes. La manière dont les chamois s'y prennent 
{)our placer des sentinelles et pour s'instruire de 
l'approche du danger, ne montre pas moins cette 
faculté. Est-ce l'instinct qui leur a appris cette pré- 
caution, puisque les chasseurs de chamois n'ont pas 
existé avant les chamois ? 

Beaucoup d'animaux vivant en société, se choisis- 
sent un guide et se rangent volontairement sous ses 
ordres. Gela peut-il être sans une communication de 
part et d'autre ? Mais, l'homme ne comprenant pas 
la langue des animaux, croit qu'il vaut mieux la 
pier. L'Anglais Parkyns, qui a voyagé en Abyssi- 
nie, observa quelque temps les mœurs des singes et 
trouva « qu'ils avaient une langue aussi intelligible 
pour eux que la nôtre pour nous. » (Revue britan- 
nique.) « Les singes, dit Parkyns, ont des chefs, 
auxquels ils obéissent mieux que les hommes n'o- 
béissent aux leurs, et ils ont organisé un véritable 
système de pillage. Si l'une de leurs tribus descend 
des fentes de rochers qu'ils habitent, pour piller par 
exemple un champ de blé, elle emmène tous ses mem- 
bres, mâles et femelles, vieux et jeunes. Après avoir 
choisi des avant-gardes parmi les plus âgés de la 
tribu qu'on reconnaît à leurs poils longs et touffus, 
ils examinent avec soin chaque fondrière avant de 
descendre, et grimpent sur tous les rochers d'où l'on 
peut découvrir la contrée. D'autres sentinelles cou- 
vrent les flancs et les derrières ; leur vigilance est 
remarquable. De temps à autre elle s'appellent et 
se répondent pour annoncer que tout va bien ou 



330 FORCE ET MATIÈRE 

qu'il y a du danger. Leurs cris sont si fortement 
accentués, si variés, si distincts qu'on les comprend 
à la fin, ou que du moins on croit les comprendre. 
Au moindre cri d'alarme, toute la troupe s'arrête et . 
prête l'oreille, jusqu'à ce qu'un second cri d'une 
intonation différente leur fasse reprendre leur 
marche. » 

Un observateur a raconté récemment qu'il avait 
assisté, un jour de printemps, à l'intéressant spec- 
tacle d'une délibération d'hirondelles. Un couple 
d'hirondelles avait commencé à bâtir son nid sous 
le faîte d'une maison. Un jour il arriva une foule 
d'autres hirondelles, et une longue discussion s'en- 
tama entre celles-ci et les propriétaires du nid. 
Toutes sur le toit de la maison et non loin du nid 
commencé, elle jetèrent de hauts cris et gazouil- 
lèrent à gorge déployée. Après que cette délibéra- 
tion eut duré quelque temps, pendant que, quelques 
hirondelles se détachaient de la troupe pour ins- 
pecter le nid, l'assemblée se sépara. Le résultat fut, 
que le couple abandonna le nid commencé, et se 
mit à en bâtir un autre à un endroit mieux choisi ^ 

Les animaux, nous dira-t-on, ont une langue, 
mais elle n'est pas susceptible de perfectionnement.. 
Encore une pure assertion ! Sans parler du perfec- 
tionnement possible ou réel de la langue des ani- 
maux, par la raison même que nous n'en savons 

\ . Un fait plus remarquable encore a été rapporté récemment. 
Aux environs d'une ferme dans le village de Weldendorf, près 
de Magdebourg, des cigognes, après une délibération sérieuse, 



AME ANIMALE 33i 

immédiatement que très-peu ou rien, puisque nous 
ne la comprenons pas, nous avons pourtant une 
foule de faits et d'observations qui démontrent que 
la voix des animaux ainsi que leurs gestes et leur 
mimique, sont susceptibles, à un certain degré, de 
développement et de perfectionnement — faits qui sont 
inconnus, sans doute, à ceux qui ont l'habitude de 
conclure superficiellement des apparences ou des 
abstractions philosophiques. C'est ainsi qu'on re- 
marque des différences essentielles dans les sons de 
la voix d'animaux sauvages et apprivoisés de la 
même espèce. (Fuchs, Vie intellectuelle des ani- 

ont jugé une cigogne adultère. Son mari et les autres cigognes la 
tuèrent à coups de bec et la jetèrent hors du nid. D'après les ob- 
servations de certains bateliers anglais, appelés punters, des 
canards sauvages ont des réunions parlementaires et votent. Jus- 
qu'à présent ces bateliers ne connaissent de cette langue des 
canards que les cris d'avertissement et de sécurité. Mais ces 
oiseaux ont^ comme toutes les bêtes, des expressions spéciales 
pour marquer leurs sensations de joie, de douleur, de faim, d'a- 
mour, de crainte, de jalousie, etc., et certains punters expéri- 
mentés les comprennent quand ils parlent de départ, de repos, de 
danger, de colère, etc. Ces termes varient même selon les espèces. 
Avant chaque départ matinal une discussion très-bruyante et 
très-vive a lieu pendant dix à vingt minutes, et ce n'est qu'après 
cette délibération qu'on procède au départ. On rapporte aussi 
qu'uuQ oie tombée malade en couvant^ se rendit chez une autre 
éi lui parla à sa façon; par suite de cette conversation la dernière 
remplaça la malade, celle-ci prit place à côté d'elle et mourut une 
heure après. D'après F. W, Gruner, le renard a dans la voix des 
inflexions et des intonations très - différentes, le chien joyeux 
aboie autrement que lorsqu'il est en colère. Le langage des in- 
sectes (abeilles, fourmis, scarabées, etc.) au moyen des antennes 
et par les mouvements divers des ailes, etc., est, comme on sait, 
très-riche et trè?-varié. 

Note de la 8» édition. 



332 FORGE ET MATIÈUE 

maux, 1854.) Si SOUS ce rapport nous revenons à 
Thomme, il faut demander de quel développement 
est susceptible le langage d'un nègre ou, en géné- 
. rai, celui des peuplades sauvages dont les voyageurs 
disent, qu'ils parlent plutôt par des signes que par 
des sons articulés? La langue des sauvages que nous 
venons de voir dépeinte par Hope, consiste en quel- 
ques sons rauques et croassants. La langue du 
BosGHiMAN est si pauvre de mots, selon Reighen- 
BAGH, qu'elle ne consiste qu'en glapissements pro- 
duits par la langue, en tons rudes et gutturaux 
pour lesquels nous n'avons pas de caractères, et qu'il 
est forcé, en beaucoup de cas, de se servir de 
gestes. Nous savons au contraire que les facultés 
intellectuelles des animaux sont en général suscep- 
tibles d'être développées et perfectionnées comme 
celles de l'homme. Que de choses admirables ne 
voyons-nous pas exécuter par des animaux dressés ! 
Quelle différence entre le chien de chasse dressé et 
celui qui ne l'est pas ! Cette instruction n'est pas, 
comme on s'imagine, simplement mécanique ; elle 
consiste dans une véritable éducation, dans la ma- 
nière de faire comprendre à l'animal le but qu'on 
désire lui faire atteindre. Ou bien est-il possible que 
le chien arrête le gibier, sans avoir connaissance du 
but de ce procédé ? Encore ne faut-il pas attribuer la 
cause de la longue et pénible éducation de l'animal 
à son manque d'intelligence, mais plutôt, à l'impos- 
sibilité de communication directe ; il faut employer 
avec lui les mêmes moyens — et on les emploie en 



AME ANIMALE 333 

eifet — dont on se sert dans l'instruction pénible des 
sourds et muets. Mais on sait que, sans être dressés, 
tous les animaux apprivoisés ou domestiques de- 
viennent, par le commerce de l'homme, des êtres 
plus intelligents que dans l'état de nature. 

L'assertion que l'intelligence de l'homme est seule 
susceptible de développement et de progrès, de son 
propre mouvement intérieur, et que celle de l'ani- 
mal reste éternellement stationnaire, sans l'impul- 
sion de l'homme, manque, d'une part, de justesse, et 
ne peut, d'autre part, établir d'une manière sûre 
la différence essentielle entre l'âme humaine et l'âme 
animale. C'est un fait notoire que l'intelligence des 
races humaines les moins élevées n'a pas ce mou- 
vement spontané, et ne trouve pas, pour cette rai- 
son, de place dans l'histoire de la civilisation; de 
pi as, nous avons déjà mentionné dans un chapitre 
précédent que le genre humain, dans sa totalité, 
a eu besoin d'un temps infiniment long, compara- 
tivement au temps historique, pour sentir enfin 
cette impulsion spontanée. 

Il est donc impossible de nier la transition insen- 
sible qui, par d'innombrables degrés intermédiaires, 
relie l'animal à l'homme, tant pour les qualités 
intellectuelles que corporelles, et ceux qui la nient 
préfèrent mettre leur opinion au-dessus des faits. 
Toutes les distinctions connues qu'on a fait valoir 
en faveur d'une séparation rigoureuse ne sont que 
relatives par leur nature, elles ne sont pas absolues. 
Gomment peut-il en être autrement ? L'action réci- 



334 FORGE ET MATIÈRE 

proque des substances et des forces est infiniment 
variée dans la nature vivante et doit nécessairement 
donner lieu aux productions les plus variées qui 
n'ont pas de limites entre elles et se développent en 
tous sens et dans une continuité sans interruption. 
La nature n'a pas de limites, mais l'intelligence 
de l'homme qui a la manie de mettre tout en système, 
croit les connaître. Pour cette raison il ne convient 
pas à l'homme de se placer au-dessus du monde or- 
ganique, et de se considérer comme un être d'une 
autre nature et d'une origine supérieure; il lui sied 
mieux, au contraire, de reconnaître le lien solide et 
indissoluble qui le lie à la nature entière ; il a la même 
origine et la môme fin que tout ce qui vit et fleurit. 

« Ce qui contribue surtout, dit l'auteur des 
hommes et choses (Communications du journal d'un 
naturaliste en voyage, 1855), à nous cacher si long- 
temps et si hermétiquement le côté psychologique 
du monde animal, c'est l'ancienne croyance que 
l'homme, doué seul de raison, est séparé des ani- 
maux par un abîme infranchissable. Une fois déli- 
vrés de ce préjugé et pénétrés de l'idée que le monde 
animal, non-seulement sous le rapport physique, 
mais aussi sous le rapport intellectuel et moral, con- 
tient tous les éléments de l'âme et du corps humains, 
nous pourrons créer tout aussi bien une psychologie 
comparée qu'une anatomie comparée ^ . » 

Le professeur Gotta raconte un fait remarquable, 

4 . a Actuellement, dit très-bien F. Frirdrich, il n'y aurait 
pas seulement de l'injustice mais aussi de Tineplie à méconnaître 



AME ANIMALE 335 

et que Darwin a observé le premier dans les îles de 
Keeling. Il s'agit d'une écrevisse qui ouvre, d'une 
manière singulière, les noix de cocos avec ses pinces 
et mange l'amande qu'elles contiennent. On a voulu 
trouver dans ce rapport les preuves d'un instinct 
inné, et le naturaliste qui raconte ce fait, semble en- 
clin à y voir une preuve de la suprême sagesse du 
créateur, qui doit avoir créé un animal pour ce but ! 
Il est étrange qu'un naturaliste puisse avoir une telle 
idée, et nous croyons avoir réfuté toute cette doc- 
trine dans un chapitre précédent. Il est indubitable 
que cet animal a dû tout naturellement se servir de 
ses pinces pour ouvrir les noix de cocos; mais cher- 
cher dans ce fait autre chose qu'un phénomène na- 
turel et croire que l'animal a été gratifié de cet ap- 
pareil de pinces à cause des noix de cocos, serait 
téméraire. On pourrait soutenir au môme titre, que 
l'homme a été créé pour se faire transporter par les 
chemins de fer, qu'il a construit les locomotives par 
instinct et qu'il a reçu des jambes pour monter dans 
les wagons. 

les rapports incontestables qui existent entre l'homme et Tanimal. 
Il faut être complètement dépourvu de jugement pour refuser à ce 
dernier toute aptitude intellectuelle. 

Note de la 8e édition. 



LE LIBRE ARBITRE 



L'homme est libre comme Toiseau dans 

sa cage; ses actions sont circonscrites dans 

certaines limites. 

Lavateb. 

il n'y a pas de libre arbitre, d'acte yo- 
lonlairequi ne dépende des influences qui 
déterminent l'homme à tout instant, et qui 
opposent des bornes môme aux plus puis- 
sants. 

MOLESGHOTT. 



L'homme, comme être physique et intelligent, est 
l'ouvrage de la nature. Il s'ensuit par conséquent 
que non-seulement tout son être, mais aussi ses 
actions, sa volonté, sa pensée et ses sentiments sont 
fatalement soumis aux lois qui régissent l'univers. 
Il n'y a qu'une observation superficielle et bornée 
de l'être humain qui puisse nous amener à admettre 
la liberté absolue de nos actes. Au contraire, une 
étude plus approfondie nous fait voir que l'individu 
se trouve dans un rapport tellement intime et né- 
cessaire avec la nature, que le libre arbitre et la 
spontanéité jouent un rôle très-secondaire dans ses 
actions ; cette étude nous montre que tous les phé- 
nomènes qu'on a attribués jusqu'ici au hasard et au 



LE LIBRE ARBITRE 337 

libre arbitre sont régis par des lois déterminées. « La 
liberté humaine dont tous les hommes se vantent, 
dit Spinoza, n'est que la conscience de leur volonté, 
et que l'ignorance des causes qui la déterminent. » 
Les connaissances que nous avons de ces lois ne 
sont plus le résultat de la théorie ; elles sont prou- 
vées par des faits nombreux, et c'est principalement 
à la statistique que nous les devons. Cette science 
moderne a révélé des lois déterminées dans une 
infinité de phénomènes qu'on attribuait au hasard 
ou aiu libre arbitre. Souvent, en considérant cha- 
cun de ces phénomènes séparément nous perdons 
de vue le point d'appui, nécessaire pour reconnaître 
la vérité de ces lois. Dans l'ensemble au contraire, 
nous voyons l'humanité et les hommes soumis à un 
ordre de choses qui les domine fatalement à un cer- 
tain degré. On peut dire sans exagération que le 
plus grand nombre des médecins et des psycholo- 
gistes pratiques .se rangent aujourd'hui, dans l'an- 
cienne controverse de la liberté humaine, à l'opi- 
nion de ceux qui soutiennent que les actes des 
hommes dépendent partout, et en dernier lieu, de 
certaines nécessités physiques déterminées, et. que 
le libre arbitre joue un rôle très-subordonné et quel- 
quefois nul dans tout acte isolé. Pour prouver cette 
vérité importante, nous n'avons pas la prétention de 
traiter à fond cette inépuisable matière, puisqu'il 
faudrait parcourir presque toute l'étendue des con- 
naissances humaines. Toutefois notre démonstration 
est trop intimement liée à l'idée de l'étude empirique 

22 



33d FORCE ET MATIÈRE 

et philosophique de la nature, pour ne pas appuyer 
notre thèse par quelques faits. 

Les actions et la conduite de l'individu dépendent 
du caractère, des mœurs et du jugement du peuple 
ou de la. nation dont il est membre; mais cette 
même nation est, à un certain degré^ le produit né- 
cessaire du milieu extérieur où elle vit, et dans le- 
quel elle s'est développée. 

Galton (London Journal of the royal geogr. Soc. 
Vol. XXll) dit : « La différence du caractère mo- 
ral et de la constitution physique des diverses tri- 
bus de l'Afrique méridionale se trouve en rapport in- 
time avec la forme, le sol et la végétation des divers 
pays qu'elles habitent. Les Boschimans au corps ner- 
veux et à la taille de nains occupent les pays arides et 
élevés du plateau intérieur, qui ne sont couverts que 
d'épaisses broussailles et d'arbustes. Dans les con- 
trées ouvertes, montagneuses, ondoyantes et propres 
au pâturage résident les Dammares, peuple de pâtres 
indépendants, où chaque chef exerce la souveraineté 
dans sa petite famille. La race la plus civilisée et la 
plus avancée des Ovampos, occupe les riches con- 
trées du nord appartenant à l'Angleterre . » Selon 
Desor, l'histoire, les mœurs et le caractère des tri- 
bus indiennes de l'Amérique, qu'il divise en Indiens 
des prairies et des bois, correspondent parfaitement 
aux différences du sol qu'elles habitent. Selon l'ex- 
pression de Charles Muller, le désert a transformé 
en chat le bédouin son habitant, et la devise de cette 
race perfide est, comme dit le rapport du général 



LE LIBRE ARBITRE 330 

Dàumas : « Baise le chien sur la bouche jusqu'à ce 
qu'il te donne ce que tu veux. » 

« Il y a environ 230 ans, dît Desor, que les pre- 
miers colons anglais abordèrent à la Nouvelle- 
Angleterre. Dans ce peu de temps il s'est opéré 
un changement profond dans ces colons ; le type 
américain s'est développé. Ce résultat peut être at- 
tribué principalement à l'influence du climat. Le 
type américain se distingue par le peu d'embon- 
point, par le cou allongé, par le tempérament actif 
et toujours fiévreux. Le peu de développement du 
système glandulaire, qui donne à la figure des Amé- 
ricaines cette expression tendre et éthérée, l'épais- 
seur, la longueur et la sécheresse des cheveux, 
peuvent provenir de la sécheresse de l'air. On croit 
avoir remarqué que l'agitation des Américains aug- 
mente beaucoup avec le vent du nord-est. » Tl résulte 
de ces faits que le développement grandiose et ra^- 
pide de l'Amérique serait en grande partie le résul- 
tat des influences physiques. De même qu'en Amé- 
rique, les Anglais ont aussi donné naissance à un 
nouveau type en. Australie, notamment dans la Nou- 
velle-Galles méridionale. Les hommes y sont très- 
grands, maigres et musculeux, les femmes d'une 
grande beauté, mais très-passagère. Les nouveaux 
colons leur donnent le sobriquet de Cornstalks (brins 
de paille). 

Le caractère de l'Anglais porte l'empreinte du 
ciel sombre et nébuleux, de l'air pesant, des li- 
mites étroites de son pays natal; l'Italien, au con^ 



340 FORCE ET MATIÈRE 

traire, nous rappelle dans toute son individualité le 
ciel éternellement beau et le soleil ardent de son. 
climat. Les idées et les contes fantastiques des 
Orientaux sont en rapport intime avec la luxuriance 
de la végétation qui les entoure. La zone glaciale 
ne produit que de faibles arbustes, des arbres rabou- 
gris et une race d'hommes petits, peu ou point 
accessibles à la civilisation. Les habitants de la zone 
torride sont de même peu propres à une culture su- 
périeure. Il n'y a que dans les pays où le climat, le 
sol et les rapports extérieurs de la superficie terrestre 
offrent une certaine mesure et un terme moyen, que 
l'homme puisse acquérir le degré de culture intel- 
lectuelle qui lui donne une si grande prépondérance 
sur les êtres qui l'entourent *. 

Comme le caractère et l'histoire des peuples dé- 
pendent, en général, de la nature du pays et de 
l'état social où ils ont pris leur développement, 
l'individu de son côté n'est pas moins le pro- 
duit, le résultat d'eflfets extérieurs et intérieurs de la 



4. Môme dans celle culture Thomme resle toujours le produit 
des rapports auxquels il est soumis. L'histoire nous fournit de 
nombreux exemples de ce fait. Les mômes Romains qui^ à l'épo- 
que de la république, avaient montré tant de vertus sublimes, 
arrivés à Tempire se firent un honneur d'offrir leurs femmes et 
leurs ûlles aux désirs de leurs maîtres et de leurs créatures. Cette 
Rome aulrefors si rigide se remplit de tous les vices, de tous les 
crimes. Aux époques pleines d'une agitation grandiose les grands 
hommes et les caractères dignes d'admiration apparaissent en foule, 
à d'autres moments il se produit une stagnation qui tue l'esprit et 
rend impossible tout acte généreux. 

Note de la 8« édition. 



LE LIBHË ARBITRE 34t 

nature, non-seulement quant à son existence physique 
et morale, mais encore à tous les instants de sa vie. 
Sa conduite dépend d'abord de son individualité in- 
tellectaelle. Mais quelle est cette individualité intel- 
lectuelle qui exerce son action d'une manière absolue 
sur l'homme et détermine sa conduite dans tout acte 
particulier, sans parler des circonstances extérieures 
qui interviennent, de sorte que le libre arbitre n'y 
joue qu'un rôle très-subordonné? Cette individualité 
intellectuelle est-elle autre chose que le résultat né- 
cessaire des dispositions corporelles et intellectuelles 
avec l'éducation, l'instruction, l'exemple, la position, 
la fortune, le sexe, la nationalité, le climat, le sol, 
l'époque, etc.? L'homme est soumis àlamêmeloi que 
les plantes et les animaux^ et cette loi se manifeste, 
comme nous l'avons vu, en traits bien marqués dans 
le monde primordial. De môme que la plante dépend 
du sol où elle a pris racine, non-seulement par rap- 
port à son existence, mais encore par rapport à sa 
grandeur, sa forme et sa beauté, de même que l'a- 
nimal est petit ou grand, apprivoisé ou sauvage, 
beau ou vilain, selon ses rapports extérieurs, tel 
qu'un entozoaire change de forme suivant l'animal 
dans lequel il séjourne, de môme Thomme dans son 
être physique et intellectuel est le produit des mêmes 
rapports extérieurs, des mêmes accidents, des mêmes 
dispositions et par conséquent n'est pas l'être spiri- 
tuel, indépendant et libre que les moralistes dépei- 
gnent. L'un a un penchant décidé à la bienveillance; 
toutes ses actions dénoncent ce trait de caractère. 



342 FORCE £T MATIÈRE 

il est charitable 9 conciliant^ aimé de tout le monde^ 
et il n'a pas d'autre jouissance que de satisfaire ce 
penchant. La probité est le trait caractéristique de 
tel autre ; dans toutes les situations de sa vie il rem- 
plira fidèlement ses devoirs et il mettra peut-être fin à 
ses jours, s'il ne peut pas tenir sa parole. L'étourdi 
est entraîné par sa disposition naturelle à des actions 
qui le rapprochent du scélérat, et qui l'égalent 
môme quelquefois à ce dernier. Un quatrième a le 
caractère violent, destructeur, la raison et la ré- 
flexion le retiennent à grand'peine dans les bornes. 
Un cinquième a une grande affection pour les en- 
fants, il est le meilleur des pères, l'ami le plus 
tendre des enfants, tandis qu'un sixième, qui n'a 
pas cette qualité, nous semble peut-être dur et in- 
sensible. La vanité ou le désir de plaire peut deve- 
nir la source des plus grands crimes ou des actions 
les plus perverses, et la fermeté de caractère peut 
conduire l'homme, doué de talents très-médiocres, 
aux résultats les plus éclatants. Quelles perversités 
et quels excès incroyables n'a pas déjà causés le 
penchant de l'homme pour le surnaturel ! 

Toutes ces inclinations qui se développent tantôt 
par des dispositions naturelles ou acquises, tantôt 
par l'éducation, la culture, l'exemple, etc., exercent 
une telle puissance sur l'homme que la réflexion ou 
la religion n'y peuvent presque rien, et nous savons, 
par expérience, que l'homme aime à suivre ses pen- 
chants. Nous secourons un homme souffrant non 
parce que les lois de la morale le veulent, mais parce 



LE LIBRE ARBITRE 343 

que la compassion nous y porte. Auerbagh fait dire 
à un de ses personnages : « Les actions des hommes 
ne dépendent nullement de ce qu'ils pensent de 
Dieu, etc., ils agissent selon leurs inspirations et 
leurs habitudes. » Il arrive très-souvent qu'un 
homme connaissant son caractère, et sachant les 
fautes qu'il fera, etc., est incapable de lutter avec 
succès contre cette force intérieure. Aussi les nom- 
breuses et étranges contradictions dans la nature 
morale de l'homme, piété ou amour pour les enfants 
sans bienveillance, sentiments moraux jusqu'à l'at- 
tendrissement dans les plus grands criminels, ne 
peuvent s'expliquer que par cette impulsion natu- 
relle. 

Non-seulement la nature morale de l'homme, 
mais aussi chacune de ses actions, à moins qu'elle 
n'émane de cette nature elle-même, est en partie dé- 
terminée et dominée par des influences physiques, 
qui limitent le libre arbitre. Qui ne sait quelle force 
exercent les influences du climat et de la tempéra- 
ture sur notre esprit, et qui n'en a fait l'expérience 
sur soi-même ? Nos résolutions varient avec le ba- 
romètre, et une foule de choses que nous croyons 
avoir accomplies par notre volonté n'ont été peut- 
être que les résultats de ces conditions accidentelles. 

Les dispositions corporelles exercent aussi une 
influence presque irrésistible sur nos dispositions in- 
tellectuelles et sur nos résolutions. * Le jeune homme, 
dit Krahmer, a d'autres idées que le vieillard, 
l'homme couché pense autrement que l'homme de- 



341 FORCE ET MATIÈRE 

bout, celui qui a faim autrement que celui qui est 
rassasié, celui qui est bien disposé autrement que 
celui qui est triste et irrité, etc. » Nous croyons avoir 
indiqué auparavant les funestes influences qu'exer- 
cent sur la pensée et les actions des hommes les 
maladies des organes. Les crimes les plus affreux 
ont été souvent provoqués, sans la volonté de leurs 
auteurs, par des dispositions corporelles anomales. 
Ce n'est que de nos jours que la science a jeté 
quelque lumière sur ces faits singuliers, et elle a 
trouvé des maladies dans certains cas, où l'on n'au- 
rait nullement douté autrefois du libre arbitre de 
l'individu. 

En conséquence tous ceux dont les regards pénè- 
trent au fond des choses ne peuvent nier que l'idée 
du libre arbitre de l'homme ne doive être restreinte, 
en théorie et en pratique, dans les limites les plus 
étroites. L'homme est libre, mais avec les mains 
liées, il ne peut dépasser certaines bornes que la 
nature lui a assignées. « Car ce qu'on appelle libre 
arbitre, dit Cotta, n'est que le résultat des motifs 
les plus forts. On a constaté que le plus grand nom- 
bre des crimes contre l'État ou la société sont le ré- 
sultat des passions ou de l'ignorance, provenant 
d'une instruction défectueuse ou d'une faiblesse in- 
tellectuelle, etc. L'homme instruit sait éviter les ob- 
stacles qui le gênent sans violer la loi ; mais l'homme 
non cultivé n'a d'autre moyen que le crime pour se 
tirer d'affaire; il est la victime de sa position. A 
quoi sert le libre arbitre à celui qui yole, qui assas- 



LE LIBRE ARBITRE â4S 

sine par nécessité? Quel est le discernement de 
l'homme dont le naturel destructeur, dont la dispo- 
sition à la cruauté est grande, et dont les facultés in- 
tellectuelles sont faibles? La faiblesse d'esprit, l'in- 
digence et le manque d'éducation sont les trois 
causes principales des crimes. Les criminels sont 
pour la plupart des nlalheureux plus dignes de pitié 
que de mépris^. » 

Nous touchons à un point que nous ne pouvons 
passer sous silence, quoiqu'il semble étranger à nos 
recherches théoriques par sa signification toute pra- 
tique. Une étude de la nature et du monde exempte 
de préjugés et basée sur des faits innombrables a fait 
reconnaître que les actions des hommes en général et 
de l'individu en particulier, étaient déterminées par 
l'existence de certaines nécessités physiques qui assi- 
gnent au libre arbitre les limites les plus étroites. De 
là on s'est avisé de conclure que les partisans de cette 
doctrine voulaient nier le discernement du crime, 
absoudre tout criminel et précipiter la société dans 
l'anarchie. Nous allons aborder de suite la dernière 
partie de -ce reproche, que d'ailleurs on a déjà fait 
mille fois aux sciences naturelles, et pour d'autres 
motifs encore. Quant à la première partie, elle est 



1. Selon les recherches de Saure (Ann. méd. psych.) sur les 
causes de l'aliënalion mentale dans les prisons, il y a* la plus 
grande analogie entre les aliénés et une certaine classe de pri- 
sonniers composée de gens d'une organisation vicieuse ; Saure 
croit qu'il vaudrait mieux placer une partie de la population des 
prisons à l'hôpital des fous. Selon le même auteur, le nombre des 
condamnations d'aliénés est considérable au xix^ siècle. 



346 FORGE ET MATIÈRE 

trop absurde pour valoir la peine d'une réfutation. 
Jamais système scientifique n'a démontré avec plus 
d'évidence la nécessité d'un ordre social et politique 
que celui auquel les sciences naturelles doivent leurs 
progrès, et jamais naturaliste moderne n'a voulu 
contester à l'État le droit de légitime défense, ou de 
repousser les attaques dirigées contre la société. 
Mais les partisans des idées modernes croient sans 
. doute devoir, par rapport au crime, tirer des conclu- 
sions différentes; ils voudraient bannir cette haine 
lâche et irréconciliable que TÉtat a afiSchée pour le 
perturbateur jusqu'à nos jours. Quiconque est péné- 
tré de ces idées, ne peut réprimer un sentiment de 
pitié pour le malheureux qui a causé le désordre, 
tout en repoussant avec horreur l'action qui peut 
troubler l'ordre social. Ému par un sentiment vrai- 
ment humain il préfère les mesures qui préviennent 
le crime à celles qui le punissent. 

Depuis que les résultats généraux de la philoso- 
phie des sciences naturelles ont pénétré dans le 
peuple, on a feint d'appréhender les plus grands 
dangers pour la société par suite de leurs tendances 
matérialistes. On a eu l'outrecuidance de prédire la 
destruction de toutes les idées morales et par consé- 
quent la ruine de la société et un hélium omnium 
contra omnes. Il n'y a que l'ignorance complète 
des ressorts de la société qui puisse faire craindre 
une telle catastrophe. Dans tous les temps on a fait 
les mêmes tirades et les mêmes prédictions, sans 
qu'elles se soient jamais réalisées. La société repose 



LE LIBRE ARBITRE 3&7 

sur des fondements plus solides que ne lui supposent 
ces faux prophètes. Il serait aisé de démontrer que 
le naturalisme ne méconnaît pas les idées morales, 
en tant qu'elles servent de fondement à la société, et 
que cette théorie ne peut porter la moindre atteinte 
à son existence. Une telle discussion nous ferait 
sortir des bornes de notre sujet. Nous pouvons ce- 
pendant indiquer en partie la voie qu'aurait à suivre 
celui qui voudrait être plus amplement édifié à cet 
égard. La société repose sur les principes de néceâ- 
sité et de réciprocité. Le principe de nécessité est 
identique aux causes qui enchaînent le libre arbitre ; 
la diversité des idées générales sur le monde ne mo- 
difie pas directement ce principe, mais n'a d'in- 
fluence sur lui que médiatement, et dans ce cas cette 
influence est très-faible* Mais tant que le principe 
de la nécessité n'exerce pas son action, il est rem- 
placé par un rapport de réciprocité. 

Ce principe représente un mécaniôme aussi com- 
pliqué, que le rapport souvent mentionné des ma- 
tières et des forces de la nature. Vouloir reconnaître, 
expliquer ou diriger ce mécanisme^suivant un prin- 
cipe général, est à nos yeux une chose impossible. 
Toutefois^ à notre point de vue, nous croyons pou- 
voir soutenir, que les idées de Dieu et du monde ou 
les motifs moraux qui doivent disparaître devant le 
naturalisme, n'exercent qu'une influence impercep- 
tible sur la marche de la société. Encore faut-il 
s'étonner que notre société soit si chatouilleuse à 
l'égard de certaines vérités démontrées par les 



34d FORGE ET MATIËtlË 

sciences, elle dont la vertu sociale n'est qu'une 
hypocrisie déguisée sous le voile de la morale. Qu'on 
jette un regard impartial sur cette société, et qu'on 
nous dise si elle agit par des motifs vertueux, ou 
seulement moraux? N'est-elle pas, en effet, un hél- 
ium omnium contra omnes ? Ne ressemble-t-elle pas 
à une course où chacun fait son possible pour sur- 
passer l'autre et l'anéantir ? Ne pourrait-on pas dire 
de cette société, ce que Burmeister dit des Brési- 
liens : « Chacun fait ce qu'il croit pouvoir commettre 
impunément, trompe, dupe les autres et en abuse 
autant qu'il peut, persuadé que les autres lui en fe- 
raient autant. Celui qui agirait autrement serait 
traité d'imbécile et de sot. » N'est-ce pas l'égoïsme 
le plus raffiné qui met en mouvement le mécanisme 
social, et des hommes distingués qui connaissent la 
société européenne, ne nous en dépeignent- ils pas 
sans cesse la lâcheté, la déloyauté et l'hypocrisie? 

Celui qui sait apprécier les idées que nous défen- 
dons, et que poursuit à outrance toute la clique des 
pharisiens, des hypocrites, des jésuites, des mysti- 
ques, des piétistes, peut se représenter un édifice so- 
cial plus parfait et basé sur la dignité et l'égalité de 
tous les hommes. Au reste l'antiquité nous offre déjà 
en partie un spectacle pareil. 

Quelles que soient les idées que nous ayons sur le 
monde et Timmortalité, la société ne périra pas pour 
cela. Et si nos idées étaient fausses, si on ne pouvait 
débarrasser la partie éclairée de la société de ses 
préjugés, sans causer dommage à la société entière. 



LE LIBHË ARBITRE 349 

la science et la philosophie empiriques pourraient 
toujours répondre : que la vérité est au-dessus de 
toutes les choses divines et humaines, et qu'il n'y a 
pas de raisons assez fortes pour la repousser. « La 
vérité, dit Voltaire, a des droits imprescriptibles; 
comme il est toujours temps de la découvrir, il n'est 
jamais hors de saison de la défendre. » 



CONCLUSfON 



Les hommes se tromperont toujours 
quand ils abandonneront Texpérience pour 
des systèmes enfantés par l'imagination... 
L'homme est l'ouvrage de la nature, il 
existe dans la nature, il est soumis à ses 
lois, il no peut s'en affranchir, il ne peut 
même par la pensée en sortir; c'est en vain 
que son esprit veut s'élancer au delà des 
bornes du monde visible, il est toujours 
forcé d'y rentrer. 

Système de la nature. 



« Il y aura bientôt vingt ans, dit Goethe dans ses 
œuvres posthumes, que les Allemands sont livrés 
au transcendantalisme. En s'en apercevant un jour, 
ils se trouveront bien bizarres. » Le temps semble 
approcher où ce changement doit avoir lieu. Lessys* 
tèmes de philosophie métaphysique, annoncés avec 
tant de bruit dans les dernières années, ont été enter- 
rés plus vite qu'on ne s'y attendait, et c'est principa- 
lement aux sciences que nous en sommes redeva- 
bles. Ce résultat est d'autant plus significatif qtie 
Tinfluence que les sciences naturelles ont exercée sur 
le développement des doctrines philosophiques^ n*a 
été jusqu'à nos jours qu'une influence indirecte. Le 



CONCLUSION 351 

vrai savoir est modeste, et c'est peut-être pour cette 
raison que nos naturalistes modernes, qui auraient 
eu le droit et l'obligation, après la chute de l'an- 
cienne école philosophique de la nature, d'appliquer 
à la philosophie le critérium des sciences exactes, 
ont dédaigné, pour la plupart, d'employer, les 
armes accumulées dans le riche arsenal des con- 
naissances scientifiques, pour combattre le surna- 
turalisme, l'idéalisme et le spiritualisme. Ce n'est 
que de temps à autre qu'un rayon isolé, sorti de 
l'atelier de ces laborieux ouvriers, éclairait la 
mêlée philosophique, mais chaque fois pour en 
augmenter encore la confusion. Ces éclairs isolés 
cependant suffisaient pour mettre en émoi le camp 
des idéologues; quelques-uns, saisis de la crainte 
d*un avenir menaçant, y opposaient une défense 
isolée et précipitée. Il est comique de voir les sur- 
naturalistes et les idéalistes se mettre partout en 
défense, avant que personne les ait sérieusement 
attaqués. Dans le camp opposé personne n'a encore 
donné le signal^ et déjà on court aux armes. En 
peu do temps le combat sera général*. La victoire 
pourra-t-elle être douteuse ? Les adversaires du ma- 
térialisme physique et physiologique ne pourront 
pas résister à ses armes solides ; le combat est trop 
inégal. Le matérialisme ë' appuie sur des faits visi- 

4. Les allusions et les pressentimenis de l'auteur ont été çn- 
lièrement confirmés, peu après Tapparilion de la première édition 
de ce livre. Ces questions ont pris de telles proportions qu'elles 
ont causé une agitation scientifique générale, qui, sans exagéra^ 
lion, fera époque; 



352 FORCE ET MATIÈRE 

bles et palpables, ses adversaires sur des conjectures 
et des hypothèses. Mais Thypothèse ne pourra jamais 
servir de base à un système scientifique. L'hypothèse, 
dans le sens étendu que la spéculation philosophique 
emploie, quitte le seul terrain solide pour connaître la 
vérité, la perception des sens, et s'élève à des régions 
qui n'existent pas, ou qui sont inaccessibles à notre 
intelligence. Agissant sans plan, l'hypothèse philoso- 
phique ne parviendra jamais à un but; car au delà des 
bornes du monde visible, seul accessible à l'intelli- 
gence, notre imagination peut créer toute sorte de 
rêves qui, entièrement dépourvus d'existence objec- 
tive, ne peuvent donner lieu qu'à des théories sub- 
jectives et, par conséquent, hypothétiques. Celui qui 
aime l'hypothèse, peut s'en contenter. Le naturaliste 
ne le peut et ne le pourra jamais. « Il ne connaît 
que les corps et les propriétés des corps ; tout ce qui 
est au delà, est transcendantal pour lui, et il regarde 
avec raison le transcendantalisme comme l'égare- 
ment de l'esprit humain. » (Virghow.) 

Celui qui rejette l'empirisme, rejette toute con- 
ception humaine en général, car toute pensée, toute 
conception qui n'a point pour base les faits, est en 
réalité une chimère (non ens). La pensée et l'objet 
peuvent tout aussi peu être séparés, que la force et 
la matière, que l'âme et le corps, et un esprit imma- 
tériel est une supposition sans base réelle. Si l'esprit 
de l'homme avait en réalité des connaissances 
métaphysiques indépendantes du monde réel, il 
faudrait qxxo les notions des métaphysiciens fussent 



CONCLUSION 353 

aussi concordantes et aussi certaines que celles des 
physiologistes sur la fonction d'un muscle, ou celles 
des physiciens sur la loi de la gravitation, etc. : 
mais au lieu d'une telle concordance, nous ne trou- 
vons que des idées obscures et des contradictions. 

« Si la philosophie, dit Virghow, veut être la 
science de la réalité, elle ne peut marcher que dans 
la voie des sciences naturelles, et ne peut chercher 
les objets de ses investigations et de ses connais- 
sances que dans Texpérience. Elle deviendra alors 
non-seulement dans son contenu, mais aussi dans sa 
méthode, science naturelle, et ne différera de cette 
dernière que par son but, qui est la recherche du 
plan de l'univers ou la connaissance de l'absolu; 
tandis que l'étude de la nature ne se propose que 
des objets concrets, et regarde comme le but su- 
prême de ses efforts, la connaissance de l'esseijice 
de l'individualité. Or l'exemple de tous les temps 
a démontré combien la tendance prématurée vers 
l'abstrait est stérile, et la voie pour connaître l'ab- 
solu, désespérante. » 

Que chacun juge maintenant si l'on peut con- 
tester aux sciences naturelles le droit de se mê- 
ler des questions philosophiques. Chaque jour, des 
écrivains de tout genre demandent qu'on assigne 
des limites aux sciences naturelles ; mais ceux qui 
le demandent ne savent pas ce qu'ils disent; ils 
n'ont que la crainte instinctive quç ces sciences ne 
renversent subitement et à jamais leurs idées suran- 
nées. Une science n'a d'autres limites que celles 

553 



a54 FORCE KT MATIÈRE 

qu'elle se trace elle-même; aussi loin que porte 
sa vue, elle a le droit imprescriptible de parler, et' 
jamais droit u'a été plus légitime que celui des 
sciences naturelles, qui peut-être dans Tavenir res- 
teront seules debout de toutes les connaissances 
humaines. Quant à nous, nous regardons toute 
discussion basée sur de simples à priori de la rai- 
son ou du sentiment et non conforme aux résul- 
tats des sciences naturelles, comme un amas de 
phrases. La philosophie spéculative, trop faible pour 
combattre les faits que le naturalisme lui oppose, 
cherchera-t-elle son salut dans ces hauteurs méta- 
physiques qui sont inabordables? Imitera-t-elle 
cet animal qui cache sa tête pour échapper au 
danger qui le menace? Ce n'est pas par un mé- 
pris aristocratique qu'on vaincra un ennemi bien 
armé. 

Il nous semble aussi d'une pruderie déplacée de 
la part de quelques savants distingués de conseiller 
d'éviter ces questions, parce qu'ils croient que les 
matériaux de l'empirisme ne suffisent pas pour ré- 
pondre péremptoirement à des problèmes méta- 
physiques. Sans doute, ce matériel ne suffit pas, et 
il ne suffira jamais, pour résoudre ces questions 
d'une manière positive ; mais il est plus que suffi- 
sant pour les résoudre d'une manière négative, et 
metlre fin à la domination de la philosophie méta- 
physique. Celui qui combat l'hypothèse dans les 
sciences naturelles est obligé de la bannir du do- 
maine de la philosophie. L'hypothèse peut soutenir 



CONCLUSION 385 

que la pensée et l'objet ont été autrefois séparés, 
l'empirisme les déclare indissolubles. 

Nous devons constater ici que la tendance maté- 
rialiste des sciences naturelles a été récemment 
l'objet d'une attaque publique, de la part d'un natu- 
raliste distingué, à la grande surprise du monde 
savant en Allemagne. A la vérité cette attaque 
ressemble plutôt à un acte de désespoir; car ce 
savant, assez pourvu de connaissances positives pour 
reconnaître l'impuissance de l'idéalisme philosophi- 
que, a commencé par avouer que toute résistance 
serait vaine. Ce ne fut pas par des faits qu'il essaya 
de combattre un ennemi si redoutable; il savait que 
les faits décident en faveur du parti opposé — il le 
fit donc par un détour que nous appelons ordinaire- 
ment un faux-fuyant et voulut combattre par des 
conséquences morales des vérités constatées par les 
sciences. Cette manière de discuter est si peu con- 
forme à la science, qu'il est étonnant qu'un profes- 
seur ait fait une telle faute dans une assemblée 
de savants. La récompense méritée d'une telle 
conduite ne s'est pas fait attendre ; l'assemblée 
a accueilli ces propos avec une indignation gé- 
nérale, d'après les rapports positifs qui ont ra- 
conté cette scène. « La morale, s'écria le profes- 
seur et conseiller de la cour , Rodolphe Wagner, 
dans l'assemblée des naturalistes et des médecins 
allemands à Goettingue, la morale qui découle 
du matérialisme scientifique se résume en ces mots : 
Mangeons et buvons, demain nous ne serons plus. 



dS6 FOHCE ET MATIÈHE 

Toutes les grandes et nobles pensées sont de vains 
rôves, des fantasmagories, des jeux d'automates à 
deux bras, courant sur deux jambes et se décomposant 
en atomes chimiques, pour se combiner de nou- 
veau, etc., semblables à la danse d'aliénés dans une 
hôpital de fous, sans avenir, sans base morale, etc. » 
L'idée fondamentale qui a provoqué cet accès de co- 
lère, se juge aussi facilement par elle-même que par 
ce que nous avons dit dans les chapitres précédents. 
Vouloir inférer d'un principe reconnu vrai, parce que 
des gens insensés peuvent en tirer de fausses consé- 
quences, la fausseté de ce môme principe, est une 
tactique connue. « Si M. Wagner, dit M. Reclam 
(Musée allem.), veut admettre ce principe comme 
règle générale, il faut défendre les allumettes chi- 
miques, car elles peuvent causer un incendie — il 
faut lancer des mandats d'arrêt contre les locomoti- 
ves, car elles ont déjà passé sur le corps de beau- 
coup de personnes — et il faut défendre de bâtir 
des maisons à plusieurs étages, pour que personne 
jie tombe des fenêtres. » 

Prétendre que le matérialisme scientifique change 
toutes les nobles et grandes idées en vains rêves, 
qu'il n'a ni base morale ni avenir, est une supposi- 
tion tellement arbitraire et gratuite, qu'elle nous 
dispense d'une réfutation sérieuse. De tout temps il 
y a eu de grands philosophes qui ont enseigné ces 
idées ou des idées semblables, sans avoir été ni fous, 
ni brigands, ni assassins, ni livrés au désespoir. 
Aujourd'hui nos plus laborieux ouvriers dans J^s 



GOiNCLUSION 357 

sciences, nos plus infatigables physiciens professent 
des idées matérialistes, sans justifier la supposition 
de M. Wagner. Le désir constant d'enrichir leur 
esprit des connaissances les plus variées, la re- 
cherche de la vérité et la conviction de la nécessité 
d'un ordre social et moral les dédommagent ample- 
ment des prétendues compensations de la religion et 
de la vie future qui font l'espoir et la consolation du 
vulgaire. Si pourtant notre théorie, devenue plus 
générale, devait contribuer à augmenter cette soif de 
jouissance, qui d'ailleurs a existé dans tous les temps 
et est peut-être aujourd'hui plus grande que jamais, 
nous pourrions facilement nous en consoler. Car de 
tout temps on a recherché les jouissances matérielles; 
il n'y a, sous ce rapport, d'autre différence entre le 
présent et le passé que le plus ou moins de sincérité 
dans la poursuite d'un but identique. En réalité, on 
pense et on agit toujours de même, et personne ne 
cherche aujourd'hui la privation quand il peut se 
procurer la jouissance. Si quelques-uns prennent un 
air dévot, ils ne sont pas sincères, leurs actions dé- 
mentent leurs paroles. Mais tandis que l'antiquité 
mettait sa philosophie et ses actions dans un rapport 
harmonieux nous prenons une mine hypocrite pour 
paraître autres que nous ne sommes. « L'hypocrisie 
de l'illusion qu'on se fait à soi-même, dit Feuerbagh, 
est le vice capital de notre temps. » 

Qu'il nous soit permis en dernier lieu de faire 
abstraction de toute question de morale et d'utilité. 
L'unique point de vue qui nous dirige dans cet 



358 FORGE ET MATIÈUE — CONCLUSION 

examen, c'est la vérité. La nature n'existe ni pour 
la religion, ni pour la morale, ni pour les hommes; 
elle existe par elle-même. Que faire, sinon la 
prendre telle qu'elle est ? Ne serions-nous pas ridi- 
cules, si nous voulions pleurer comme des enfants, 
parce que nos tartines ne sont pas assez beurrées ? 
« L'étude empirique de la nature, dit Gotta, n'a 
pas d'autre but que la recherche de la vérité, que 
celle-ci soit consolante ou désolante, selon les idées 
humaines, qu'elle soit esthétique ou non, logique ou 
non, qu'elle soit conforme ou contraire à la raison, 
nécessaire ou miraculeuse. » 



« 



NOTE DE LA HUITIÈME ÉDITION 



PRISE DANS LE TEXTE DE LA PREMIÈRE 



Il est malheureux que cette nécessité absolue de 
la vérité, ne convienne pas à tout le monde, et qu'on 
aime à la faire dépendre de l'unité ou du bon plaisir 
de chacun. Il en résulte plus d'une difficulté pour 
ceux qui la cultivent. Un grand poôte persan a très- 
bien décrit cette tendance singulière par les paroles 
suivantes : 

« Renoncez à l'intelligence et aux devoirs 
qu'elle vous impose, soyez fous, car le fou seul 
peut être gai ! Un bonheur éternel comme ce- 
lui que le rossignol sent près de la rose, trans- 
porte le cœur de l'homme, qui échappe aux 
peines de la sagesse et fuit l'aiguillon de la 
pensée. Bienheureux par l'erreur, jouissons 
d'une félicité tranquille, en bénissant Dieu et 
en louant notre destinée ! » 
C'est le privilège du poëte, de concevoir la nature 
des choses dans la plus grande simplicité possible 



3 FORGE ET MATIÈRE 

et sans les voiler de tous les accessoires à F aide des- 
quels Terreur ou le calcul ont obscurci de tout temps, 
et pour la plupart des hommes, le langage simple 
de la nature. Cependant le poète lui-même n'a pu se 
soustraire à cette inquiétude et à ces douleurs de 
l'âme, intelligibles seulement pour celui qui a dépassé 
certaines limites de la connaissance. Sans doute ce 
n'est pas sans raison qu'il chante le bonheur de l'igno- 
rance, mais il a tort d'en rendre grâces à Dieu. Il n'y 
a que l'homme instruit qui puisse proclamer heu- 
reux ceux que l'état borné de leur intelligence 
maintient dans l'erreur; c'est pour lui seulement 
que la douleur de la connaissance existe, tandis 
que c'est la nature môme de l'erreur de ne pouvoir 
être connue ni même pressentie par l'esprit qui en 
souffre. Sentant profondément ce contraste et son- 
geant peut-être à la vie molle et rêveuse de l'Orient, 
le Persan a pu vanter ces douces jouissances aux 
dépens des recherches pleines d'inquiétudes. Ce 
n'est pas là la nlanière de penser et de sentir du 
monde européen; pour nous une vie sans actions et 
sans combat n'a pas de prix. La vérité a un charme 
qui lui est propre et à côté duquel tous les autres 
intérêts humains disparaissent facilement. C'est 
pourquoi chez les nations civilisées de l'Occident 
elle aura toujours des partisans dévoués et des per- 
sécuteurs acharnés. Nulle défense, nulle difficulté 
ne sauront entraver sa marche pour longtemps; au 
contraire le poids des contrariétés ne sert qu'à la 
fortifier. L'histoire entière du genre humain donne 



NOTE DE LA HUlTir.ME ÉDITION 36i 

la preuve continuelle de cette assertion, malgré le 
nombre immense de folies, qui s'y succèdent sans 
cesse. Sous les mains mêmes de l'inquisition, Galilée 
prononça sa parole célèbre et répétée mille fois avec 
enthousiasme : 

Ë pur si muove I 



TABLE DES MATIÈRES 



Force et matière 50 

Immortalité de la matiôre 68 

Immortalité de la force 76 

L'infini de la matiôre 84 

Dignité de la matière 90 

L'immutabilité des lois de la nature 06 

L'universalité des lois de la nature 108 

Le ciel , 115 

Les périodes de la création de la terre 121 

Génération primitive 129 

Destinée des êtres dans la nature 163 

Cerveau et âme 183 

La pensée 216 

Siège de l'âme 222 

Idées innées 240 

L'idée de Dieu 272 

Existence personnelle après la mort 284 

Force vitale 307 

Ame animale 322 

Libre arbitre 336 

Conclusion 350 



Iz( auoixo 



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